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La composition et la rhétorique scolaire guerrière : langue de bois républicaine et fictionnalisation du vécu

L’enquête de l’académie de Lille (mars juin 1920) Du ministère aux salles de classe, des salles de classe au fonds

A. La composition et la rhétorique scolaire guerrière : langue de bois républicaine et fictionnalisation du vécu

L’introduction officielle de la composition française dans l’enseignement primaire avec l’arrêté du 27 juillet 1882 de Jules Ferry répond à une finalité précise : ces nouveaux exercices de rédaction, qui portent sur « les sujets les plus simples et les mieux connus des enfants » doivent, en plus de les habituer à la pratique de l’écriture, contribuer à leur édification morale et civique3. La mise en scène des élèves dans des situations du quotidien – à la maison, à l’école, dans la rue… – doit permettre de leur inculquer ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Selon Marie-France Bishop, les rédactions scolaires sous la IIIe République favorisent ainsi une forme « d’analyse des enfants de leurs comportements4 ». Selon André Chervel, l’écriture est alors voulue comme une confession, une « catharsis », l’élève rédigeant « de la façon la plus édifiante possible […] les petites histoires d’oiseau qu’il faut protéger, de pauvres ou de malades qu’on lui demande de raconter, ou écrivant à son cousin une lettre imaginaire pour l’inviter à mieux se tenir en classe5 ».

Durant la Grande Guerre, la composition constitue un instrument phare dans la diffusion du discours de guerre à destination des enfants : ces derniers doivent y montrer en quoi ils sont de bons petits soldats. Les rédactions rédigées en classe favorisent aussi l’intégration des « deux faces du patriotisme guerrier : l’avers de l’héroïsme des nôtres, le revers de la lâcheté barbare des ennemis6 ». En sortie de guerre, ces deux aspects – mise en scène de l’enfant en bon petit soldat et relais d’un discours qui oppose une « identité collective idéalisée » à « un ennemi

3 Marie-France BISHOP, « Racontez vos vacances… » Histoire des écritures de soi à l’école primaire (1882- 2002), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2010, p. 11.

4 Ibid., p. 28.

5 André CHERVEL, « Observations sur l’histoire de l’enseignement de la composition française », Histoire de l’éducation, n° 33, 1987, p. 21-34, p. 28.

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déshumanisé7 » – continuent d’alimenter les sujets des rédactions scolaires. Une composition de l’école mixte d’Incourt, dans le Pas-de-Calais non occupé, datant du 23 juin 1919, doit par exemple traiter le sujet : « En l’absence de son père mobilisé, le jeune Pierre, âgé de 14 ans, le remplace à la ferme. Montrez-le au travail8 ». L’élève conclut ainsi son récit : « Pierre est heureux de se rendre utile, lui aussi à la Patrie ; c’est un héros comme son père ».

La pratique de la composition est aussi étroitement liée à celle de la lecture. Comme le rappelle Marie-France Bishop, la rédaction en classe constitue souvent le « point d’orgue dans l’organisation de la semaine scolaire : tout commence par la lecture d’un texte qui donne le thème, suivie de leçons de vocabulaire et grammaire, auxquelles s’ajoutent des dictées et une récitation qui facilitent la mémorisation des expressions du vocabulaire ». La rédaction en classe forme alors la « dernière étape du dispositif, elle est nourrie de tout ce qui l’a précédée. Elle reprend le thème et met en scène l’élève dans une situation proche de la lecture9 ». La rhétorique scolaire guerrière s’appuie alors notamment sur des récits de fiction relayant la figure de l’enfant héroïque, tels qu’on en trouve par exemple dans littérature de jeunesse, notamment dans les « Livres roses pour la jeunesse », et dans la presse. En fin et en sortie de guerre, les publications destinées à la jeunesse qui narrent l’histoire de l’occupation se concentrent également sur les grandes figures héroïques et mettent l’accent sur la résistance des populations civiles. La collection « Patrie », qui publie des fascicules illustrés destinés à la jeunesse, fait ainsi paraître aux éditions F. Rouff : Miss Cavell, héroïne et martyre, d’A. Norec, en 1917, La Délivrance de Noyon, de Jean Petithuguenin, la même année, La Revanche de Sedan, de Paul Carillon, en 1919… La Guerre des femmes, écrit par Antoine Rédier, raconte l’histoire de Louise de Bettignies, civile qui a monté un réseau d’informations pour l’armée britannique durant l’occupation. L’ouvrage est souvent utilisé comme « livre de prix » destiné aux écoliers10. Si la composition a été pensée comme un ferment de la culture de guerre à destination de l’enfance, si celle-ci a cherché à transmettre aux élèves une représentation idéalisée de soi et de l’autre dans le contexte de la guerre, ces derniers ne vont-t-il pas répéter ce discours dans leurs rédactions ? La mise en avant dans la littérature destinée à la jeunesse d’une mémoire combattante et héroïque de l’occupation ne risque-t-elle pas aussi d’influer sur les récits ? Ce

7 D’après le diagramme de la culture de guerre réalisé par John HORNE dans « Locarno et la politique de démobilisation culturelle : 1925-1930 », 14-18. Aujourd’hui. Today. Heute, n° 5, mai 2002, p. 45-53, p. 46. 8 La contemporaine, Nanterre, F delta, 1126/06/C. 183. – Incourt (62), école mixte : devoirs d’élèves rédigés aux cahiers de roulement de 1916 à 1919 (extraits).

9 Marie-France BISHOP, « Racontez vos vacances… », op.cit., p. 24.

10 Toutes ces références sont citées par Philippe NIVET, dans La France occupée, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011, p. 338-339.

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lien entre littérature, discours guerrier et rédaction scolaire est extrêmement apparent dans le récit que fait Mona Ozouf, dans sa Composition française, de la scolarité de sa mère, au début du XXe siècle :

[Les institutrices] prêtent des livres à leur meilleure élève, reçue « première du canton » au certificat d’études, avec une rédaction remarquée sur ce sujet d’époque : "Une route du front raconte son histoire". Son frère et elle [la mère de Mona Ozouf], liseurs voraces, dépensaient le peu d’argent qu’ils avaient dans l’achat des "livres roses" qu’éditait alors la maison Larousse à raison de deux fascicules par mois. […] Et ces livres roses, précisément, spécialisés dans les récits patriotiques et dans l’héroïsme enfantin, racontaient à l’envi l’histoire des gamins bruxellois résistants et de vaillantes petites têtes blondes à tresses, capables de tenir victorieusement tête en Alsace à des régiments d’obertlieutnants11.

La réussite de l’élève repose dans sa capacité à réemployer ses propres lectures pour construire son récit ; en plus de les familiariser avec un vocabulaire et une syntaxe développés, la littérature de jeunesse constitue donc un fonds dans lequel les enfants peuvent puiser pour écrire des histoires. Or, ces dernières privilégient souvent le fantasmé, l’imaginé, parfois à l’extrême, au détriment de la vraisemblance de ce qui est raconté : une rédaction écrite en 1921 par un élève de l’école d’Oeuf-en-Ternois, dans le Pas-de-Calais non-occupé, dresse ainsi un portrait pour le moins idéalisé de la guerre :

1 – Dimanche en allant me promener dans la campagne, j’aperçus au loin un militaire qui venait à moi. Quand il fût bientôt à quelques pas de moi je vis que c’était un cousin qui revenait en permission. Tout en causant, j’ai remarqué qu’il avait la croix de guerre sur la poitrine. […]

3 – Les parents lui demandèrent pourquoi il avait cette croix et il se mit à raconter son histoire. Il dit qu’il avait été pris par six allemands et qu’ils l’avaient entouré, et que sans perdre son sang-froid il s’était dégagé de ces six barbares. Alors quand il avait rejoint son régiment son Colonel lui avait remis cette croix de guerre.

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4 – Je prendrai toujours la résolution de ne jamais perdre mon sang froid, de me défendre courageusement et de faire comme lui12.

La copie n’est pas notée. Mais le fait qu’elle ait été conservée par son instituteur n’est pas anodin. Le caractère très patriotique des autres exercices retrouvés dans le fonds de cet établissement laisse aussi à penser que cette rédaction a pu constituer, aux yeux de l’instituteur une bonne copie. Or ce récit, raconté à la première personne du singulier, est présenté comme s’il était vrai. S’il n’est pas impossible que cet élève ait effectivement un cousin ayant obtenu la croix de guerre, sa description de l’affrontement guerrier relève probablement de l’imaginaire. Ces deux exemples résument tous les aspects problématiques qu’engendrent la composition dans l’écriture de soi : de par sa propension à relayer un discours guerrier fantasmé – « il dit qu’il avait été pris par six allemands et qu’ils l’avaient entouré, et que sans perdre son sang-froid il s’était dégagé de ces six barbares » – à moraliser et faire promettre à l’enfant – « je prendrai toujours la résolution de ne jamais perdre mon sang froid, de me défendre courageusement et de faire comme lui » – et à s’appuyer sur des récits littéraires préexistants, la composition fait courir le risque de la langue de bois républicaine et de la fictionnalisation du vécu. Encore une fois, Mona Ozouf résume, dans le récit de son enfance bretonne, ce que peut signifier, pour un bon élève, une composition :

L’école est le lieu d’une bienheureuse abstraction, on y est hors d’atteinte de ce qui, à l’extérieur, est menaçant ou douloureux. Est-ce la raison pour laquelle j’aime tant l’école ? […] J’aime tout ce qu’on y apprend […], les rédactions, où nous devons si souvent raconter ce que nous n’avons jamais expérimenté : un pique-nique au bord de l’eau, une fête de famille, une promenade en forêt, une tempête en mer ; mais rien de tout cela n’est embarrassant, puisqu’on peut loger dans un récit de pure fiction toutes ses lectures. Quelque chose, par ailleurs, nous chuchote que ce n’est pas la vérité qu’on nous demande à l’école. Nul n’attend de nous un constat réaliste ; on nous fait mettre en dimanche pour « chanter », comme nous savons qu’il faut le dire dans les rédactions, des travaux et des jours imaginaires, et c’est bien ce qui nous convient13.

12 Archives départementales du Pas-de-Calais (ADPdC), Dainville, T 4146 – Œuf-en-Ternois (Pas de Calais). École publique de garçons. Préparations de classes et devoirs, vers 1921.

13 Mona OZOUF, Composition française, op. cit., p. 109. La composition est vécue positivement par la jeune Mona, car mettant de côté tout particularisme excluant, et faisant appel au littéraire. Ce n’est le cas de tous les élèves. L’ouvrage de Marie-France BISHOP, « Racontez vos vacances… », op.cit., donne ainsi l’exemple de l’écrivaine Annie Ernaux, pour qui le « faire comme si » de l’école entraîne le sentiment d’être jugé et désavoué.

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Ce qui prime donc dans la pratique de la composition, ce n’est pas de se raconter soi- même, mais de « faire comme si ». Placé dans une situation fictive, l’élève doit raconter, au mieux, ce qu’il est attendu de lui. L’écriture du récit relèverait ainsi, d’après Marie-France Bishop, d’un « pacte fictionnel et implicite » entre l’élève et son instituteur ou institutrice : « l’histoire personnelle fournit la matière, mais le vécu de l’élève n’est jamais le sujet du texte, il s’agit dans la plupart des cas de traiter d’un problème de morale ou de bon sens, en prenant appui sur un vécu idéal14 ». Aussi, souvent, les devoirs les moins bien notés seront ceux qui paradoxalement, furent peut-être les plus sincères.

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