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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Chapitre 5 – Raconter le temps long de l’occupation

A. Chez les plus petits, une occupation fragmentée et plus libérée ?

Chez les élèves de neuf, dix, et parfois onze ans, l’expression d’un temps qui passe – ou ne passe pas – durant la guerre est quasi-inexistante. Seuls deux élèves sur vingt rappellent la durée de l’occupation, dans des phrases courtes : « Pendant cinq années de guerre, nous avons été bien malheureux » écrit par exemple Nella, 11 ans. L’occupation se résume alors en une succession d’images centrées sur des instants très précis. Les scènes racontées sont rarement datées, ou alors très vaguement, et se suivent les unes les autres par sauts temporels. Edouard, âgé de 10 ans, écrit par exemple :

1 Ces deux épisodes qui sont souvent évoqués ensemble dans les récits sont associés afin de ne pas alourdir le graphique.

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En 1915 on était obligé d’aller chercher des orties pour les Allemands on avait une petite voiture qu’il fallait tirer nous-même pour mettre les orties et les branches couvertes de goblets.

En 1919 la gare de Solre-le-Château a été brulés. Une fois vers huit heures du soir on entendit une grande explosion. C’était un obus que les allemands avaient lancé sur un Wagon qui fit explosion puis tous les Wagons d’obus éclatèrent. Tous les carreaux d’alentour se brisèrent la gare brûla, les lampes étaient éteintes on se sauvait on se cachait dans les caves. Heureusement qu’il n’est pas arrivé un éclat d’obus sur le toit de la maison où nous étions qui aurait pu s’écrouler car elle n’était pas solide quand nous sommes retournés à notre maison il y avait des morceaux de mortier qui étaient tombés par la secousse de l’explosion On ne pouvait plus ouvrir la porte. Maman avait pris les papiers nécessaires et les lettres de papa qui était en prisonnier en Allemagne et auxquelles elle tenait beaucoup3.

L’occupation d’Edouard se construit autour de deux scènes : d’abord sa réquisition pour des travaux d’entretien et de cueillette – un phénomène assez courant durant le conflit4 – fixé par l’élève en 1915, puis la destruction de la gare de Solre-le-Château, qui se déroule, selon lui, en 1919. Edouard semble avoir de la difficulté à situer ses souvenirs, simplement rattachés à une année. Il fait ainsi remonter l’incendie de la gare à 1919 alors que celui-ci a eu lieu, d’après l’instituteur de la commune, le 10 novembre 19185. Plus qu’une simple maladresse, pourrait- on voir dans l’erreur de l’élève l’expression inconsciente d’une guerre encore très proche, impression qui pourrait être amplifiée par des ruines encore présentes ? A l’image de cet élève, la plupart des enfants évoquent simplement des années, comme Félix Virgo, âgé de 9 ans : « En 1918 sont venus chercher les élèves de l’école pour ramasser dans les haies des goblets et des mûres, je ne sais pour que faire6 ». D’autres élèves, comme Octavie, 10 ans, ne datent tout simplement pas leurs souvenirs, ce qui provoque parfois un entremêlement entre le temps de

3 La contemporaine, Nanterre, F delta 1126/02/B. 312, composition d’Edouard Dénesmes, 10 ans, élève à l’école mixte de Lez-Fontaine (Nord).

4 Manon PIGNOT, Allons Enfants de la patrie, Génération Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2012 : « Parmi les réponses au questionnaire lillois de 1920, beaucoup d’instituteurs rapportent que les enfants sont en effet utilisés pour effectuer des travaux de glanage ou de cueillette, de débroussaillage et d’entretien des champs et chemins environnants », p. 231.

5 La contemporaine, F delta 1126/03/B. 424, réponse au questionnaire de l’instituteur de Solre-le-Château (Nord) : « Les Allemands quittèrent définitivement la ville le 9 nov. 1918 dans la matinée. […] Vers 19 heures, un obus ennemi atteignit l’un des wagons de munitions (160 environ), qui se trouvaient à la gare : toute la nuit de fortes explosions se produisirent ».

6 La contemporaine F delta 1126/02/B. 312, composition de Félix Virgo, 9 ans, élève à l’école mixte de Lez- Fontaine (Nord).

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l’invasion et celui de l’occupation : « Quand les Boches ont arrivé. Il nous ont demandé si il y avait pas la troupe française. […] Les allemands il nous on fait des cave poure se maître dedans. […] Nous étions amis avec heut car il nous afforté du bœufs du biftech de toute sorte7 ». La seule indication temporelle évoquée par la jeune fille est la célébration de Noël :

A Noël, il sont fait une grand fête. Ils sont fait un grand arbre de Noêl. Il y avait une petite camarade qui sappeler Paulette brifaut. Elle venait avec moi cherchée des poupées en chocola. Il ont venu le soir chez nous il avais apportée de l’audevie du vin blanc et du vin rouge. La fête est finie. Nous ont été dans la cave Forgois quand on bombardée.

La mention de Noël contraste avec les récits des autres enfants, qui ne rapportent jamais les moments de célébration dans leur rédaction. Elle entre aussi en décalage avec les écritures du temps de guerre : pour les jeunes diaristes occupés, Noël, le Nouvel An ou Pâques sont des moments où la douleur de l’isolement se font cruellement ressentir8. Pour Octavie au contraire, Noël est présenté comme un moment de festivité partagé avec l’occupant. La fin de la fête marque ensuite une rupture débouchant sur l’irruption des bombardements. Ces deux moments, qui sont peut-être très espacés temporellement sont raccordés par l’élève par une relation de cause à effet entre la fin des réjouissances et le début des bombardements. Face au désordre et à l’opacité de leur mémoire, les élèves les plus jeunes construisent donc parfois d’eux-mêmes une continuité, un sens entre leurs différents souvenirs, pour en faire un ensemble cohérent.

Cette écriture fragmentée, qui se concentre sur quelques souvenirs uniquement, est-elle synonyme d’écriture plus libérée ? Les élèves les plus petits, qui seraient moins conscients des enjeux de l’exercice et construisent parfois eux-mêmes le sens de leurs souvenirs, nous donnent- ils à voir une occupation plus personnelle, moins scolaire de celle des plus grands ? La rédaction d’Octavie est de loin celle qui détonne le plus dans l’ensemble du corpus étudié. L’image de l’Allemand y est en effet totalement renversée : l’occupant n’est ni un monstre ni un barbare mais un « ami ». Le récit de l’élève se construit non autour des exactions commises par les

7 La contemporaine F delta 1126/05/Bx. 004, composition d’Octavie Guéant, 10 ans, élève à l’école de Boyelles (Pas-de-Calais). Voir la copie en Annexe 12, p. 267.

8 Manon PIGNOT, Allons Enfants de la patrie…, op. cit : « Le jour de Noël, synonyme de paix et de fraternité dans le dogme catholique, met d’autant plus en exergue l’isolement des occupés : " Jour de Noël au milieu de ces boches ", note Marie-Louise Congar de manière lapidaire, en 1915 ». p. 196-197.

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soldats, mais de leurs actions bienveillantes : ces derniers ravitaillent les habitants – « il nous afforté du beouf du biftech de toute sorte », célèbrent Noël avec eux – « Il ont fait des fêté il vené nous chercher », jouent avec les enfants – « il avait montait un jeu saitait un piquets une roue pausée sur le piquets nous montion dessu et les allemands il nous faise allaient » et protègent même les civils des bombardements : « il nous on fait des cave pour se maitre dedans. Il avait mis du siment de sur la cave. Il sont demeure a côté de nous9 ». La seule contrainte évoquée – « Nous étions obligait de la laver leurs linge » – révèle une forme de cohabitation au quotidien et la construction de relations autour du prisme du don et du contre-don10. La jeune fille est aussi quasiment la seule, parmi tous les élèves du corpus, à reprendre le jargon de l’occupant : « il disait comme sa neinh nanette ». Elle contredit alors directement son institutrice, qui, dans son questionnaire, précise que l’occupation n’a eu aucune influence sur le parler local et qu’aucune expression ou qu’aucun mot n’est resté chez les habitants. Les maîtres et maîtresses, mais aussi la grande majorité des élèves cherchent en effet à montrer qu’une distance a été tenue avec l’occupant. Reprendre des mots d’allemands, même les plus désobligeants, c’est sous-entendre qu’on est devenu, malgré soi, un « Boche du Nord11 ».

Le récit d’Octavie s’explique certes en partie par la situation particulière qu’a connue la commune pendant l’occupation. L’institutrice précise en effet que « le secteur avait un commandant fort humain », que « l’autorité […] a réinstallé dans ses anciennes fonctions de Maire M. Pontfort, un homme intègre, excellent Français fort estimé de tous et respecté des Allemands », et surtout, « que les évacués des autres villages étaient nourris par l’ennemi ». Mais la maîtresse nuance quand même le tableau, en précisant que les troupes qui se sont succédées avaient « chacune leur mentalité », et en déplorant que « deux garçons de 13 ans » ont eu leurs facultés « sérieusement atteintes par le tabac et l’alcool » à cause des Allemands. Les enfants plus âgés n’auraient-ils pas cherché, comme leur institutrice, à tempérer leur récit, à s’attarder sur les détails les plus négatifs de l’occupation, voire à en inventer ? Auraient-ils qualifié les Allemands « d’amis » ? Si l’on peut en douter, il reste impossible de le vérifier : sur

9 La commune de Boyelles dans laquelle habite la jeune fille est particulièrement proche du front pendant le conflit. Voir carte p. 91.

10 Philippe SALSON, « 1914-1918 : les années grises. L’expérience des civils dans l’Aisne occupée », thèse soutenue à l’université Paul Valéry Montpellier III, Montpellier, sous la direction de Frédéric Rousseau, 2013, 1102 pages : « La complémentarité des besoins des Allemands logés et des civils a favorisé les échanges sous la forme de dons et de contre-dons. Dans sa configuration la plus simple, ces échanges ont pu se limiter au troc. Henriette Moisson suggère par exemple une contrepartie aux travaux de couture demandés par le gendarme Walter », p. 846.

11 Philippe NIVET, Les « Boches du Nord » : les réfugiés français de la Grande Guerre, 1914-1920, Paris, Economica, 2004.

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les neuf devoirs d’élèves transmis par l’institutrice, dont certains étaient du cours moyen – donc âgés de 12 ans ou plus – seul celui d’Octavie a été conservé. Le récit d’Edouard, cité plus haut, n’est pas non plus à charge contre les Allemands. Les travaux forcés sont rapportés en seulement deux lignes, tandis que l’explosion de la gare, plus impressionnante, et plus récente, est davantage développée. Surtout, l’élève n’hésite pas à dire que son père était prisonnier de guerre en Allemagne, ce qui pourrait être source de gêne : à l’humiliation d’avoir été occupé s’ajoute celle d’avoir eu un père prisonnier, vaincu, qui n’a pas su protéger sa famille. Ce qui caractérise donc ces deux récits – au-delà de leur aspect brut, majoritairement descriptif, dénué d’adjectifs et de ponctuations, que l’on retrouve chez la plupart des élèves du même âge12 –, c’est l’absence de jugement explicitement négatif vis-à-vis de l’occupant.

Pour autant, ces deux copies constituent une exception. Les autres récits des enfants âgés de 9 à 11 ans de notre corpus ne semblent en effet pas « dégagé[s] du poids de la responsabilité13 ». Si l’occupation est racontée de manière fragmentée, elle reste surtout présentée à travers le prisme des exactions allemandes. La nature dénonciatrice du témoignage semble bien intégrée par la plupart des élèves : l’Allemand est un « criminel » pour Julien, un « Barbare » pour Irène, un « bourreau » pour Nella14. La violence de l’ennemi reste ainsi le thème central des rédactions. Dans sa composition, Julien raconte par exemple comment un Allemand tue d’une balle dans la tête « un vieillard sourd qui revenait de Belgique avec une lanterne », pour ensuite aller « manger à la maison de sa victime comme s’il n’avait rien fait de mal ».

L’image qui est donnée de soi entre aussi en adéquation, sur la plupart des points, avec les récits des plus grands : la grande majorité des enfants de moins de 12 ans cherchent à montrer qu’ils ont été, tout autant que les adultes, des victimes de l’ennemi. Aussi la participation à des travaux forcés est-elle très souvent évoquée. Dans le récit de Julien, la réquisition des enfants précède celle des adultes, bien que la nature des tâches ne soit pas la même : « En 1917 ils ont pris tous les jeunes et les jeunes filles pour aller couper chardons, chercher des noisettes, couper des feuilles dans les bois […] En 1918 ils ont pris tous les

12 L’analyse des spécificités morphosyntaxiques pour la tranche d’âge 9-11 ans, effectuée sur le logiciel TXM donne un indice de sous-représentation de -5,3 pour les adjectifs et de -11,4 pour la ponctuation.

13 Catherine GOUSSEF, Anna SOSSINSKAIA, Les Enfants de l’exil. Récits d’écoliers russes après la Révolution de 1917, Paris, Bayard, 2005 : « le témoignage des enfants a un écho singulier parce qu’il est dégagé du poids de la responsabilité qui oriente nécessairement celui des adultes », p. 257.

14 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Julien Tonnel, 10 ans, élève à l’école de garçons de Wannehain (Nord) ; composition d’Irène Démaret, 10 ans, élève à l’école mixte de Lez-Fontaine (Nord) ; composition de Nella Breucq, 11 ans, élève à l’école de filles de la Sentinelle (Nord).

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hommes de 18 à 60 ans pour faire des tranchées ». La ressemblance entre les deux phrases traduit la volonté – que l’on retrouve aussi chez les écoliers plus âgés – de lier l’expérience des enfants à celle des adultes. Les élèves de moins de 12 ans relaient donc eux aussi l’idée centrale que l’occupation a été totale, que personne n’y a échappé15. Leur occupation n’apparaît donc pas comme plus libre. Les récits des plus petits, bien que fragmentés et parfois donnés sous une forme brute, dépourvue d’ornements, s’inscrivent bien dans la trame commune des récits d’occupation et ne donnent que très rarement à voir une image de soi et de l’autre qui dénote avec les attendus de l’exercice. Se pose encore une fois la question de la prégnance du maître ou de la maîtresse. La copie de Thérèse Potvin, 9 ans est par exemple tellement bien écrite qu’elle donne l’impression d’avoir été dictée16. S’il est impossible de le vérifier, la sous- représentation des élèves de 9 à 11 ans dans notre corpus s’explique peut-être par le fait que ces derniers étaient davantage enclins, à l’image d’Octavie, à produire des récits qui entrent en décalage avec les attendus de l’école.

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