• Aucun résultat trouvé

Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Données 17 Promesses en conclusion selon les filles et les garçons

Conclusion Occurrence chez les filles (en %)

Occurrence chez les garçons (en %)

Essayer d'oublier l’occupation 4 0

Ne pas oublier l’occupation 20 10

Espérer ne plus revoir de guerre 2 9

Haïr l'ennemi 21 19

Total 47 42

Échantillon : 135 compositions

Sources : La contemporaine, F delta 1126/02-06

« Pendant les quatre ans d’invasion allemande nous avons appris à connaître le moral des Allemands. Ce sont des hommes incivilisés, cruels, qui méritent bien le nom de barbares qu’on leur a donné76 » écrit par exemple René, qui ne précise par son âge. Son camarade Léon, 13 ans, écrit, lui : « Ils n’ont pas fait une guerre honnête ; ce sont des barbares dignes des Huns d’Attila77 ». Comme la plupart des récits d’occupation publiés par les adultes en sortie de guerre, les témoignages des élèves s’apparentent donc avant tout à des « pièces à charge contre l’ennemi78 ». Tous les actes évoqués de l’invasion à la libération constituent des preuves, et la conclusion fait office de condamnation : « Les Allemands méritent l’exécration du monde civilisé79 ». Ces remarques – qui peuvent aujourd’hui choquer au regard de l’âge des enfants – témoignent alors de la place encore prépondérante qu’occupe la détestation de l’ennemi dans le discours scolaire au tournant des années 20. La prégnance du sentiment anti-boche semble

75 Marie-France BISHOP, « Racontez vos vacances… » Histoire des écritures de soi à l’école primaire (1882- 2002), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2010, p. 23.

76 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de René Lhomme, âge inconnu, élève à l’école de garçons de Trith-Saint-Léger (Nord).

77 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Léon Lussiez, 13 ans, élève à l’école de garçons de Trith-Saint-Léger (Nord).

78 Philippe Salson, op. cit., p. 1000.

79 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 286, composition de Gérard Lepoutre, 12 ans, élève à l’école de garçons de Neuville-en-Ferrain.

159

d’autant plus forte que la consigne donnée aux enfants ne mentionne pas les Allemands : elle demande simplement de donner des « souvenirs de guerre » dont un qui serait particulièrement « dramatique80 ». Les enfants n’ont donc pas besoin qu’on leur dise directement de dénoncer le Boche, ils le font d’eux-mêmes – du moins dans les copies qui ont été sélectionnées. La majorité des élèves qui écrivent une phrase de conclusion formulent alors la promesse de ne pas oublier les « atrocités » commises par les Allemands : « Il faut être Allemand pour commettre de telles horreurs, et faudrait-il oublier ? Non jamais, pauvres êtres ne savez-vous donc pas qu’un jour viendra ! …81 » écrit par exemple Emilienne, âgée de 14 ans.

Cette haine de l’ennemi va pourtant aussi parfois de pair – même si on la retrouve moins – avec l’espérance de ne plus revoir de guerre – curieusement davantage chez les garçons que chez les filles. L’empreinte du maître ou de la maîtresse est parfois perceptible. Ainsi les quatre copies de l’école de garçons de Neuville-Saint-Rémy terminent-elles toutes par une phrase qui rejette la guerre : « Quelle triste chose que la guerre » ; « Je me rappellerai toujours de cette abominable guerre82 », etc. Cette conciliation entre haine de l’ennemi et pacifisme entraîne parfois des contradictions, comme dans la copie de Jules – citée plus haut – « content » de voir des aviateurs Allemands s’écraser au sol, mais « tremblant » en pensant « aux horreurs de la guerre ». Aussi, si certains élèves, comme Emilienne, entretiennent un esprit revanchard, quelques autres adoptent un discours contraire. Alors que la majorité des élèves de l’école Monge à Lille mettent en avant la nécessité de punir les Allemands – « Je pense que nous ne devons pas être très doux non plus avec et que nous ne devons rien leur ménager83 » écrit Henri, 12 ans –, André, du même âge fait remarquer : « Espérons que plus tard tous les peuples se réconcilieront pour qu’il n’y ait plus de guerre qui fut si désastreuse et si ruineuse pour le monde84 ». Au-delà de l’apparente conformité au discours scolaire émergent donc encore une fois des exceptions qui confirment que l’imprégnation n’est jamais totale. Ces différences, parfois dans une même classe, témoignent alors peut-être de sorties de guerres asynchrones.

L’étude dans la partie précédente de la mise en place de l’enquête par le recteur Georges Lyon a montré en quoi l’exercice de la composition devait pousser les enfants à faire des

80 Voir chapitre 2, p. 63.

81 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 303, composition d’Emilienne Robidet

82 La contemporaine, F delta 1126/02/ B. 312, compositions de l’école de garçons de garçons de Neuville-Saint- Rémy.

83 La contemporaine F delta 1126/02/B. 312, composition d’Henri Prévot, 12 ans, élève à l’école de garçons Monge à Lille (Nord).

84 La contemporaine F delta 1126/02/B. 312, composition d’André Devynck, 12 ans, élève à l’école de garçons Monge à Lille (Nord).

160

promesses, notamment vis-à-vis de leur rôle de porteur de mémoire85. Une partie non négligeable d’enfants – surtout des filles86 – fait apparaître ce rôle dans leurs copies. Les élèves les plus grands semblent être particulièrement conscients du rôle qu’ils ont à jouer dans cette lutte contre l’oubli : « Je conserverai toujours dans ma mémoire le souvenir de toutes les scènes terribles que j’ai vues pendant cette guerre. Lorsque je serai vieux, j’en ferai le récit aux jeunes afin qu’ils connaissent nos souffrances nos désespoirs et nos espérances et que, eux aussi, n’oublient pas… » conclut par exemple J. Payen, âgé de 16 ans. Lucie, 17 ans, écrit, elle : « Il est de notre devoir de ne pas oublier les mauvais traitements que nous ont infligés les Allemands. Nous devons nous souvenir de leur cruauté et de leur barbarie et mettre à profit ces paroles : "Oublier c’est trahir, se souvenir c’est servir"87 ». Comme la jeune fille, les élèves insistent sur le fait qu’ils porteront cette mémoire toute leur vie. Si la tournure des phrases employées révèle une volonté de plaire à l’adulte et de démarquer sa copie, ces promesses sur le long terme laissent peut-être aussi à voir le problème que posera cette mémoire locale centrée sur les atrocités des Allemands et des souffrances subies dans le développement de l’esprit de Locarno à partir du milieu des années 192088. Mais, à l’instar du regard qui est porté sur l’Allemand, les affirmations sur ce qu’il faut faire des souvenirs de l’occupation n’est jamais totalement uniforme. Nella, plus jeune, âgée de 11 ans termine, elle, par ces phrases : « Nous avons donc resté un mois en Belgique, et le onze novembre 1918 nous avons été délivrés de nos terribles ennemis, qui nous avaient fait tant souffert […] Et depuis ce jour, nous sommes réunis en famille, et nous ne pensons plus aux souffrances que nous avons endurées89 ».

Les développements sur l’occupation diffèrent donc sur la forme en fonction de l’âge des enfants, allant des récits les plus courts et les plus fragmentés aux proses les plus longues et les plus travaillées. Néanmoins, la très grande majorité des enfants adoptent le même ton dénonciateur que celui des adultes, les amenant à la résumer en une accumulation de malheurs touchant l’ensemble des occupés. Cette manière de raconter l’occupation fait cependant courir

85 Voir chapitre 1, p. 54.

86 Ce qui semble confirmer les impressions laissées par l’analyse des introductions. Voir chapitre 4, p. à déterminer. 87 La contemporaine, F delta 1126/05/B. 720, composition de Lucie Godart, 17 ans, élève à l’école primaire supérieure de fille de Tourcoing (Nord).

88 John HORNE, Alan KRAMER, 1914. Les atrocités allemandes : La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Paris, Tallandier, 2005 (édition originale : German Atrocities 1914. A History of Denial, Londres, Yales University Press, 2001), p. 553.

89 La contemporaine F delta 1126/02/B. 312, composition de Nella Breuque, 11 ans, élève à l’école de filles de la Sentinelle (Nord).

161

le risque – au-delà du fait de s’invisibiliser de sa propre histoire90 – de trop se particulariser par rapport au reste de la nation : « On resta ainsi avec eux quatre ans, pendant lesquels on subit des humiliations91 » écrit par exemple Jeanne, dont l’âge n’est pas connu. La mémoire de l’occupation est-elle donc condamnée à être celle d’une humiliation ? Comment alors la concilier avec la victoire de l’autre France ?

90 Ce deuxième risque est abordé dans le chapitre 7, p. 197.

91 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Jeanne Forget, âge inconnu, élève à l’école de filles de Sebourg (Nord).

162

Chapitre 6 – Surmonter la rupture : l’avant et l’envers des récits

L’étude dans les deux chapitres précédents de l’enchaînement des actes qui structurent les compositions a surtout révélé la volonté des enfants de se conformer aux attentes des adultes en rédigeant de véritables pamphlets contre les Boches. Pour autant, cette apparente conformité ne permet pas de faire oublier une contradiction inhérente à l’exercice : comment, en effet, faire le lien entre les quatre années de l’occupation et la guerre victorieuse de l’autre France ? Comment concilier la volonté de « ne pas être oublié » et celle de se repatrier1 ? Autrement dit, comment prouver son appartenance à la communauté nationale tout en racontant une expérience de guerre profondément différente ? Les enfants ont recours à différentes stratégies pour, tout en étant autre, appartenir au même. Dans sa Guerre des enfants, Stéphane Audoin-Rouzeau souligne cependant que « même dans les devoirs les plus officiels, les mieux sélectionnés pour mettre en valeur toute l’excellence de l’enfance en guerre, il arrive aussi parfois que les enfants se trahissent2 ». Les rédactions rédigées par les enfants du Nord ne font pas exception. Ces derniers laissent, tout au long de leurs récits, des traces plus ou moins visibles – des paragraphes, des phrases, des mots, mais parfois aussi des silences – qui témoignent d’une difficulté à effacer la fracture de l’occupation.

1. Partager une image consensuelle de l’Allemand

La mise en exergue de l’appartenance à la communauté nationale passe d’abord par la représentation de l’ennemi. L’image qui est donnée de l’Allemand entre en parfaite adéquation avec la culture de guerre nationale véhiculée dans les écoles pendant le conflit et en sortie de guerre. Les enfants taisent alors toutes les formes de rapprochement au quotidien.

1 Un prêtre de Lens, le chanoine Occre écrit : « Une barrière infranchissable vient de s’établir entre la France et ses enfants. Nous ne saurons plus rien d’elle ; elle ne saura plus rien de nous. Nous sommes des dépatriés, si l’on peut ainsi dire. », dans Lens 1914-1918, Paris, Gabriel Beauchesne, 1919, p. 69. Cité par Philippe NIVET dans La France occupée, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011, p. 113.

2 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants, 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993, p. 241.

163 A. L’occupant : une masse déshumanisée

L’image donnée de l’occupant est avant tout celle d’une masse uniforme, écrasante, et déshumanisée. Les trois termes les plus utilisés pour désigner les soldats allemands sont très généraux. Ils ne renvoient pas à l’armée d’occupation, mais à tout un peuple : « les Allemands », « l’Ennemi », « les Boches ». La plupart des termes sont au pluriel (en grisé dans le tableau ci-dessous) : « les soldats », « les troupes », « les barbares », etc. Les enfants représentent donc surtout l’occupant comme une entité collective dépersonnalisée, formant un tout. Les exactions commises renvoient alors, indirectement, à la culpabilité de toute une nation : « Oh ! Ces guerriers menaçants qui conduisaient l’arme à la main de pauvres habitants innocents, comme ils représentaient bien l’esprit méchant et inhumain de toute une nation » écrit par exemple S. Dubies, dont on ne connaît pas l’âge3.

Données 18 – Dénomination de l’Allemand dans les copies (les 15 mots les plus

Outline

Documents relatifs