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L’enquête de l’académie de Lille (mars juin 1920) Du ministère aux salles de classe, des salles de classe au fonds

A. Des enquêtes avant tout destinées aux instituteurs et institutrices

L’école est, sous la IIIe République, un terrain propice aux enquêtes. Les instituteurs, institutrices, directeurs et directrices doivent en effet fréquemment rendre compte à leurs supérieurs hiérarchiques du bon fonctionnement, ou non, de leur école au quotidien (effectifs scolaires, niveau des élèves, état du mobilier, des locaux, etc.). Loin de se cantonner aux salles de classe, les enseignants accomplissent aussi souvent un « service public sans frontières7 ». Il n’est ainsi pas rare de les voir occuper le rôle « d’écrivains publics de la commune8 ». Parmi les milliers d’instituteurs et institutrices qui ont exercé à la Belle-Epoque et qui ont répondu à l’enquête de Jacques et Mona Ozouf, un nombre non négligeable, 23 %, déclarent avoir exercé, en plus de leur fonction enseignante, le rôle de secrétaire de mairie, les rendant ainsi constamment au fait des événements locaux. Des écrits du présent, donc, mais qui se conjuguent aussi au passé. Comme le rappelle Philippe Marchand, « dès le début du siècle, le ministère de l’Instruction publique encourage les instituteurs et les institutrices à mener des travaux d’érudition locale […]. Cette invitation à découvrir les réalités locales passées et présentes ont donné lieu à la rédaction de nombreuses monographies9 ». Les enseignants et enseignantes, professionnels de l’écriture, apparaissent ainsi, aux yeux des autorités publiques, à la fois comme des témoins idéaux du présent et des chroniqueurs importants du passé.

Ce rôle particulier qui incombe aux maîtres et maîtresses se retrouve exacerbé lors de la Grande Guerre, et les enquêtes menées en milieu scolaire se multiplient. Dès le 18 septembre 1914, le ministre de l’Instruction publique Albert Sarraut invite ainsi les instituteurs et institutrices à rendre compte de la vie de leur commune à l’épreuve de la guerre. Ces écrits doivent se faire « l’écho vivant de la conscience publique » et constitueront un « admirable répertoire de l’histoire locale10 ». L’appel aux témoignages des maîtres et maîtresses d’école

7 Mona et Jacques OZOUF, La République des instituteurs, Paris, Le Seuil, 1992, p. 294. Dans cet ouvrage, les deux historiens s’intéressent à la vie des instituteurs de la Belle-Époque, à partir des milliers de réponses obtenues par une enquête menée au début des années 1960 auprès de ces derniers, alors à la retraite.

8 Ibid., p. 295.

9 Philippe MARCHAND, « Enseignants et élèves de l’académie de Lille… », art. cit., p. 147. À titre d’exemple, voir la monographie communale exhaustive réalisée par un instituteur de Montreuil-sur-Mer, Henri Desmarest, à l’occasion d’une exposition scolaire départementale devant se tenir à Arras en 1888, Archives départementales du Pas-de-Calais (ADPdC), Dainville, 1T 8004.

10 Jean-Jacques BECKER, « La fleur au fusil », in Christophe PROCHASSON et Anne RASMUSSEN (dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004, p. 152-166. Cité par P. MARCHAND, dans « Enseignants et élèves de l’académie de Lille… », art. cit., p. 147.

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résulte ici avant tout d’un intérêt historique : ces derniers doivent, de par les qualités inhérentes à leur profession, participer à l’écriture de l’histoire de la guerre à l’échelle locale11.

D’autres enquêtes répondent surtout à la volonté des autorités militaires d’obtenir des informations précises sur la situation dans les territoires sous domination allemande. En avril 1915, le préfet de la Meuse demande ainsi à l’inspecteur d’académie de sonder les instituteurs et institutrices sur les conditions de vie en zone occupée. Ces derniers doivent notamment préciser les points suivants : « conditions de travail sous l’occupation allemande, conditions de l’obtention de l’autorisation de rapatriement ; renseignements recueillis en territoires occupés12 ». Les questions posées reflètent alors la signification que peut porter ce genre d’enquête : d’abord demander des informations pratiques à des maîtres et des maîtresses souvent bien au fait de la vie de leurs communes. Surtout, les récits recueillis sont autant de pièces à charge dans la « guerre des mots13 » qui oppose les deux camps pendant et après le conflit. Aussi, la question portant sur les conditions de l’obtention de l’autorisation de rapatriement des maîtres et des maîtresses traduit, elle, la méfiance portée envers ces rapatriés, soupçonnés d’avoir obtenu leur retour en échange de faveurs accordées à l’ennemi, voire d’être devenus des espions à la solde des Allemands. Une instruction du général Pétain aux préfets indique ainsi qu’il « importe de faire connaître pour chaque cas particulier les conditions dans lesquelles les fonctionnaires rapatriés […] ont quitté les régions envahies, les raisons qui ont fait obtenir aux intéressés de la part des autorités allemandes les passeports et autorisations pour sortir des pays occupés14 ». La tournure de la phrase révèle bien une certaine défiance : les « raisons » qui ont conduit les « intéressés » à « obtenir » leur rapatriement ne sont-elles pas synonymes de compromission ?

11 Philippe Marchand précise d’ailleurs que cette enquête nationale est inspirée d’une initiative d’abord régionale : l’idée de faire prendre des notes aux instituteurs dès le début de la guerre revient au recteur de l’académie de Grenoble, Charles Petit-Dutaillis, ancien professeur d’histoire médiévale à la faculté des lettres de Lille, de 1895 à 1908.

12 Pascale VERDIER, Les instituteurs meusiens, témoins de l’occupation allemande, 1914-1918, Paris, Broché, 1997.

13 John HORNE, Alan KRAMER, 1914. Les atrocités allemandes : La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Paris, Tallandier, 2005 (édition originale : German Atrocities 1914. A History of Denial, Londres, Yales University Press, 2001). Voir notamment le chapitre VI : « La bataille des rapports officiels et le tribunal de l’opinion mondiale », p. 337-472.

14 Archives départementales de l’Aube, 17 R 58, cité par Philippe NIVET dans : Les « Boches du Nord » : les réfugiés français de la Grande Guerre, 1914-1920, Paris, Economica, 2004, p. 382. L’enquête menée en avril 1915 dans la Meuse a cependant lieu avant cette instruction de Pétain (la date n’est pas donnée, mais Philippe Nivet indique que Pétain était alors commandant de la IIe armée, l’instruction est donc postérieure à juin 1915, moment de sa promotion).

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D’autres écrits d’enseignants et d’enseignantes sont destinés à être exposés au grand public. Dans une circulaire datant du 4 avril 1917, l’inspecteur primaire de la circonscription de Saint-Pol-Arras invite par exemple le personnel enseignant des écoles primaires non- occupées à lui fournir, en vue de « L’Exposition de l’École et la Guerre » qui doit se tenir en juin de la même année, des « monographies de guerre d’Écoles » et autres « travaux personnels sur la guerre » qu’ils auraient rédigés15. Dix jours plus tard, le 15 avril, une deuxième circulaire précise que 51 monographies ont déjà été reçues, traduisant peut-être l’habitude qu’ont les enseignants à réaliser ce genre travaux dans un temps souvent limité. L’inspecteur insiste particulièrement sur la collecte de « photographies d’écoles bombardées, de bâtiments voisins touchés, d’abris ayant servi ou servant d’écoles, de bâtiments troués, démolis par les chevaux, de cimetières militaires, etc…, etc… ». Au-delà de leur rôle d’écrivain de l’histoire, les instituteurs et les institutrices constituent donc aussi des relais locaux importants dans la collecte de documents historiques.

En sortie de guerre, les enquêtes scolaires se multiplient particulièrement dans les régions libérées. Celles-ci répondent d’abord au besoin d’évaluer l’ampleur des dégâts causés par l’occupation allemande, afin d’organiser au mieux la reconstitution d’un enseignement fortement ébranlé (destructions partielles ou totales de écoles, chute de la fréquentation scolaire, dégradation de la santé des élèves…). Dès décembre 1918, le recteur de l’académie de Lille Georges Lyon demande aux directeurs et directrices des établissements secondaires de lui fournir un rapport sur le fonctionnement de leur établissement durant l’occupation16. Les Bulletins de l’Instruction primaire du Nord et ceux du Pas-de-Calais de 1919 et 1920 regorgent aussi de questionnaires destinés aux instituteurs et institutrices17. L’inspecteur d’académie P. Capra les appelle par exemple, dans le numéro de janvier-février 1919 du bulletin du Pas-de-

15 ADPdC, T 2837/1 - Rebreuve-sur-Canche, École publique mixte. Notes de services et circulaires. 1901-1925, 1937-1940 (1 recueil 1901-1922 ; feuilles volantes 1922-1925, 1937-1940).

16 Archives départementales du Nord (ADN), Lille, 2T 1924, rapport de la directrice du collège de jeunes filles de Valenciennes sur la marche de l’établissement pendant les quatre années d’occupation, 8 décembre 1918 ; rapport du principal du collège de Maubeuge, 2 décembre 1918. Cité par P. MARCHAND, dans « Enseignants et élèves de l’académie de Lille… », art. cit., p. 148.

17 D’après le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand BUISSON, Paris, Hachette, 1911 (première édition en 1887) : « il existe dans chaque département un Bulletin départemental de l’instruction primaire, publié par l’inspecteur d’académie. C’est à une circulaire de Victor Duruy, du 14 septembre 1865, qu’est due la création de ces recueils périodiques. Ils doivent contenir les lois et décrets, ainsi que les arrêtés et circulaires ministériels et les actes administratifs départementaux concernant le service de l’instruction primaire ». Ils sont parfois aussi appelés Bulletin de l’enseignement primaire. Ces bulletins sont très bien diffusés à travers les écoles, à en juger par le nombre impressionnant qui en a été conservé dans les archives versées par les établissements du Pas-de-Calais.

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Calais, à lui fournir des renseignements sur la fréquentation scolaire depuis décembre 191818. Davantage que de rassembler des informations nécessaires à la remise en route de l’enseignement, certaines de ces enquêtes initient, toujours sur le plan régional, un début de mobilisation mémorielle. En février 1919, l’inspecteur académique de la Meuse appelle ainsi les instituteurs à rédiger « un mémoire retraçant, avec tous les détails [qu’ils jugeront] utiles, [leur] existence pendant l’occupation allemande19 ». L’inspecteur primaire P. Capra recommande, lui, dans le Bulletin d’avril-mai 1920, de « collectionner, dès maintenant, et de déposer au musée scolaire, tous les documents (cartes postales, affiches, etc…), susceptibles d’illustrer une leçon d’histoire locale qui s’impose et qui s’imposera, surtout dans quelques années. On oublie vite20 ». La dernière phrase semble particulièrement révélatrice de l’état d’esprit qui habite alors les habitants des régions anciennement occupées : il faut conserver des traces de l’occupation face à la menace de l’oubli.

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