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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Données 18 – Dénomination de l’Allemand dans les copies (les 15 mots les plus employés 4 )

C. Une image figée : nier les rapprochements du quotidien

Cette mise en avant de la brutalité des figures d’autorité contraste alors, dans deux copies, avec une description plus humaine des simples soldats. Gabriel, 13 ans, écrit : « Alors ce furent des soldats envahissant les maisons les uns le sourire aux lèvres, d’autres parlant de leur femme, de leurs enfants avec regret, d’autres surtout les officiers se faisant sentir les maîtres du pays20 ». Ces regards plus nuancés proviennent en fait de deux rédactions où les enfants disent avoir dû loger des soldats :

Nous ne vîmes presque pas de soldats allemands pendant les deux premières années de l’invasion […] Puis tout à coup les ennemis affluèrent en masse. Dans tous les bâtiments habitables une ou deux pièces furent réquisitionnées pour loger des

récits mettent régulièrement en scène des types de militaires allemands incarnant cette immoralité comme l’officier arrogant », p. 80 ; Manon PIGNOT, Allons Enfants de la patrie, Génération Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2012 : « Les cas de brutalité contre des enfants rapportés dans le fonds de Lille – gifles, coups, cravaches – sont toujours le fait d’officiers. De même, on différencie les soldats des gendarmes, qui incarnent véritablement l’autorité d’occupation », p. 240.

18 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Désiré Bienfait, 12 ans, élève à l’école de garçons de Liessies (Nord).

19 On relève par exemple, dans le manuel de G. BRUNO, Le Tour d’Europe, op. cit. : « Une discipline de fer a ployé à l’obéissance la plus servile les caractères les plus indépendants », p. 21.

20 La contemporaine, F delta 1126/06/C. 133, composition de Gabriel Guéry, 13 ans, élève à l’école de garçons de Fresnes (Nord).

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soldats. Notre maison fut principalement occupée par des charrons, des menuisiers, des cordonniers. […] Les officiers seuls étaient sévères tandis que les simples soldats étaient démoralisés par la lecture des lettres qui leurs parvenaient d’Allemagne […] Les familles de ces soldats écrivaient ce qui se passait en Allemagne et ce qu’ils étaient obligés de manger. Les malheureux soldats en lisant ces lettres fatales étaient attristés mais marchaient encore au feu21.

Marcel, âgé de 12 ans, commence son récit en évoquant « des ennemis qui affluent en masse ». L’élève laisse ensuite apparaître une première évolution dans le regard porté sur les Allemands : ceux qui logent dans sa maison sont dénommés par leur profession, les rendant un peu plus humains. Puis, à la fin de son récit, il mentionne lui aussi la différence entre soldats et officiers. Si les officiers sont « sévères », les soldats apparaissent, eux, « démoralisés ». Le jeune garçon semble même éprouver de l’empathie envers ces « malheureux » Allemands. Ce sentiment naît-il d’un rapprochement entre sa situation d’occupé et celle des familles des soldats, en proie à la pénurie alimentaire ? En fait, ce regard plus modéré ne diffère pas des quelques représentations plus nuancées que l’on trouve dans la presse enfantine et les manuels scolaires du temps de guerre. Une dictée du certificat d’études primaires proposée en 1915 dans le Gers décrit par exemple l’Allemand en ces termes : « une fois le combat fini, si ton ennemi est blessé, ne vois plus en lui qu’un frère malheureux […] Il a un pays comme toi, une famille comme toi, et il les regrette. Aie pitié de lui22 ». L’image d’un soldat courageux, qui continue de se battre malgré tout, transparaît parfois aussi dans le discours à destination de l’enfance. La revue illustrée pour la jeunesse Les Belles Images, dans un article intitulé « Le dressage du Boche » met en avant ce caractère : « Il est évident que les Allemands font souvent preuve d’un grand courage. Ils ont, en bien des sanglants combats, marché à la mort avec le plus sublime héroïsme23 ». Comme dans les passages qui racontent la déclaration de guerre, la similitude des termes entre les récits des enfants et ces documents d’adultes est assez frappante. Les rares nuances dans l’image qui est donnée des Allemands semblent donc avant tout correspondre aux

21 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 303, composition de Marcel Copee, 12 ans, élève à l’école de garçons de Colleret (Nord).

22 Revue de l’enseignement primaire, 20 février 1916, n °21, p. 159. Cité par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU dans La guerre des enfants, 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993, p. 111.

23 Les Belles Images, 20 mai 1915, n °560, p. 7. Cité par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU dans La guerre des enfants, op.cit., p. 111.

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mêmes disparités émanant du discours de guerre à destination de l’enfance, plutôt qu’à l’expérience de guerre propre aux enfants.

Les élèves préfèrent en effet taire tout ce qui détonnerait avec cette version stéréotypée et consensuelle de l’Allemand, quitte à renier leurs propres souvenirs. Car les soldats allemands ont en fait une attitude plutôt bienveillante vis-à-vis des enfants pendant l’occupation. L’institutrice de l’école de filles d’Anor écrit par exemple dans son questionnaire : « En général, les soldats se sont montrés affectueux et bons avec les enfants, et ceux-ci en recevaient volontiers les caresses et surtout les cadeaux24 ». Ce constat est repris par 80 % des maîtres et des maîtresses du département de l’Aisne ayant répondu à l’enquête de l’académie de Lille25, et il l’est dans les mêmes proportions pour les questionnaires que nous avons analysés. Face à cette attitude amicale, les enfants sont, en réalité, loin d’être toujours hostiles à l’occupant26. Les soldats qui logent durablement dans les familles incarnent parfois même une figure paternelle de substitution. Henriette Thiesset écrit par exemple, en mai 1915, dans son journal intime :

Celui-là n’est pas méchant, et même consent à nous rendre service. Il évite de nous déranger et tous les soirs, il vient causer un moment avec nous, pour apprendre le français et m’enseigner quelques mots d’allemand. J’ai acheté un petit dictionnaire et chaque jour il me fait écrire, lire et bien prononcer quelques mots essentiels27.

Si certains instituteurs et institutrices tentent de justifier cette attitude familière des enfants, arguant du fait qu’ils n’accepteraient les cadeaux que par profit, ou qu’ils ne pouvaient encore reconnaître l’ennemi du fait de leur jeune âge, les élèves préfèrent, eux, éluder toute forme de rapprochement avec l’occupant28. Ceux qui disent avoir dû loger des ennemis

24 La contemporaine, F delta 1126/05/Bx. 006, réponse au questionnaire de l’institutrice de l’école de filles du Centre à Anor (Nord).

25 Philippe SALSON, « Dire l'occupation. Les instituteurs de l'Aisne rendent compte de l'occupation de 1914 à 1918 à leurs supérieurs », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 101-102, no. 1, 2011, p. 77-83 : « 80 % des instituteurs reconnaissent que les soldats ont généralement eu une attitude plutôt bienveillante à l’égard des enfants. La moitié des réponses évoquent par exemple des dons de friandises ou de soupes aux enfants », p. 81. 26 Manon PIGNOT, Allons Enfants de la patrie, op. cit. : « si l’attitude des Allemands vis-à-vis des enfants est loin d’être systématiquement brutale, celle des jeunes occupés, de la même manière, devient parfois familière, voire affectueuse ».

27 Ibid., p. 241. Le journal entier de la jeune fille est disponible dans le fonds de l’académie de Lille. C. 695. – Ham (80) : Thiesset Henriette : Journal de guerre 1914-1919.

28Un instituteur écrit par exemple : « En général, les soldats se sont assez bien comportés à l’égard des enfants ; l’un et l’autre, au bout d’un certain temps, devenaient des familiers. L’enfant avait un but intéressé ; obtenir des soldats quelques aliments ou douceurs qui lui manquaient, tels que : pain, viande, sucre, chocolat, marmelade,

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n’évoquent jamais en détail la cohabitation au quotidien. Même les récits de Marcel et de Gabriel présentés ci-dessus gardent une certaine distance : à aucun moment ne sont évoqués des échanges directs avec les soldats. Dans la très grande majorité des cas, l’occupant, quand il apparaît de près, ne fait que reprendre les traits propres à l’ensemble du groupe : brutalité, ivrognerie, goût du pillage… Ce qui débouche parfois sur l’impression pour le lecteur d’avoir affaire à un Allemand omniprésent mais curieusement absent, ou très impersonnel. Le récit de Louise, cité dans le chapitre précédent, ne fait par exemple que reprendre une liste de « ils29 ». Cette représentation uniforme de l’ennemi s’explique par l’image que les élèves veulent renvoyer d’eux-mêmes, en miroir à celle des occupés en général : il faut montrer qu’une « distance patriotique30 » a été tenue avec l’ennemi. Les soldats ne sont ainsi jamais désignés par leur nom ou leur prénom, à l’exception, on l’a vu, du « Caporal Hubert » et du « chef de culture Willem », qui sont alors de véritables brutes. Aucun élève – sauf la jeune Octavie, dont la copie a été en partie retranscrite précédemment31 – ne cite de mot allemand, mis à part le terme « capout » qui apparaît deux fois. Dire, comme le fait Henriette dans son journal, que l’on a pu apprendre des mots d’allemands – et donc d’Allemands –, c’est admettre être devenu un Boche du Nord. Au contraire, en adoptant la même image stéréotypée de l’ennemi que celle véhiculée dans tout le territoire français pendant le conflit et jusqu’au milieu des années 20, et en niant toute forme de rapprochement, les enfants réaffirment directement leur appartenance à la communauté nationale.

2. Les Gars du Nord, toujours des Français…

Les enfants cherchent avant tout à montrer que les occupés sont restés, malgré les quatre années de l’occupation, des Français à part entière. L’occupation est d’abord présentée comme un martyre partagé par tous : à l’image du reste de la nation, tous les occupés ont souffert pour la patrie, tous sont donc des Français. Les formes de réponse face à l’occupant, et la posture adoptée au quotidien par les civils durant l’occupation qui sont évoquées par les enfants

etc. ». La contemporaine, F delta 1126/02/B. 308, réponse au questionnaire de l’instituteur de l’école de garçons de Trith-St-Léger (Nord).

29 Voir la copie au chapitre 5, p. 144.

30 Sophie De SCHAEPDRIJVER dans « Deux patries. La Belgique entre exaltation et rejet, 1914-1918 », Cahiers d’Histoire du Temps Présent, 2000, n ° 7, p. 17-49, p. 22.

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permettent aussi de créer un lien entre leur expérience d’occupé et celle des civils non occupés, ainsi qu’avec celle des soldats.

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