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L’enquête de l’académie de Lille (mars juin 1920) Du ministère aux salles de classe, des salles de classe au fonds

B. Les enquêtes scolaires et la parole de l’enfant en temps de guerre

Ces enquêtes du temps de guerre accordent-elles pour autant une place aux élèves ? Contrairement à leur maîtres et maîtresses, les enfants ne sont pas considérés comme des témoins pouvant renseigner sur des informations pratiques. En revanche, certaines enquêtes inhérentes à l’organisation d’expositions scolaires peuvent faire appel à des travaux d’élèves, notamment à des rédactions scolaires. Dans le cadre de l’exposition « l’École et la Guerre » citée plus haut, l’inspecteur primaire de Saint-Pol-Arras demande par exemple aux instituteurs et aux institutrices de lui transmettre des cahiers de roulement et mensuels21, ainsi que des pièces relatives aux œuvres de guerre qui auraient impliqué des enfants : « Tricot, Œuf du soldat, Vêtements… etc. ». Les travaux des élèves doivent alors refléter l’état d’esprit de la jeunesse face à l’épreuve de la guerre. Le compte-rendu de l’exposition, rédigé par l’inspecteur

18 Bulletin de l’enseignement primaire, Académie de Lille, Département du Pas-de-Calais, janvier-février 1919, « Écoles primaires élémentaires et maternelles. Effectifs des élèves », p. 22.

19 Pascale VERDIER, Les instituteurs meusiens…, op. cit., p. 7.

20 Bulletin de l’enseignement primaire, Académie de Lille, Département du Nord, avril-mai 1920, « Pour les musées scolaires », p. 150.

21 D’après le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, de Ferdinand BUISSON : « le cahier de roulement est un cahier où chaque jour un élève différent inscrit les devoirs de la journée. Un coup d’œil permet à la fois de voir si le programme est bien suivi, si les sujets de devoirs et de leçons s’enchaînent bien, et, en même temps, si les différents élèves sont à peu près, sinon de même force, du moins de force à suivre le cours fait par tous ». De même, les cahiers mensuels répertorient les premiers devoirs de chaque mois, « de telle sorte que l’ensemble de ces devoirs permette de suivre ladite série des exercices et d’apprécier les progrès de l’élève d’année en année ».

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primaire de la Seine, et publié dans le numéro d’octobre 1917 de la Revue Pédagogique, résume clairement le rôle qui est donné à ces rédactions22 :

De tous les exercices scolaires de ces trois dernières années, la rédaction est assurément celle qui porte le mieux la marque de la guerre. Ce devoir est le plus sûr de renseignement pour apprécier la maturité d’esprit et de caractère que les événements ont donné à la jeune génération assise sur les bancs de l’école. Quand le sujet est à sa portée, l’enfant se montre tel qu’il est, se dévoile à nous, avec son habituelle manière de penser, la sincérité des sentiments qui l’animent23.

La rédaction scolaire permet ainsi, selon cet inspecteur primaire, de révéler les sentiments profonds qui traversent l’enfant qui la rédige. Ces devoirs, qui portent sur des événements du quotidien, plus ou moins fictifs – « départ du mobilisé, passage du régiment, arrivée des réfugiés », etc. … – constitueraient le « reflet exact de ses pensées, de ses émotions ». Cette confiance portée à l’égard de ce que dit l’enfant, qui peut apparaître curieuse aujourd’hui, s’explique en fait par l’idéalisation de la figure enfantine qui découle du discours de guerre à destination des adultes : les enfants sont en effet considérés, durant le conflit, comme des enfants « parfaits24 » :

L’exposition de l’"École et la Guerre" est restée ouverte du 6 au 20 mai, à l’hôtel de la rue Récamier. […] Emouvante elle a été : car de simples feuillets scolaires y retraçaient au jour le jour la tragédie, et on y feuilletait de modestes cahiers d’enfants qui, par endroits, sont débordants d’enthousiasme, frémissants de patriotisme. Réconfortante elle fut aussi : car à lire les naïves et fières rédactions d’écoliers, on

22 La Revue Pédagogique est un périodique mensuel publié à partir de 1878, et rattaché officiellement au Musée pédagogique et Bibliothèque centrale de l’enseignement primaire lors de sa création en 1882. D’après l’article de Maurice PELISSON consacré aux « musées pédagogiques » publié dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand BUISSON, la Revue Pédagogique constitue un « congrès pédagogique permanent et universel », comprenant « des articles de fond sur des sujets de doctrine, de critique ou d’histoire pédagogique ; quelques morceaux empruntés à la pédagogie étrangère ; un choix des rapports et des mémoires les plus intéressants et les plus instructifs parmi ceux qui sont adressés au ministère à la suite de missions ou d’inspections générales ; un échange de communications sur les questions d’intérêt scolaire que les circonstances mettront en lumière ; une revue de la presse française et étrangère donnant la primeur des articles ou des publications importantes qui ont trait à l’éducation ; un courrier de l’intérieur et un courrier de l’extérieur, double chronique du mouvement pédagogique en France et à l’étranger ».

23 A. LACABE-PLASTEIG, « L’École pendant la Guerre. D’après l’Exposition de "l’École et la Guerre" de la Ligue de l’Enseignement, à Paris », Revue Pédagogique, tome 71, n° 10, octobre 1917, p. 340-377, p. 351. 24 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants, op. cit., p. 213. Sur cette vision quasi-univoque des adultes, voir le sous-chapitre « L’enfance parfaite », p. 213 à 216 du même ouvrage.

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entend des cris d’indignation, non des paroles de haine ; l’inspiration en est faite de pitié pour les victimes et d’horreur pour l’assaillant, d’admiration pour les défenseurs et de foi en la victoire25.

Ces rédactions, soigneusement sélectionnées doivent rassurer. Les récits, qui mettent en scène la mobilisation à la fois culturelle et matérielle sans faille des enfants ne servent en effet bien souvent qu’à confirmer une certitude préétablie : « la jeune génération est admirable dans le présent comme elle le serait dans l’avenir26 ». D’autres publications issues d’enquêtes plus modestes, toujours menées en milieu scolaire, relaient le même constat. Dans un article publié dans le numéro de juillet-décembre 1915, intitulé « Récits et Impressions d’Enfants sur la Guerre », un professeur présente ainsi deux rédactions d’écoliers, vraisemblablement écrites en classe et qui, selon lui, ne peuvent, elles aussi, « mieux montrer […] les sentiments qui animent notre jeunesse27 ». Ces travaux, sans fausse note, sont si bien écrits qu’ils en deviennent suspects, d’autant plus que la première élève à témoigner n’est autre que la fille de l’auteur... Celle-ci décrit dans sa rédaction le retour de soldats blessés à la gare de Lyon en juillet 1915 :

Pauvres martyrs ! … Mes compagnes et moi, et toutes les personnes présentes, les regardions avec pitié, douleur, mais aussi admiration. On comprenait, en cet instant solennel et touchant, toute la grandeur du sacrifice demandé par la Patrie à ces nobles victimes du devoir […] Vous avez raison, chers mutilés, de croire qu’on fera l’impossible pour adoucir votre sort ! Votre confiance ne sera pas trompée ! Tous nous nous unirons pour vous aider ! Alors seulement nous commencerons à vous payer une partie, bien minime, de notre dette envers vous28 !

Tout doit montrer dans ce récit l’implication consciencieuse de la jeunesse à l’effort de guerre. L’enfant comprend que le sacrifice de son aîné, consenti avant tout pour lui, l’engage par une dette avant tout morale à ce dernier. Comment douter, face à ce tableau solennel, émouvant et forcément sincère, puisque réalisé par l’enfant lui-même, de l’adhésion de la jeunesse à cet engagement ?

25 A. LACABE-PLASTEIG, « L’École pendant la Guerre… », art. cit., p. 341-342. 26 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants, op. cit., p. 213.

27 SAGLIASCHI, « Récits et impressions d’enfants sur la guerre », Revue Pédagogique, tome 67, n° 8-9, août- septembre 1915, p. 192-197.

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Les récits des plus petits permettent aussi de relayer un autre aspect de la figure enfantine également massivement convoqué durant le conflit : celle de l’enfant victime. Dans un article publié en juillet 1917 dans la Revue Pédagogique, l’inspecteur d’académie de l’Oise I. Simon expose « quelques copies d’élèves d’une école de la zone délivrée de l’Oise29 ». Les élèves de l’école primaire du petit village de Berlancourt, occupé par les Allemands depuis le 24 août 1914 et libéré en février 1917, devaient alors rédiger, le jour de la reprise des cours, une composition ayant pour sujet : « Que pensez-vous de la guerre ? ». Ces rédactions sont alors « d’une naïveté et d’une franchise telle » qu’elles ont « intéressé et ému » le recteur. Les petites histoires écrites par les élèves relatent en effet tous les malheurs de l’occupation : destructions, privations de liberté, travail forcé, absence de nouvelles… Louis, 11 ans, écrit ainsi :

La mobilisation de la guerre eut lieu le 2 août 1915. On était triste tout le monde car on voyer partit tout les hommes et les geunes hommes.

Quand les Allemands ont arrivés, ils rentraient dans les maisons revolver au point. Puis il ont bu le vin qu’il y avait dans les caves. Ils ont tué les cochons et les vaches pour eux manger. On était malheureux avec ces salops.

On a grand fin que sa finisse car on est tranquille et on est plus avec les bauches et le gens peuvent travailler a leur aise30.

Ces récits détonnent avec ceux publiés en 1915 dans la même revue. À une vision idéalisée d’une enfance transformée en bien par la guerre, s’oppose la figure – elle aussi figée – d’un enfant naïf, innocent, fragile. Les propos tenus mais aussi la syntaxe, l’orthographe et la ponctuation changent du tout au tout : déclarations lyriques et enflammées d’un côté ; prose plus que minimaliste et orthographe mal assurée de l’autre. La publication de ces récits en apparence plus authentiques – le recteur précise avoir reproduit ces copies « sans rien y changer » – n’est pas pour autant dénuée d’intérêt. L’expression par les enfants de leur propre souffrance est la plus à même de susciter, comme les a éprouvées le recteur, l’émotion, l’indignation, la colère, face aux dommages causés aux plus petits par ces « salops » de Boches. La parole enfantine mobilisée à travers les enquêtes scolaires sert donc avant tout de support au discours de guerre des adultes. En filigrane de ces expositions et de ces publications transparaît

29 I. SIMON, « Quelques copies d’élèves d’une école de la zone délivrée de l’Oise », La Revue Pédagogique, tome 71, juillet-décembre 1917, n° 2, p. 85-89.

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le leitmotiv rassurant d’une jeunesse parfaite, parfois même héroïque, ou au contraire la figure émouvante et culpabilisatrice d’un enfant victime, à protéger de l’ennemi.

Les récits enfantins rédigés à l’école ne serviraient-ils qu’à mobiliser, à rassurer, à émouvoir ? Ne déboucheraient-ils que sur des certitudes préétablies ? Rares semblent avoir été les enquêtes qui ont cherché à questionner plus en profondeur le ressenti de l’enfant face à la guerre. Cette vision étriquée de l’expression enfantine s’explique par le rapport singulièrement différent qu’entretenaient les sociétés d’alors vis-à-vis de l’expression de l’intime et du sensible par rapport à aujourd’hui. On l’a déjà relevé en introduction : « jamais peut-être l’écart n’a été aussi grand entre ce début du XXe siècle où les impressions étaient soigneusement circonscrites voire évacuées et notre période caractérisée par des sensibilités s’épanchant plus facilement31 ».

Certaines initiatives privées s’intéressent certes plus en détail aux productions scolaires. La Société archéologique et historique des IXe et XVIIIe arrondissements de Paris organise par exemple, durant le conflit, en collaboration avec les instituteurs de l’école Sainte-Isaure, des concours de dessins, ensuite conservés par l’association dans son musée du Vieux Montmartre. Mais la collection et surtout la sauvegarde de ce genre de travaux reste extrêmement rare pour l’époque32. En 1916, la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant mène, elle, une enquête auprès des élèves des écoles primaires du Rhône, afin de connaître « leur degré de connaissance des événements de la guerre33 ». Mais le constat des enquêteurs est sans appel : « Ce serait sans doute illusion de penser que par une enquête de l’école, nous puissions tout attendre de ces jeunes âmes ». En l’occurrence, c’est précisément le caractère scolaire, donc, aux yeux des enquêteurs, artificiel, qui fait obstacle à l’analyse du vécu enfantin de la guerre : les réponses obtenues ne correspondraient pas à ce que les enfants ont réellement ressenti ou pensé, mais uniquement à ce qu’ils pensent devoir ressentir ou penser pour satisfaire les adultes. Cependant, ces quelques voix dissonantes semblent peser peu face à l’idéalisation de la parole enfantine.

31 Olivier FARON, Les enfants du deuil. Orphelins et pupilles de la nation de la Première Guerre mondiale (1914- 1941), Paris, La Découverte, 2001, p. 16.

32 Manon PIGNOT, La guerre des crayons. Quand les petits Parisiens dessinaient la Grande Guerre, Paris, Parigramme, 2004, p. 7.

33 Nos enfants et la guerre. Enquête de la société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, Paris, F. Alcan, 1917, p. 14. Cité par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants, op.cit., p. 241.

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2. L’enquête du ministre André Honnorat (5 mars - 1er juin 1920) : la mise en avant de

l’intérêt historique des témoignages enfantins

La première enquête lancée par le ministre de l’Instruction publique André Honnorat en mars 1920 répond à la volonté de ce dernier de rassembler des documents devant servir à l’écriture de l’histoire de la guerre. Contrairement aux autres enquêtes du temps de guerre, l’enfant, témoin particulièrement précieux selon le ministre, a toute sa place dans cette initiative.

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