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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Chapitre 4 – Il était une fois la guerre…

B. Le départ des pères : héroïsme ou abandon ?

La mobilisation, évoquée dans un récit sur quatre, peut elle aussi prendre une tournure très scolaire et impersonnelle. Eugène, âgé de 12 ans, élève à l’école de Lezennes, écrit : « Le 4 août 1914, l’Allemagne déclara la guerre à la France. Elle n’avait pour cela aucune cause sérieuse. La France attaquée, se vit dans l’obligation de défendre sa sécurité menacée. À son appel, de toutes parts, ses enfants accoururent, et, dans un élan de patriotisme se portèrent à la frontière61 ». Dans sa rédaction, Eugène reprend un argument central du discours de guerre : la France a « l’obligation de défendre sa sécurité menacée » face à une Allemagne qui l’agresse « sans aucune cause sérieuse ». Cette idée d’une guerre légitime puisque défensive est omniprésente dans les récits. Elle constitue en effet, selon Olivier Loubes, « le noyau central

60 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 303, réponse au questionnaire de la directrice de l’école de filles Descartes à Lille (Nord). Il s’agit certes de la directrice et non pas directement de l’institutrice. Cette première peut cependant avoir influé dans la mise en place de l’exercice et dans la sélection des récits.

61 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 299, composition d’Eugène Carnoy, 12 ans, élève à l’école de garçons de Lezennes (Nord).

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des représentations de l’école publique, la grille de lecture commune de la guerre nationale, qui met en cohérence le passé (une France pacifique, la Grande Nation) et le présent (une guerre juste, défensive)62 ». Pierre, 13 ans, fait ainsi directement le lien entre la mobilisation de 1914 et les levées en masse des guerres révolutionnaires : « au décret de la mobilisation de tous les hommes valides, pas un ne murmura ; ils partirent simplement le sac sur le dos, le fusil sur l’épaule, le képi sur l’oreille en chantant le refrain de Rouget-de-L’Isle63 ». Les deux garçons insistent, comme beaucoup de leurs camarades, sur la mobilisation indéfectible des hommes, qui répondent tous avec gravité et courage à l’appel de la patrie menacée. La mobilisation est donc un moment particulièrement important pour affirmer l’appartenance à la nation des gars du nord. La proximité avec la frontière n’induit pas l’image d’un soldat du nord comme premier défenseur du pays. Au contraire, celui-ci se fond dans la masse de tous les hommes mobilisés, il est un Français comme les autres.

Les garçons qui, selon la pédagogie de l’époque « sont encouragés à se penser comme des combattants en devenir64 », sont plus nombreux que les filles à utiliser le verbe « défendre » (37 % contre seulement 10 % des filles) : la défense de la patrie est en effet, traditionnellement, « une affaire d’hommes65 ». Ces derniers reprennent même parfois l’image d’une mobilisation ferme, virile, qui ne laisse pas de place pour les pleurs : « Pas une larme dans les yeux », pour Léon Thilliez lui aussi âgé de 12 ans, « mais une fermeté, marquant une mâle énergie propre à assurer la victoire66 ». L’utilisation du mot « enfants » dans la copie d’Eugène Carnoy pour désigner les hommes mobilisés n’est d’ailleurs pas anodine : on peut y voir une forme de projection, peut-être inconsciente, de l’élève dans un rôle guerrier.

Les filles, en revanche, insistent davantage sur la tristesse causée par le départ des pères. Marie-Madeleine, âgé de 12 ans, écrit : « Je me rappelle quand même que ma tante qui est couturière revint de son travail en annonçant la déclaration de guerre. Ma grand-mère, maman, ma tante pleuraient et je fis comme eux sans savoir pourquoi67 ». La rédaction de la jeune fille

62 Olivier LOUBES, L’école et la patrie. Histoire d’un désenchantement, 1914-1940, Paris, Belin, 2001, p. 39. 63 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Pierre Montagne, 13 ans, élève à l’école de garçons Monge à Lille (Nord).

64 Manon PIGNOT, « Les enfants », art. cit., p. 52.

65 Fabrice VIRGILLI, « Quand la guerre trouble le genre », Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l’Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 07/12/2015, consulté le 04/02/2020. Permalien : https://ehne.fr/node/179.

66 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 150, composition de Léon Thilliez, 12 ans, élève à l’école de garçons d’Avesnes-le-Comte (Pas-de-Calais).

67 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Marie-Madeleine Pétillon, 12 ans, élève à l’école mixte d’Herrin (Nord). On remarque que la jeune fille utilise le terme « eux » et pas « elles ». Une simple erreur

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est singulièrement différente des exemples précédents, sur trois points. L’énoncé « je me rappelle » modifie la nature du texte : d’un récit on passe à un témoignage. La présence de formules de ce type (plus chez les filles que chez les garçons : 61 % contre 41 %) n’est cependant pas toujours gage de souvenirs réels : quelques élèves se contentent ainsi de décrire la mobilisation de manière très générique. La copie de Marie-Madeleine laisse pourtant apparaître un élément clé de l’expérience enfantine de la mobilisation : la confrontation aux pleurs des plus grands. Ce que retient, dans son devoir, Marie-Madeleine, ce n’est pas le départ héroïque des hommes mais bien les larmes de sa grand-mère, sa mère et sa tante. Des larmes qui font prendre conscience de la gravité du moment, d’autant plus à une époque où l’expression des sentiments est « singulièrement bridée68 ».

Dans les exemples précédents, la mobilisation constituait également un événement dont les buts, la portée et les conséquences semblaient parfaitement compris. En l’occurrence, la jeune fille avoue au contraire pleurer « sans savoir pourquoi », autrement dit, ne pas comprendre ce que signifie la guerre. La mobilisation des filles est-t-elle donc, dans les rédactions, plus personnelle et sincère que celle des garçons ? Pas nécessairement. Ces différences – qui ne sont pas absolues, tous les garçons ne reprennent pas un tableau fortement idéalisé, et toutes les filles n’évoquent pas les pleurs – s’expliquent peut-être aussi par certaines normes genrées inhérentes à l’époque : il n’y a pas de honte et il est même attendu qu’une femme pleure le départ de son mari ou de son fils69. Si les garçons sont amenés à se penser en futurs soldats, les filles sont, elles, « rappelées à leur rôle domestique et maternel70 » : la copie de Marie-Madeleine, qui imite les pleurs de sa grand-mère, de sa mère et de sa tante sans comprendre les événements le laisse apparaître. Contrairement à l’investissement mémoriel plus affirmé des filles dans les introductions, l’idéalisation de la mobilisation par les garçons et l’évocation des larmes plus affirmée chez les filles s’avèrent dans les copies très conventionnelles : elles entrent en résonance, comme pour les passages narrant la déclaration de guerre, avec une culture de guerre nationale qui n’est pas spécifique aux régions occupées.

d’inattention, ou l’expression peut être inconsciente du sentiment que les femmes prennent le rôle de l’homme ? L’image de la femme, et de la mère, évolue en effet pendant l’occupation chez les filles. Voir chapitre 6, p. 192. 68 Olivier FARON, Les enfants du deuil. Orphelins et pupilles de la nation de la Première Guerre mondiale (1914- 1941), Paris, La Découverte, 2001, p. 16.

69 Jean-Jacques BECKER, Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. Voir le tableau de Victor PROUVÉ, Les Adieux d’un réserviste ou Pour la patrie peint en 1887 et qui met en scène le soldat français quittant sa femme bouleversée

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Le genre constitue donc une première variable pouvant expliquer la tournure que prend la mobilisation dans les récits. Les différences d’âge sont en revanche moins visibles. Les élèves les plus grands sont certes davantage susceptibles de se souvenir du début de la guerre. Mais la différence entre ceux qui utilisent des formules autoréférentielles et ceux qui ne le font pas n’est pas très élevée (12,5 ans contre 11,6 ans en moyenne). La situation personnelle des enfants au moment de l’écriture joue en revanche un rôle. Parmi les sept copies envoyées par l’institutrice de l’école d’Herrin, Céleste, âgé de 11 ans seulement, est la seule, avec sa camarade Marie- Madeleine, à évoquer le départ des hommes. Surtout, elle est l’une des seules élèves dans l’ensemble du corpus étudié à faire de la mobilisation le passage le plus long de sa rédaction : « Quand la guerre a éclaté, j’étais encore bien jeune ; mais malgré mon jeune âge je puis me rappeler que par un samedi la cloche a sonné mais d’une voix triste comme pour un enterrement, c’était la mobilisation, je voyais beaucoup de gens pleurer ma mère était du nombre71 ». La jeune fille laisse elle aussi apparaître le choc provoqué par les pleurs des plus grands. Mais l’élément qui distingue cette copie de toutes les autres, c’est la « voix triste » de la cloche qui fait de la mobilisation un « enterrement ». Une comparaison qui est tout sauf anodine puisque le père de Céleste ne reviendra pas du front72. La mobilisation devient alors dans son récit un moment hautement symbolique, qui ne peut être oublié. La jeune fille reconstruit donc son souvenir en mêlant – inconsciemment ? – le temps du départ avec celui de l’enterrement.

A l’instar des récits héroïques des garçons, la mobilisation de Céleste est également très imagée. Le recours à la métaphore est en effet typique de la « langue de l’école », une langue « tout à la fois simple et remplie d’images, de lieux communs », qui servent à « embellir » le réel73. Mais, au contraire des garçons, l’élève se réapproprie la norme d’écriture scolaire pour exprimer la spécificité de sa mobilisation. L’emploi d’un langage scolaire ne débouche donc pas uniquement sur des tableaux qui seraient toujours similaires. En l’occurrence, il nous aide même à révéler une situation propre à l’enfant, qui n’est jamais évoquée explicitement dans son récit. Au-delà du genre, le fait d’avoir perdu un membre de la famille joue donc un rôle important dans la place qu’occupe la mobilisation dans les récits. A l’inverse, les enfants qui n’ont pas eu de père mobilisé sont peut-être moins enclin à évoquer ce moment.

71 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Céleste Bauduin, 11 ans, élève à l’école mixte d’Herrin (Nord). Voir le récit en Annexe 10, p. 261.

72 Archives départementales du Nord (ADN), Lille, Registres paroissiaux et d’état-civil, 3 E 14926 Herrin NMD / [1902-1912]. La mention « pupille de la nation » est ajoutée à l’acte de naissance de la jeune fille.

73 Marie-France BISHOP, « Racontez vos vacances… » Histoire des écritures de soi à l’école primaire (1882- 2002), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2010, p. 54.

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Les enfants du Nord sont cependant confrontés à une contradiction. Le départ des pères, aussi héroïque que les élèves veulent parfois le faire paraître, ne laisse effet pour protéger les familles, que des petits hommes. Dans les contes, le départ de l’un des membres de la famille annonce l’arrivée du méchant de l’histoire : « l’éloignement […] des ainés prépare [le] malheur, crée le moment qui lui est favorable. Après le départ ou la mort de leurs parents, les enfants sont livrés à eux-mêmes74 ». Cette dynamique départ-arrivée est clairement apparente dans les rédactions des élèves. Elle constitue en fait une première forme de défaite des pères que l’on retrouve partout dans les récits75. Marcelle Serrurier, élève à l’école de primaire supérieure de filles de Tourcoing, écrit par exemple : « D’abord la mobilisation désordonnée et précipitée, les figures terrorisées annonçant un malheur : c’est la guerre. Puis mon père part. Les Allemands arrivent, et rient, boivent et mangent gloutonnement, volent et gaspillent76 ». La relation entre les deux phrases « Puis mon père part. Les Allemands arrivent » est particulièrement frappante : ces deux actions semblent presque se dérouler au même moment et cette juxtaposition entre départ et arrivée apparaît presque comme une relation de cause à effet.

La succession très rapide entre ces deux moments exprime aussi le bouleversement que provoque le départ de milliers d’hommes et l’arrivée de milliers d’autres dans un temps très limité. Paul, élève de 11 ans à l’école de Felleries, écrit : « Quelle surprise à notre lever au lieu de voir les Français on vit les Allemands77 ». En l’espace de quelques semaines, les pères de famille se voient en quelque sorte remplacés par l’ennemi allemand. Plus que la déclaration de guerre, c’est donc le départ des pères qui semble déclencher la guerre dans les récits78 : « dans le village, pas un seul mot, on aurait dit qu’il n’y habitait plus personne » écrit Nicodème A., 13 ans ». Une fois le père parti, le champ est donc laissé libre à l’Allemand pour livrer ses méfaits.

74 Vladimir PROPP, Morphologie du conte, op. cit., p. 38. Le départ à la guerre constitue d’ailleurs dans les contes merveilleux russes l’une des « formes habituelles de l’éloignement », p. 36.

75 Ce point très important pour notre étude est abordé en détail dans le chapitre 6, p. 192.

76 La contemporaine, F delta 1126/05/B. 720, composition de Marcelle Serrurier, âge inconnu, élève à l’école primaire supérieure de filles de Tourcoing (Nord).

77 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Paul Juste, 11 ans, élève à l’école de garçons de Felleries.

78 On retrouve d’ailleurs ce lien entre absence du père et début de la guerre dans plusieurs récits rapportés par Svetlana ALEXIEVITCH dans Derniers Témoins, Paris, Presses de la Renaissance, 2005 (édition originale en 1985) : « Pour moi, c’est resté lié : la guerre, c’est quand papa n’est pas là » dit notamment Genia Belkevitch, six ans en 1941, lorsque son père part à la guerre.

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3. Plonger dans la guerre : le choc de l’invasion

Si seulement un élève sur trois introduit son récit et / ou mentionne la déclaration de guerre et la mobilisation, c’est peut-être en raison de l’importance que revêt l’invasion pour les enfants79. Ce moment, qui est mentionné par presque 80 % des écoliers, arrive en effet très rapidement dans la narration, parfois immédiatement. La description de l’arrivée des Allemands puis des exactions qu’ils commettent constitue un moment clé pour dénoncer la barbarie de l’ennemi. Certains élèves adaptent alors ces passages pour en faire de véritables contes.

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