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L’enquête de l’académie de Lille (mars juin 1920) Du ministère aux salles de classe, des salles de classe au fonds

Données 4 – Longueur des compositions selon l’âge des élèves

C. Sélectionner : qu’est-ce qu’une bonne copie ?

La manière dont les institutrices et instituteurs traitent ensuite les récits composés par leurs élèves confirme la prégnance de la culture scolaire au détriment de la rupture qu’aurait provoquée l’occupation dans la manière de considérer les élèves. Dans sa circulaire du 7 mai, le recteur Georges Lyon demande à ces derniers d’opérer en amont un premier tri des récits : « Il appartiendra aux chefs d’établissement de former, avec des maîtres, de petites commissions

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qui auront à décider quelles sont celles d’entre leurs compositions qui mériteront d’être retenues42 ». Les compositions des élèves qui existent encore aujourd’hui sont donc celles qui ont été considérées par les instituteurs et les institutrices comme les meilleures. Mais qu’est-ce qu’une bonne copie à leurs yeux ? Les directives du recteur sont claires : les récits des enfants doivent avant tout être sincères et authentiques. Pourtant, la consigne donnée aux élèves n’est pas très différente des consignes propres aux compositions classiques, notamment en raison de ce « fait dramatique » qui, implicitement, met en jeu le « pacte fictionnel » évoqué par Marie- France Bishop43. Face à cette contradiction, les maîtres et les maîtresses peuvent parfois se perdre.

Après avoir fait composer ses élèves, l’instituteur de Neuville-en-Ferrain décide d’envoyer cinq rédactions44. Trois d’entre elles comportent des remarques, inscrites dans la marge par l’instituteur. Sur la première copie, rédigée par Jean, 12 ans, le maître mentionne d’un « bien » l’introduction de son élève : « J’ai été pendant quatre longues années sous le joug allemand et je puis encore me rappeler ce que j’ai vu et ce que j’ai subi ». Au contraire, il le reprend lorsqu’il juge que ce qui est raconté ne relève pas de ses souvenirs. Lorsque l’élève écrit : « C’était en août mil neuf cent quatorze. Un corps d’armée passa le long de la frontière. Les habitants de la Belgique s’enfuyaient. Ils passaient près de notre demeure nu-pieds. Ils étaient affolés, car ils disaient que les Allemands allaient les tuer », il fait remarquer : « Vous ne dites pas ce que vous vous rappelez de la guerre ! ». De même lorsque son deuxième élève, Marcel, lui aussi âgé de 12 ans, évoque l’arrivée des Allemands dans la commune – « À un détour de la route nous les vîmes sabre au clair. Lorsqu’ils furent arrivés dans le village, les uhlans vinrent donner des coups de lance » – l’instituteur écrit « bien observé ». Plus loin dans la copie, il confirme d’un simple « oui » le récit d’un bombardement. À première vue, l’instituteur semble donc faire attention à ce que ses élèves racontent avant tout des choses directement vues et vécues, même si sa deuxième remarque est un peu étonnante : juge-t-il que cette description des exilés belges ne soit pas véridique ?

Cependant, dans la troisième copie, rédigée par Gérard, qui a également 12 ans, l’instituteur semble se contredire, puisqu’il loue les jugements moraux et les remarques patriotiques de son élève. Lorsque l’enfant écrit : « Pour les services qu’elle nous a ainsi rendus,

42 Bulletin de l’enseignement primaire, Académie de Lille, Département du Nord, avril-mai 1920, « Exposition Internationale de Lille », p. 61. Voir Annexe 3, p. 247.

43 Marie-France BISHOP, « Racontez vos vacances… », op.cit., p. 51.

44 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 286, compositions de l’école de garçons de Neuville-en-Ferrain (Nord). Les trois copies analysées sont présentées en Annexe 5, 6 et 7, p. 252 à 256.

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nous devons garder à la Belgique une grande reconnaissance », l’instituteur note « bien ». De même, lorsque l’élève précise que les hommes « refusèrent de travailler mais ils durent céder », il écrit : « c’est exact ». Enfin, à la conclusion – « les Allemands méritent l’exécration du monde civilisé » – l’instituteur rajoute un « oui » d’approbation. Le recteur appelle certes dans sa consigne à encourager les impressions personnelles des élèves. Pourtant, les remarques de Gérard s’apparentent ici plus à des formules toutes faites qu’à des jugements et des impressions personnelles. Aussi, l’instituteur n’hésite pas à directement modifier le fait dramatique narré par son élève :

Il y avait dans la fabrique de Monsieur Jonville une troupe de prisonniers italiens. Ils les faisaient mourir de faim et les battaient à coups de bâton (1). Les gens en avaient pitié : les uns beaucoup leur donnaient quelques morceaux de pain quoique tout manquait. Un jour une femme charitable donna un pain à un Italien. L’Allemand furieux frappa avec la crosse de son fusil sur la tête de l’Italien. L’Italien qui souffrait tua l’Allemand avec sa pelle. Quelle atroce barbarie.

(1) et surtout de crosse de fusil !

La première modification vise peut-être corriger une erreur factuelle de l’élève : pour l’instituteur, les Allemands ne frappaient pas les prisonniers avec des bâtons, mais avec leur arme. En revanche, les deux autres corrections influent sur l’image qui est renvoyée de la population : « beaucoup » donnaient à manger aux prisonniers, et surtout, alors « que tout manquait ». Aux yeux de l’instituteur, il est donc aussi important que les récits relaient un discours particulier sur l’occupation, qui met en avant l’héroïsme régional – celui des Belges, celui des hommes qui refusent de travailler, celui des populations civiles qui sont « beaucoup » à nourrir les prisonniers de guerre alors que c’est interdit – et la barbarie de l’ennemi, qui mérite « l’exécration du monde civilisé », le conduisant à approuver des formules, des passages préconçus s’apparentant plus à des récitations de leçons qu’à des remarques proprement personnelles. L’instituteur semble également attacher de l’importance à la finalité moralisatrice de l’exercice. Il semble en effet peu probable que l’élève ait directement assisté à cet « événement dramatique », présenté très vaguement. Ce qui compte avant tout pour l’instituteur n’est pas l’authenticité, mais le caractère symbolique de ce qui est raconté : à une description purement autobiographique de la guerre prime un épisode qui doit illustrer la barbarie de l’ennemi et la résilience de la population civile. Enfin, l’instituteur semble aussi avoir accordé

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de l’importance à la maîtrise de l’orthographe, à la graphie, et à la qualité de la prose. Dans la copie de Jean Herman, l’instituteur annote ainsi d’un « bien » la description particulièrement travaillée d’un combat aérien :

Une lutte s’engagea. Pendant quelques minutes, on n’entendit plus que pan ! pan ! pan ! C’était les deux avions qui tiraient de la mitrailleuse. Tout à coup, l’avion anglais fait un virage trop brusque. Son aile est cassée. L’avion allemand en profite, fond sur son adversaire, le mitraille. L’aéroplane est abattu, et tombe, en tournant, avec la rapidité de l’éclair.

Le recours aux onomatopées – « pan ! pan ! pan » –, le passage de l’imparfait au présent et l’utilisation de phrases brèves pour amplifier l’intensité de l’action, de même que l’emploi d’une métaphore – l’avion tombe avec « la rapidité de l’éclair » – sont autant d’éléments renvoyant à une certaine maîtrise stylistique : ce passage aurait très bien pu figurer dans un roman de guerre ou d’aventure. Les remarques et les corrections faites par l’instituteur de Neuville-en-Ferrain révèlent ainsi d’abord le contrôle important qu’exerce ce dernier sur les récits : il n’hésite pas à annoter les récits de ses élèves, et va même jusqu’à corriger certains passages. L’instituteur semble alors se perdre – sans peut-être sans rendre compte – par rapport à ce qu’il faut valoriser : authenticité ou mise en scène, souvenir personnel ou discours de guerre préétabli ? Quelles sont les postures les plus répandues parmi les maîtres et maitresses ?

Dans la très grande majorité des cas, ces derniers n’interviennent pas dans les récits. A l’exception de l’instituteur de l’école de Neuville-en-Ferrain, les quelques corrections apportées par les enseignants visent surtout à rectifier l’orthographe, et, occasionnellement, à corriger quelques éléments factuels. L’institutrice de l’école de filles Descartes à Lille modifie par exemple la date donnée par une de ses élèves E. Robidet, 14 ans, pour qui l’enlèvement des femmes s’est déroulé le 22 octobre 1916 au lieu d’avril 191645. Quelques maîtres et maîtresses spécifient même le caractère personnel des compositions. L’instituteur de l’école de garçons de Vendhuile, située dans l’Aisne occupée, écrit, par exemple, à la fin de son questionnaire : « J’affirme que les devoirs d’élèves joints au présent questionnaire ont été faits librement, sans

45 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 303, composition d’E. Robidet, 14 ans, élève à l’école de filles Descartes à Lille (Nord).

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aucune modification du maître, sans aucun plan, sans aucune explication préalable. Ce sont bien des devoirs personnels46 ».

D’autres disent s’être avant tout préoccupés de l’authenticité et de la sincérité des récits. L’instituteur de l’école de garçons Lydéric à Lille confirme par exemple le fait dramatique d’un de ses élèves, à savoir l’assassinat de sa grand-mère durant l’invasion : « Note – Je certifie rigoureusement exact l’épisode raconté par l’élève Verbèke Félix47 ». L’instituteur de l’école de garçons de Busigny consigne, lui, dans la composition d’un de ses élèves, « Bien. Récit exact », ou bien, dans une autre « Chose vue ». Au contraire, il fait remarquer, dans une troisième copie : « Bon travail mais est-ce sincère ? Récit plus ou moins exact48 ». Cette dernière remarque laisse d’ailleurs encore apparaître le caractère ambigu que revêt la composition dans le cadre de l’enquête : le travail est « bon », mais pas nécessairement sincère. Cette propension à ne pas modifier, à ne pas raturer ce que racontent les élèves, de même que les multiples remarques sur le caractère personnel et authentique des récits révèle que les instituteurs et instructrices ont voulu montrer au recteur qu’ils respectaient bien ses consignes. Certains éléments inhérents à la pratique classique de la composition sont ainsi presque totalement absents. Sur les 135 copies retrouvées dans le fonds de l’académie de Lille, seules deux font figurer un plan49. Les maîtres et maîtresses se contentent de retransmettre la consigne du recteur, très souvent mot, pour mot, sans rajouter de canevas préétablis. Les sept compositions provenant de l’école mixte d’Herrin sont également les seules à adjoindre, à la fin, la mention « Note » ou « Note /10 ». Mais l’instituteur n’indique pas sur les copies les notes obtenues. L’inclusion des récits d’enfants comme constituants du questionnaire par le recteur a, encore une fois, surement joué un rôle non négligeable. Dans son étude sur les enquêtes de l’académie de Lille dans le département du Nord, Philippe Marchand remarque que « tous et toutes signalent qu’ils ont été attentifs à ne recueillir que des témoignages dignes de foi50 ». Parce qu’ils font partie du questionnaire, les récits des enfants doivent ainsi répondre au même souci d’exactitude.

46 La contemporaine, F delta 1126/04/B. 622, réponse au questionnaire de l’instituteur de l’école de garçons de Vendhuile (Aisne).

47 La contemporaine, F delta 1126/05/Bx. 001, composition de Patrice Leclercq, 13 ans, élève à l’école de garçons Lydéric à Lille (Nord).

48 La contemporaine, F delta 1126/05/Bx. 006, compositions de l’école de garçons de Busigny (Nord).

49 La contemporaine, F delta 1126/05/Bx. 006, compositions de l’école mixte de Quiévelon (Nord) et de l’école mixte de La Flamengrie (Nord).

50 Philippe MARCHAND, « Enseignants et élèves de l’académie de Lille au service de la mémoire de la Grande Guerre : les enquêtes de 1920 », Bulletin de la Commission historique du Nord, Lille, Archives départementales du Nord, 2017, tome 57, année 2016-2017, p. 145-175, p. 168.

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Cela signifie-il pour autant que les maîtres et les maîtresses considèrent leurs élèves comme des témoins à part entière ? Encore une fois plane le spectre du concours. Ces récits, qui doivent être exposés, sont adressés par les instituteurs et les institutrices à leurs supérieurs hiérarchiques. Envoyer des copies qui respectent les consignes, et qui sont souvent très soignées et sans faute d’orthographe, comme celle de Félix, âgé de seulement 9 ans, c’est aussi montrer qu’on est un bon instituteur ou une bonne institutrice51. La copie de ce dernier pose d’ailleurs question : n’a-t-elle pas été recopiée au propre ? Le récit de Thérèse, âgée elle aussi de 9 ans est également suspect. Alors que les rédactions de ses camarades – qui ont tous 12 ou 13 ans – suivent toutes le même modèle, sûrement imposé par l’instituteur – les rédactions se construisent autour d’une scène précise – le récit de Thérèse, lui, est très général et conventionnel, comme s’il était dicté : « Aussitôt l’invasion de notre pays par les Allemands, tout le peuple, petits et grands, a souffert de la faim, étant parfois une semaine sans recevoir de pain. A cette souffrance physique s’ajoutait la souffrance morale de travailler contre sa Patrie…52 ». L’étude détaillée des récits dans les parties suivantes montrera que le relais par l’enfant d’un discours de guerre spécifique aux régions anciennement occupées constitue en fait un critère majeur pour la sélection des copies, notamment pour les instituteurs et institutrices qui affichent, à travers leurs réponses aux questionnaires, un patriotisme ardent. Certaines similarités entre ce que dit l’élève dans sa composition et ce que dit le maître et la maîtresse dans son questionnaire sont particulièrement flagrantes.

Quelques instituteurs et institutrices semblent même utiliser les copies de leurs élèves pour vanter leur résistance face à l’occupant. Deux élèves de 13 et 14 ans de l’école de La Flamengrie, dans le Nord, écrivent par exemple, dans une copie faite en commun : « Quand les Allemands arrivèrent ils étaient furieux, ils menacèrent même de tuer mon instituteur53 ». Les enfants y ont-t-ils assisté ou bien ont-t-ils été incités à reprendre cet épisode ? Le caractère très scolaire de la copie, qui fait figurer un plan, laisse à penser que, plus que les enfants, c’est le maître qui parle ici. On le retrouve d’ailleurs dans un autre passage : « mon maître fut condamné deux fois pour avoir refusé de porter les enfants au travail forcé ». Un passage qui est alors très similaire à ce qu’écrit le maître dans son questionnaire. À la question qui lui demande si les enfants ont été contraints à des travaux manuels, il répond : « L’instituteur invite les élèves à

51 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Félix Virgo, 9 ans, élève à l’école mixte de Lez- Fontaine (Nord). Voir Annexe 8, p. 258

52 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Thérèse Potvin, 9 ans, élève à l’école mixte de Liessies (Nord). Voir annexe 9, p. 259.

53 La contemporaine, F delta 1126/05/Bx. 006, composition de Gilbert Moreau et de Maurice Denimal, 13 et 14 ans, élèves à l’école mixte de La Flamengrie.

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ne plus travailler : punition 2 amendes de 50 Marks chaque54 ». En revanche, nous n’avons pas retrouvé de questionnaire dans lequel un maître ou une maîtresse s’appuie sur les récits de ses élèves pour compléter ses propres réponses. Une bonne copie, c’est donc aussi, dans certains cas, une copie qui met en valeur son maître ou sa maîtresse.

Une différence est-elle perceptible entre instituteurs et institutrices dans la manière de considérer les récits ? Lorsqu’ils évoquent les témoignages de leur propre enquête, menée dans les années 1960 auprès d’enseignants ayant exercé à la Belle-Époque, Mona et Jacques Ozouf remarquent que « ce sont les femmes qui se montrent les plus prolixes, les plus attentives à l’évolution de l’intelligence chez l’enfant55 ». Parmi les compositions qui ont été retrouvées dans le fonds de l’académie de Lille, trois institutrices précisent que les devoirs ont été faits sans secours étranger, contre deux instituteurs56. En revanche, dix questionnaires d’instituteurs ou de directeurs – sur les 110 qui mentionnent d’une manière ou d’une autre des travaux d’enfants, soit 9 % – mettent en avant l’authenticité des récits, pour seulement trois questionnaires d’institutrices ou de directrices57 – sur 49, soit 6 %. Pas de différence apparente, donc, à travers les mentions de compositions dans les questionnaires.

Au final, très peu des copies composées sont envoyées au recteur. Cette sélection drastique répond avant tout à la demande du recteur de n’envoyer que les meilleures copies, afin, notamment, de limiter le nombre de matériaux à trier pour l’exposition. Parmi les 76 instituteurs et institutrices qui, sur l’ensemble du fonds, dénombrent le nombre exact de copies envoyées, 63, soit 83 % n’en joignent pas plus de quatre. Là encore, pas de distinction genrée puisqu’en moyenne les instituteurs envoient 3,5 copies et les institutrices 3,458.

54 La contemporaine, F delta 1126/05/Bx. 006, réponse au questionnaire de l’instituteur de l’école mixte de La Flamengrie (Nord).

55 Mona et Jacques OZOUF, La République des instituteurs, Paris, Le Seuil, 1992, p. 261.

56 La contemporaine F delta 1126/03 à 05/Bx. 001 – École de garçons Lydéric de Lille ; Bx. 006 – École de filles d’Anor ; Bx. 007 – École de filles de Coudekerque-Branche ; B. 716 – École de filles de Berlaimont ; B. 312 – École de garçons de St-Pol-sur-mer.

57 La contemporaine, F delta 1126/02 à 05/Bx. 005 – École de garçons d’Abbeville ; Bx.004 – École de garçons de Ligny-Thilloy ; B. 720 – École de filles de Roubaix ; B. 654 – École de garçons de Regniowez – École de filles de Givet ; B. 622 – Écoles de garçons de Sissy, de Thenelles, de Vendhuile et d’Homblières ; B. 464 – École de filles de Roubaix ; B. 397 – École de garçons de Préseau ; B. 163 – Écoles de garçons de Campagne-les-Hesdin et de Beutin.

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