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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Chapitre 4 – Il était une fois la guerre…

A. L’entrée en scène des Allemands : quand le monstre est à la porte

Même lorsqu’elle suit une introduction et / ou la déclaration de guerre et la mobilisation, l’invasion arrive souvent très rapidement dans les récits. Jules, 12 ans, débute ainsi sa composition : « Aussitôt que la guerre eut été déclarée, les ennemis après avoir envahi la Belgique entrèrent en France et marchèrent sur Paris. Notre village fut bientôt occupé par cette graine destructrice80 ». Madeleine, qui a le même âge, écrit, elle : « Le 2 Août 1914 ce fut la mobilisation mon père et mon oncle partirent un des premiers. J’ai eu bien de la peine en les voyans partir mais je ne croyais pas que cette aurait été si terrible car deja le 24 Aout 1914 nous etions bombardé81 ». L’irruption de l’invasion en l’espace d’une phrase renvoie à sa rapidité dans la vie réelle. Les copies sont d’ailleurs saturées d’adverbes qui renforcent cette impression de soudaineté. Pour Jules, l’invasion intervient « aussitôt » que la guerre est déclarée, et son village est « bientôt » occupé. Madeleine déplore, elle, que son village ait « déjà » été bombardé. Plus d’un élève sur deux (58 %) utilise au moins un des termes suivants : « déjà », qui apparaît 16 fois, « bientôt » 15 fois, « aussitôt » 12 fois, « tout à coup » neuf fois, « dès » cinq fois et « soudain » trois fois. L’écriture elle-même semble parfois prise de vitesse : « C’était en 1914 les Allemands après avoir violés la neutralité Belge. Malgré leur belle

79 Manon PIGNOT, Allons enfants de la patrie, op. cit., p. 48.

80 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Jules Beauvais, 12 ans, élève à l’école de Neuville- St-Rémy (Nord).

81 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Madeleine Poulain, 12 ans, élève à l’école de filles de Wannehain (Nord). On observe encore une fois le lien entre le départ des hommes et l’arrivée de la guerre dans la copie de la jeune fille.

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résistance. Les Allemands ivres arrivèrent à mon village82 », écrit Victor, âgé de 14 ans. Ce dernier n’a alors pas le temps de terminer ses phrases que les Allemands sont déjà arrivés.

Dans 35 % des cas les élèves, surtout les garçons (71 % contre 29 % de filles) ouvrent directement leur récit par l’arrivée des Allemands dans leur commune83. J. Payen, 16 ans, commence ainsi son histoire : « Lorsque les Prussiens arrivèrent dans notre village le 25 Août 1914, nous finissions de dîner. Ma mère dit : ce sont les Anglais, et elle était bien heureuse ; mais mon père en apercevant les casques à pointes s’écria : " Malheur ce sont les Prussiens "84 ». Ces débuts in medias res amplifient singulièrement l’impression de soudaineté et produisent un effet de dramatisation qui capture le lecteur. Le dialogue entre les parents participe à cet effet en donnant à la scène un aspect plus authentique. L’arrivée de l’ennemi est même tellement soudaine qu’elle entraîne une confusion entre soldats anglais et soldats allemands, et c’est seulement à la vue des casques à pointe que la famille prend la mesure de la gravité de la situation. Dans ce récit, l’irruption des Allemands est donc visuelle : ces derniers semblent apparaître d’un seul coup, sans avertissement. La description des soldats est alors souvent la même. La rédaction de Nella, 11 ans, en reprend les principaux traits :

Nous avons vu arriver des hulans la lance à la main et le revolver de l’autre. Les uns disaient que c’étaient des Anglais évadés, mais non, c’était bien des hulans Allemands. Nous étions donc tous épouvantés de voir ces vilaines créatures envahir notre pays. Quelques heures après hélas nous avons vu défiler des mille et des mille entrainant leurs canons et leurs mitrailleuses avec eux85.

Les « hulans », parfois orthographiés « uhlans » reviennent souvent dans les récits (une copie sur quatre). Leur aspect effrayant est très souvent rapporté. Pour Nella, ce sont de « vilaines créatures ». D’autres enfants reprennent l’expression « hussards de la mort », qui semble assez courante, puisqu’on la retrouve dans d’autres récits que ceux de l’académie de

82 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Victor Grimiaux, 14 ans, élève à l’école de garçons de Felleries (Nord).

83 Cette surreprésentation des garçons est difficilement explicable. Ces derniers sont-ils tout simplement plus enclins à plonger dans l’action ?

84 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de J. Payen, 16 ans, élève à l’école de garçons de Trith- St-Léger (Nord).

85 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Nella Breuque, 11 ans, élève à l’école de filles de La Sentinelle (Nord).

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Lille86. Ces soldats sont, dans les récits, l’incarnation du barbare allemand tel qu’il est dénoncé à l’école. La lance, tenue d’une main et le revolver, de l’autre, parlent d’eux-mêmes : le barbare de 1914 est l’héritier du barbare antique. Une analogie d’autant plus forte que ces premiers Allemands particulièrement terrifiants sont rapidement suivis par une masse de soldats – « des mille et des mille » pour Nella – une « horde » (le mot revient dans quatre copies) de « sauvages87 » qui surgit « de tous les côtés88 ». La première impression de l’Allemand repose donc sur plusieurs images – le casque à pointe, le revolver, la lance, l’uniforme gris – qui en font des figures particulièrement terrifiantes. Un certain nombre de bruits accentue cette atmosphère horrifique. Marcel, âgé de 11 ans, raconte :

Le 23 Août 1914 le bruit courait de tous côtés dans le village de Felleries, les hulans Allemands étaient déjà dans le bois de Belleux. Nous ne pouvions y croire papa était parti et nous avait toujours dit qu’ils ne passeraient pas. A quatre heures mon oncle voulut absolument partir. Presque plus personne au quartier […] On entendait le roulement des chariots Allemands venir de notre côté le bruit lourd avançait peu à peu. Nous sommes allés nous réfugier dans un souterrain derrière la maison en laissant notre bazar sur la cour. Enfin les Allemands arrivaient nous les entendions briser les vitres des maisons environnantes89.

L’arrivée imminente des Allemands est d’abord annoncée par ce « bruit qui court de tous côtés ». Le bruit évoqué par l’élève est d’abord celui de la rumeur. Quelques enfants rapportent les nouvelles particulièrement effrayantes qui sont relayées par la presse mais aussi par les réfugiés belges qui fuient l’avancée allemande. Après avoir raconté la mobilisation, qui est comparée à un enterrement, Céleste, 11 ans, écrit : « Alors après quelques temps ce fut l’invasion qui arriva ; nous nous étions réfugiés dans la cave de Monsieur Bouchez parce que

86 René MAUBLANC, « La guerre vue par les enfants », La Revue de Paris, septembre-octobre 1915, tome cinquième, p. 396-418. Un élève oppose par exemple les « hussards de la mort » allemands aux « cavaliers de la délivrance » français, p. 403-404.

87 La contemporaine, F delta 1126/06/C. 133, composition d’André Denis, 12 ans, élève à l’école de garçons de Fresnes (Nord).

88 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Paul Juste, 11 ans, élève à l’école de garçons de Felleries (Nord).

89 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Marcel Doléans, 11 ans, élève à l’école de garçons de Felleries (Nord). On remarque encore une fois le lien entre le départ du père et l’arrivée des Allemands. L’absence est d’autant plus marquante que ce dernier avait « promis qu’ils ne passeraient pas ».

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les journaux nous apprenaient que les Allemands coupaient les bras des enfants90 ». Les quelques élèves qui évoquent les rumeurs sur ces « atrocités » allemandes semblent alors avoir été particulièrement marqués par l’angoisse des adultes ; et parfois même plus que l’arrivée réelle de l’ennemi. Céleste rapporte dans son récit les propos tenus par sa mère lors de la mobilisation : « prie le bon Dieu pour que les Français soient vainqueurs sinon malheur ». Puis, elle raconte : « Tout à coup on frappe à la porte ; ma mère qui n’était pas trop franche n’est pas allée ouvrir, elle a dit : entrez. Elle me disait tout bas : n’aie pas peur mais je voyais qu’elle avait peur elle-même car elle reculait et elle tremblait. Après cela la classe a été réquisitionnée ». Cette ellipse alors que l’angoisse atteint son paroxysme pose question : faut- il y voir une gêne de l’élève, qui n’ose pas raconter ce qu’il se passe par la suite, ou plutôt, au contraire, le fait que l’enfant a davantage retenu l’angoisse de sa mère que l’arrivée des Allemands, qui n’a finalement rien entrainé de grave ? Si aucun indice ne permet d’y répondre, on remarque cependant que tandis que certains élèves évoquent les « atrocités » en tant que rumeurs, un seul affirme qu’elles ont réellement eu lieu91.

Lorsque les soldats allemands font leur entrée dans la commune, les rumeurs se transforment alors en cris : « Un beau jour, je me trouvais sur la porte quand j’entendis crier : voilà les Allemands, vite, fermez vos portes. J’ai eu peur, je suis rentré en criant pour prévenir maman qui était dans le haut92 » écrit par exemple Eugène, âgé de 12 ans. L’approche de l’ennemi est aussi parfois symbolisée par le bruit de plus en plus perceptible du canon qui, dans les récits, prend la forme d’un orage particulièrement menaçant. Une élève fait même d’ailleurs le rapprochement entre l’orage réel et le bruit du canon, comme si les deux étaient liés : « Dans l’après-midi vers 4 heures il faisait de l’orage quand tout à coup retenti une canonnade93 ». Elle confond peut-être même les deux.

Marcel, dont le récit est rapporté un peu plus haut – continue son histoire en évoquant « le roulement des chariots » qui avancent « peu à peu » puis le bruit des vitres brisées « des maisons environnantes », des sons d’autant plus saisissants qu’ils détonnent avec le silence qui s’était auparavant installé dans le village : « presque plus personne dans le quartier ». En se faisant de plus en plus proches, ces bruits instaurent une atmosphère horrifique : « Nous étions

90 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Céleste Bauduin, 11 ans, élève à l’école mixte d’Herrin (Nord). Voir le récit en Annexe 10, p. 261.

91 Cette question est évoquée en détail dans la sous-partie suivante, p. 123.

92 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 303, composition d’Eugène Costeur, 12 ans, élève à l’école de garçons rue du Calvaire, à Tourcoing (Nord).

93 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition d’Agnès Bracq, âge inconnu, élève à l’école de filles de Saint-Python (Nord).

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à trente-sept réfugiés dans la buanderie pendant que les barbares passaient avec un bruit de bottes qui m’effrayait, je m’imaginais que ce ne pouvait pas être des hommes comme les autres » écrit Gabriel, 13 ans94. Les enfants, dans leurs récits, semblent être menacés par de véritables monstres. Les coups sur les vitres et contre les portes, sont souvent évoqués (20 % des élèves). Ils sont alors la dernière manifestation, la plus terrifiante, avant la confrontation tant redoutée. Ces portes sur lesquelles s’acharnent les Allemands sont d’ailleurs un élément central des récits. Elles sont une frontière, une barrière physique et visuelle qui protège du monstre qui sévit dehors. Elles sont aussi souvent un lieu d’apparition ou de disparition des personnages. Le récit d’Eugène, à qui l’on crie de fermer la porte, l’illustre particulièrement95. Tous ces éléments s’inscrivent clairement dans le registre du conte merveilleux quand celui-ci fait appel à l’épouvante. Dans la rédaction de Marcel Doléans, les Allemands sortent des bois96. Dans d’autres récits, l’arrivée des soldats survient la nuit97. Cette omniprésence des bruits semble également révéler une forme de remémoration sonore – exacerbées chez les enfants ? – des événements : si « la mémoire a une couleur », elle semble aussi avoir un bruit98.

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