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Fréquence d’évocation des membres de la famille par les enfants selon le genre

Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Données 21 Fréquence d’évocation des membres de la famille par les enfants selon le genre

Échantillon : 134 compositions

Sources : La contemporaine, F delta 1126/02-06

Cet écart tient en partie à l’assignation chez les filles à un rôle domestique et maternel très tôt dans leur éducation. Ces dernières assimilent parfois entièrement leur expérience à celle de leur mère, ce qui est moins le cas chez les garçons. Jeanne Lestrade, 14 ans, qui raconte la confrontation entre sa mère et le pianiste allemand, utilise par exemple seulement dix fois le pronom « je » et 41 fois le pronom « nous »5. Toutes les grandes étapes du récit de l’élève se déroulent alors en présence de la mère. La mobilisation : « il nous cria : "A bientôt ! Dans six semaines nous les aurons écrasés !"6 » ; l’arrivée des Allemands : « le 13, nos ennemis entraient dans la ville ; ce-jour-là, nous revenions du cimetière… » ; l’épisode du pianiste : « un jour que nous étions dans la cuisine, seul lieu où nous étions chez nous… » ; et l’évacuation vers la France libre : « Je ne saurais oublier le soir où on nous annonça notre admission au prochain

4 D’après l’analyse de spécificités menée sur le logiciel TXM, « nous » est utilisé 728 fois chez les filles (pour 56 copies) et 605 fois chez les garçons (pour 79 copies). « On » apparaît 134 fois chez les filles et 296 fois chez les garçons.

5 La contemporaine, F delta 1126/05/B. 721, composition de Jeanne Lestrade, 14 ans, élève à l’école primaire supérieure de filles de Tourcoing (Nord).

6 On remarque par ailleurs, encore une fois, la mention de la promesse non tenue du père.

Membres de la famille Filles (en %) Garçons (en %)

Mère 52 32 Père 38 29 Frère 20 5 Sœur 13 6 Oncle 7 8 Tante 7 4 Grands-parents 4 5

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départ : nous étions réunies autour de la table ». Cette forte assimilation à la mère ne traduit- elle pas également la volonté qu’ont les filles de faire de leur expérience de guerre avant tout une expérience d’adulte, et plus spécifiquement de femme ? La prépondérance de leur futur rôle de mère conduirait donc d’une certaine manière les filles à d’autant plus insister sur leur appartenance au groupe des femmes. Cette affirmation reste cependant à nuancer, faut d’indices évidents. Les phrases sont en effet presque toujours déclinées au masculin. Aussi, la mise en avant de l’héroïsme des mères conduit quelques élèves à faire une séparation entre le groupe des enfants auxquels ils disent appartenir et le groupe des adultes. Berthe, âgée de 15 ans, écrit par exemple : « Quand je grandis, je compris mieux toute la peine avec laquelle mes parents joignaient les deux bouts, toutes les privations que ma tante, qui demeurait alors avec nous, et ma mère, s’imposaient pour pouvoir nous donner l’indispensable7 ». Enfin, ce « nous » englobe aussi, dans un récit sur trois, tout autant les mères que les frères et les sœurs. Ces derniers sont alors très souvent en danger. Trois élèves – toutes des filles – racontent par exemple comment leurs grands frères sont roués de coup par des Allemands, après avoir essayé, chacun à leur manière, de leur tenir tête8. Les violences envers les sœurs prennent elles surtout la forme d’enlèvements. Louis raconte par exemple :

Un jour c’était un samedi ma grande sœur Solange était malade, quand cinq ou six policiers sont venus la tirer en bas du lit pour aller en colonne. Elle partit donc un jour, le lendemain elle était revenue à la maison dans une voiture sans rien sous elle. Elle était très malade et exténuée de fatigue. En la voyant ainsi, maman tomba faible et moi je fus longtemps à pleurer. Maman disait que ces allemands étaient bien des lâches9.

Comme le jeune élève, quatre autres enfants – deux filles et deux garçons – racontent l’enlèvement de leurs sœurs, sous différentes formes. Ce peuvent être des enlèvements assez courts, voire des tentatives avortées, comme dans le récit d’Olga où le « Caporal Hubert » menace la sœur dans le grenier, ou dans la rédaction de Simone, quand un Allemand tente

7 La contemporaine, F delta 1126/05/B. 721, composition de Berthe Desmettre, 15 ans, élève à l’école primaire supérieure de filles de Tourcoing (Nord).

8 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition d’Irène Démaret, 10 ans, élève à l’école mixte de Lez- Fontaine (Nord) ; composition de Bertha Guéry âge inconnu, élève à l’école mixte de Liessies (Nord) ; F delta 1126/05/Bx. 006, composition de Renelde Lesur, 13 ans, élève à l’école de filles d’Anor.

9 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Louis Evrard, 11 ans, élève à l’école mixte de Lez- Fontaine.

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d’arracher sa petite sœur des bras de sa mère10 ; mais aussi des enlèvements plus longs, notamment pour le travail forcé, qui peuvent durer plusieurs journées. Dans tous les cas, les enfants, même les plus petits, et aussi les garçons – Louis n’a que 11 ans – ne cachent pas la dimension sexuelle que revêt ce genre de violence et comprennent leur valeur symbolique. Comme l’a montré Manon Pignot, la jeune fille « incarne tout à la fois la virginité (c’est-à-dire aussi le pays intact, inviolé), le féminin (c’est-à-dire la possibilité de reproduction) et la jeunesse (autrement dit l’avenir du pays). […] L’enjeu est bien ici la souillure extrême, la défloration symbolique et éternelle11 ». Le récit de Louis pose fortement question : l’enfant évoque-il ici un viol ? Cette rédaction demeure la seule sur l’ensemble du corpus à sous-entendre ce type d’agression. Les filles qui racontent des épisodes d’enlèvement n’en sont d’ailleurs jamais directement les victimes. Faut-il voir une volonté de montrer qu’on n’a pas directement été « souillée » par l’ennemi, à l’image, des femmes qui ont subi un ou des viols, et qui, en sortie de guerre préfèrent souvent taire cette violence12 ?

Cette expression d’une peur avant tout portée sur l’autre n’est pas spécifique aux témoignages des enfants du Nord. Anne-Marie Losonczy et Marta Craveri observe le même phénomène pour les récits des Enfants du Goulag : « Tous les récits recueillis en témoignent : pour les enfants déportés, la peur de la mort prend toujours le visage des proches. Bien plus que leur propre mort, ils redoutent constamment la perte des parents et des petits frères et sœurs13 ». À tel point que les membres de la famille deviennent parfois les acteurs principaux, et l’élève un simple narrateur. La rédaction de Germaine, âgée de 13 ans, l’illustre particulièrement bien. La jeune fille s’efface en effet totalement de son propre récit. Elle n’utilise qu’une seule fois la première personne du singulier, pour se rattacher à ses parents : « Ils [Les Allemands] avaient vraiment l’air farouche, aussi de peur bien des gens partaient en avant, et ils ont dû retourner en voyant le nombre de soldats qu’il y avait sur les routes. Moi je suis restée avec mes parents14 » . Le récit se construit alors autour des malheurs collectifs, qui touchent les occupés dans leur ensemble – « Qui dira les souffrances que nous avons ressenties pendant cette terrible

10 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition d’Olga Gilles, âge inconnu, élève à l’école de filles de Liessies (Nord); La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Simone Ribeaucourt, 12 ans, élève à l’école mixte de Lez-Fontaine (Nord).

11 Manon PIGNOT, Allons Enfants de la patrie, op. cit., p. 260.

12 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, L’enfant de l’ennemi 1914-1918, Paris, Aubier Collection historique, 1995 : « Les victimes, elles, choisissent souvent de se taire, comme le notent souvent les enquêteurs des différents pays qui constatent que la honte et le souci de la réputation, ainsi que la volonté de conserver des chances de mariage, l’emportent souvent sur la volonté de dénoncer l’agresseur », p. 50.

13 Anne-Marie LOSONCZY et Marta CRAVERI, Enfants du Goulag, Paris, Belin, 2017, p. 81.

14 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Germaine Piqueur, 13 ans, élève à l’école de filles de La Sentinelle (Nord).

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guerre nous avons bien souffert de la faim ainsi que du manque de nouvelles » – et des épisodes qui concernent des membres spécifiques de la famille : l’oncle prisonnier de guerre ; le grand- père attaqué par six Allemands alors qu’il gardait un champ des pommes de terres ; et le grand- frère de 16 ans déporté pour le travail forcé. La mère apparaît également comme une figure protectrice : « Ma mère le fit travailler aux mines car les mineurs étaient plus privilégiés que les autres ». Si les garçons expriment, eux aussi, la peur de perdre des membres de la famille, on la retrouve néanmoins moins fréquemment que dans les rédactions des filles. Ces derniers ont en effet tendance à évoquer les occupés de manière beaucoup plus générale. Les termes « enfant » et « homme » sont par exemple tout aussi employés que le mot « mère » (un tiers des récits pour les trois). L’utilisation beaucoup plus fréquente du « on » chez les garçons traduit peut-être aussi, à l’image des récits de déportées analysés par Michael Pollak, la situation d’impuissance qui semble davantage les toucher15.

B. Le « nous » général : parler au nom de tous les occupés

A ce « nous » familial s’en ajoute un deuxième beaucoup plus général : celui de tous les occupés. Les enfants alternent en fait continuellement entre ces deux groupes, si bien qu’il est parfois difficile de bien les distinguer. Marcelle, qui est élève à l’école primaire supérieure de Tourcoing, écrit :

Pendant quatre ans, nous sommes retenus prisonniers dans notre ville, privés de nouvelles des Français, de repos, car la nuit, les aéroplanes nous lancent des bombes, de nourriture malgré le ravitaillement pour lequel nous faisons de si longues queues sous la chaleur ou le froid. ; privé aussi de lumière et de charbon. Pendant tout un hiver, à la maison, nous nous éclairons d’une lampe à saindoux. Ce saindoux nous le retranchons dans notre alimentation. Pour nous chauffer, nous faisons du feu avec de la boue du canal. Et nous sommes sans cesse tourmentés par les Allemands, leurs

15 Michael POLLAK, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Point, 2014 (1ère édition en 1990) : « La première signification du " on " relevée dans notre corpus est celle d’un collectif en situation d’impuissance. Si le "nous" implique une capacité d’action collective (présumée ou réelle) d’agir et de maîtriser la réalité, le "on" désigne plutôt des groupes temporaires, sans prise sur la réalité et auxquels la personne n’appartient pas de son propre gré », p. 239.

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