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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Données 15 Formes de dépossession physique mentionnées par les élèves

Échantillon : 135 compositions

Sources : La contemporaine, F delta 1126/02-06

Les travaux forcés sont présentés comme une souffrance morale particulièrement douloureuse. Travailler pour l’ennemi, c’est en effet travailler contre sa propre patrie : « Les garçons de 14 à 20 ans […] étaient envoyés au front pour faire des travaux contre leurs frères, les autres Français. Oh ! les mauvais boches42 », écrit par exemple J. Payen, 16 ans. Les élèves font alors remarquer que ces travaux sont souvent liés aux opérations de guerre, et qu’ils ne respectent donc pas les conventions de la Haye43. Henri, âgé de 12 ans, écrit : « Ce qui m’a surtout frappé pendant l’occupation Allemande, c’est de voir réquisitionner d’abord les hommes et les jeunes gens, pour les mettre aux travaux forcés et quels travaux ! faire des tranchées, décharger des munitions pour les conduire sur les lignes de feu44 ». Les enfants –

42 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de J. Payen, 16 ans, élève à l’école de garçons de Trith- St-Léger (Nord).

43 « Des réquisitions en nature et des services ne pourront être réclamés des communes ou des habitants que pour les besoins de l’armée d’occupation. Ils seront en rapport avec les ressources du pays et de telle nature qu’ils n’impliquent pas pour les populations l’obligation de prendre part aux opérations de guerre contre leur patrie », cité par Annette BECKER dans Les Cicatrices Rouges, op. cit., p. 170.

44 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition d’Henri Gaulon, 12 ans, élève à l’école de garçons Monge à Lille (Nord).

46 25 23 23 20 9 7 6 5 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 N o m b re d 'é lè ve s Dépossessions physiques

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même les plus petits, on l’a vu – rapportent qu’eux-mêmes ont été concernés par certaines tâches. Si ces dernières ne sont pas les mêmes que celles des adultes, le sentiment qui en ressort est similaire, comme l’illustre la copie de Rose, âgée de 11 ans : « Ils nous faisaient ramasser, les fleurs de camomille sauvage pour faire de la tisane, des goblets pour faire de la confiture, des orties pour faire de la toile. Je me suis même piquée plus d’une fois pour eux, bien que j’aurais préféré travailler plutôt pour les Français45 ». Cet épisode qui revient beaucoup dans les récits pose problème quant à l’image que les enfants veulent donner des occupés : n’avouent- ils pas avoir été, à leurs dépens, des Boches du Nord ? Plutôt que d’omettre ce point sensible, les élèves préfèrent invoquer l’impossibilité de s’y opposer. Ils précisent en effet que les civils ont consenti à travailler uniquement quand toute résistance était impossible et ajoutent souvent que beaucoup, voire tous, ont préféré être emprisonnés ou déportés plutôt que de travailler pour l’ennemi46. Si les recherches sur l’occupation ont montré que certains des travaux imposés aux occupés étaient parfois contraires aux conventions de guerre, qui stipulent que les civils ne peuvent pas être employés dans l’effort de guerre de l’occupant, les élèves sont encore amenés à généraliser : dans bien des récits, tous les occupés, sans exception, ont été soumis à des travaux qui bénéficient à l’effort de guerre allemand et tous ont cherché s’y soustraire ou à en faire le moins possible. Les travailleurs volontaires, dont le nombre est croissant au fur et à mesure que l’occupation s’étend – même si cette pratique reste stigmatisée par la plupart de occupés –, ne sont en revanche jamais mentionnés par les élèves47.

Les restrictions de circulation occupent elles aussi une place importante dans les récits. Louise évoque à la fois des entraves spatiales – « Maman ne pouvait plus aller au village voisin pour s’approvisionner, je ne pouvais même plus aller à 100 mètres du village pour chercher de l’herbe pour mes lapins » – et temporelles – « Le soir après 5h, nous ne pouvions plus sortir de chez nous : dans la rue la patrouille y était et emmenait au poste les retardataires ». Ces restrictions reviennent également sous d’autres formes : outre la mention des barrages, des laissez-passer difficiles à obtenir et des couvre-feux, quelques élèves citent aussi les appels obligatoires et l’imposition de l’heure allemande. Toutes ces restrictions sont – au contraire du logement des soldats, des évacuations et, sur certains points, les travaux forcés – présentées de manière réaliste par les enfants : la liberté de circulation est en effet extrêmement limitée durant l’occupation. Les méthodes employées par les autorités allemandes visent en fait à assurer un

45 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Rose Marchand, 11 ans, élève à l’école mixte de Lez-Fontaine (Nord).

46 Les formes de réponse à l’occupant sont évoquées dans le chapitre 6, p. 176. 47 Philippe NIVET, La France occupée…, op. cit., p. 400.

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contrôle étroit des populations dans le but d’assurer la sécurité des troupes allemandes48. L’absence de nouvelles constitue aussi une autre forme de privation : « Oui, ils nous privaient de tout, même des petites nouvelles de nos prisonniers, martyrs eux-aussi dans leurs pays49 » écrit par exemple Nella, 11 ans. Trois autres élèves font référence, comme la jeune fille, aux prisonniers de guerre, mais aucun aux civils restés libres, ce qui constitue une autre forme de tension dans l’image qui est donnée de soi par les élèves50.

L’expérience de la faim, évoquée par presque 20 % des élèves, est dans les récits directement liée aux réquisitions et aux interdictions imposées par les Allemands : « Les champs n’étaient plus à nous », « le boucher n’avait plus le droit de tuer », « ils coupaient beaucoup d’arbres fruitiers » raconte par exemple Louise. Les restrictions alimentaires constituent donc, aux yeux des élèves, une arme destinée à affaiblir les populations civiles. J. Payen, âgé de 16 ans, et déjà évoqué plus haut, écrit : « Ils ont fait mourir une quantité de gens, par la faim, et de peur51 ». Un autre élève débute son récit de cette manière : « Nous fûmes occupés pendant quatre ans pendant lesquels les prussiens barbares nous firent endurer les tortures de la famine et du froid52 ». Les restrictions et les réquisitions imposées et menées par l’autorité allemande – qui sont effectivement importantes – ne résultent en fait pas du plaisir qu’auraient eu les Allemands à torturer les civils tel que le dénoncent les enfants, mais surtout des grandes difficultés alimentaires que connaît alors l’Allemagne, notamment du fait du blocus imposé par l’Entente. Les réquisitions imposées par les autorités allemandes visent alors à assurer le ravitaillement de son armée, ce qui se répercute fortement sur les civils occupés53.

Les privations alimentaires, qui constituent – surtout pour les milieux les plus modestes, d’où semblent issus les élèves de notre corpus54 – une souffrance quotidienne, ne sont pourtant évoquées que très succinctement dans les compositions, avec 26 mots en moyenne, ce qui est bien moindre que par exemple le nombre de mots consacrés aux évacuations – 130 mots – ou aux perquisitions – 63 mots –, alors que ces phénomènes sont moins fréquents. La contrainte de la composition, mais aussi la volonté qu’ont les élèves de centrer les récits sur des actes

48 Philippe SALSON, « 1914-1918 : les années grises… », op. cit., p. 97-98.

49 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Nella Breucq, 11 ans, élève à l’école de La Sentinelle (Nord).

50 La mention des prisonniers de guerre plutôt que des civils libres est questionnée dans le chapitre 6, p. 182. 51 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de J. Payen, 16 ans, élève à l’école de garçons de Trith- St-Léger (Nord).

52 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition d’Edgard Leclef, âge inconnu, élève à l’école de garçons Monge à Lille (Nord).

53 Philippe NIVET, La France occupée…, op. cit., p. 150. 54 Voir chapitre 3, p. 94.

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interhumains, qui mettent directement en scène l’Allemand, les poussent peut-être à ne pas développer particulièrement sur cette forme violence. L’angoisse quotidienne de la faim, mise en lumière par les journaux d’enfant occupés – « Il faut trouver à manger, n’importe quoi55 » – se retrouve donc noyée dans la liste des autres souffrances qui sont plus exceptionnelles. Notre constat diverge donc en ce point avec celui des auteurs de la contribution « Le soldat et l’enfant » dans l’ouvrage collectif La guerre des cartables. Ces derniers relèvent en effet que l’expérience de la guerre la plus mise en avant par les enfants – sur les treize compositions qu’ils ont traitées – est celle de la faim56. L’étude d’un plus grand nombre de copies semble montrer que ce n’est pas le cas. En revanche, les élèves soulignent bien le caractère extrême de cette forme de violence : la cofréquence la plus importante liée au terme « faim » appartient au registre de la mort, avec les mots « mourir » et « mourant ». L’impact causé sur la santé des enfants, s’il n’est jamais évoqué par les élèves dans leurs compositions – par gêne ? – est en effet considérable. Une étude menée par un groupe de médecins et d’infirmières de la Croix Rouge américaine portant sur 18 000 élèves du département du Nord conclut que seuls 23 % d’entre eux ont, dans l’immédiat après-guerre, un développement physique normal pour leur âge57.

Enfin, certaines violences physiques, plus directes, sont également rapportées. Elles sont cependant moins présentes, moins longuement décrites et surtout moins extrêmes que dans les passages narrant l’invasion. Quelques élèves mentionnent des menaces voire des coups, qui touchent le plus souvent directement leur famille si ce n’est eux-mêmes. Les exécutions de civils, rapportées par sept enfants sont, elle aussi, mentionnées très rapidement, comme dans la copie de Simone : « A partir de ce jour et pendant 4 ans, ils séjournèrent chez nous commettant les plus horribles crimes : pillant, tuant, massacrant les vieillards, les enfants, les femmes ; ils ne pouvaient pas étancher leur soif de férocité sur les hommes ». Comme dans la copie de la jeune fille – et les passages narrant l’invasion –, les victimes évoquées sont souvent des enfants,

55 La contemporaine, F delta 1126/07/C. 695. – Ham (80) : Thiesset Henriette : Journal de guerre 1914-1919. Cet extrait est cité par Manon PIGNOT dans Allons enfants de la patrie, op. cit., p. 224. L’historienne écrit également, sur la même page : « La faim devient très rapidement une question primordiale, qui tourne souvent à l’obsession dans les sources enfantines ».

56 François DA ROCHA CARNEIRO, Jean-Baptiste GARDON et al., « Le soldat et l’enfant. L’école dans la zone occupée de Roubaix-Tourcoing pendant la première Guerre mondiale d’après l’enquête de 1920 », in Condette Jean-François (dir.), (1914-1918), Elèves, étudiants et enseignants dans la Grande Guerre en Nord-Pas-de-Calais, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2018, p. 155-173, p. 163.

57 Philippe MARCHAND, « La reconstitution de l’école primaire dans le département du Nord (1918-1926) », in Jean-François CONDETTE (dir.), La Guerre des cartables…, op. cit., p. 457-471, p. 465.

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des femmes, et surtout des vieillards, parfois des prisonniers de guerre et, plus rarement, des figures héroïques.

C. En zone non-occupée : dénoncer l’ennemi à travers les bombardements

Dans les communes qui n’ont pas connu l’occupation, l’expérience de la guerre est indissociable de celle des bombardements : 14 enfants sur 17 en font mention (82 %). L’analyse des spécificités entre les copies écrites dans les communes anciennement occupées et celles rédigées dans les communes non-occupées montre une surreprésentation des termes renvoyant aux bombardements chez les enfants qui ont vécu la guerre en zone libre.

Données 16 - Occurrence des termes renvoyant aux bombardements dans les récits écrits

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