• Aucun résultat trouvé

Un problème d'individualisation : la schizophrénie

La particularité du personnage principal de Fight Club est qu'il souffre de schizophrénie. Cette affection est une psychose délirante chronique caractérisée par une discordance de la pensée, de la vie émotionnelle et du rapport au monde extérieur. Marc Louis Bourgeois nous en donne les symptômes principaux pour mieux comprendre et analyser ce trouble mental : « pauvreté de l'action, persévération, actions inappropriées […] délire de contrôle étranger, hallucinations, intrusion de la pensée […] délire de référence, trouble de la communication »32

. De plus, ci-dessous un schéma des troubles mentaux afin de mieux situer la schizophrénie du protagoniste :

31 - Marie France Rouart, op. cit., page 13 32 - Marc Louis Bourgeois, op. cit., page 63

Nous voyons donc qu'à travers son personnage de roman, Chuck Palahniuk s'est très largement inspiré de la conception américaine dans le sens où la schizophrénie se mêle à la maladie dépressive (cf sous-partie La mort aux trousses page 13), les manies (cf sous- partie La vie sur catalogue page 8), ainsi qu'au trouble de la personnalité et la névrose, expliqué dans cette sous-partie.

Chuck Palahniuk nous présente un homme souffrant d'une démence qui le condamne à avoir une double personnalité. Ce problème d'individualisation fait donc du narrateur/personnage un aliéné. Marie-France Rouart révèle que de telles « manifestations nourrissent une sorte de représentation déstructurée du personnage romanesque errant entre plusieurs identités possibles »33

. Dans la société en crise que décrit Chuck Palahniuk, le narrateur de Fight Club s'égare, il ne se retrouve plus en tant qu'individu à part entière. Chez le schizophrène, « Le Moi n'est jamais totalement intact... il montre une tendance aux scissions »34

. Pour commencer, il préfère se substituer à Joe :

Dans les revues plus anciennes, il y a une série d'articles dans lesquelles les organes du corps humain parlent d'eux-mêmes à la première personne : Je suis l'Utérus de Jane. Je suis la Prostate de Joe. (FC 82)

Ces références reviennent très fréquemment dans le récit. Les parties du corps de Joe se

33 - Marie France Rouart, op. cit., page 15 34 - Marc Louis Bourgeois, op. cit., page 19

succèdent selon l'état d'esprit du narrateur comme nous l'indique la première personne du singulier suivie du verbe conjugué être, ainsi que les majuscules supposant la personnalisation des organes et de leur état d'esprit : « Je suis Joe le Canal Cholédoque en Furie. » (FC 84), « Je suis Joe les Boyaux en Spasme. » (FC 88), « Je suis Joe la Furie, son Sang en Ébullition. » (FC 136), « Je suis Joe le Cœur Brisé » (FC 193), etc. Cette alternance apparaît comme la première étape de l'aliénation du personnage, la moins dangereuse du moins. Comme Sara Goldfarb dans Retour à Brooklyn, le narrateur va souffrir de troubles hallucinatoires dus à sa schizophrénie.

Le narrateur nous dévoile dès la page 19 sa névrose due au premier abord à un manque de sommeil : « Et je suis tout perdu à l'intérieur de moi. ». Le personnage va progressivement s'effacer pour laisser la place à Tyler Durden, son « ami imaginaire » et son double. On remarque une forme d'ironie dans le discours du narrateur quand il dit à la page 25 : « Voici ce qu'il en est de l'insomnie. Tout est tellement lointain, copie de copie de copie. ». Le personnage va dialoguer avec lui-même comme dans Un homme qui dort de Perec. L'effacement de soi du narrateur au profit de Tyler est mis en évidence par le fait que l'on n'apprend jamais son identité : « Je ne donne jamais mon véritable nom, aux groupes de soutien. » (FC 23). Même lorsqu'il montre à Marla une pièce d'identité, le mystère reste entier : « Je sors mon portefeuille et je montre à Marla mon permis de conduire avec mon vrai nom. Et pas Tyler Durden. » (FC 244). On peut voir ici une corrélation avec L'Innommable de Beckett : une « déconstruction du héros qui doit aboutir à un personnagedésincarné, qui n'a pas seulement perdu le sens des valeurs existentielles, mais qui ne possède plus ni identité, ni présent, ni avenir »35

.

Marie-France Rouart nous démontre que l'une des manifestations majeures du phénomène est « l'étrangeté par rapport à soi » : « la perception que d'une manière ou d'une autre l'individu n'a plus accès à lui-même »36

. Dans Fight Club, Tyler emprisonne le narrateur dans sa propre tête, ce dernier n'a donc plus accès à son corps et à son esprit. L'aliénation du personnage est la cause directe de sa dualité. Sa schizophrénie est le résultat d'une âme déchirée, d'une véritable névrose. La part d'étrangeté du narrateur par rapport à lui l'a amené à se créer un double virtuel, un individu halluciné qui lui permettrait de sortir de son isolement social. Pierre Dommergues évoque dans son chapitre Le double37

cette projection de personnalité :

Devant la carence ou l'agression de l'autre, le personnage romanesque cherche un interlocuteur plus approprié : c'est ainsi qu'il est tenté par son propre reflet. L'image qu'il

35 - Yves Stalloni, op. cit., page 14 à 16 36 - Marie France Rouart, op. cit., page 13 37 - Pierre Dommergues, op. cit., page 178

projette de lui-même n'est-elle pas plus accueillante que celle de l'autre? N'est-il pas plus aisé de communiquer avec son autre soi-même?

Du fait de sa solitude et de sa rupture avec la société et à l'autre, le narrateur de Fight Club s'invente un partenaire pour se substituer à lui. Le monde dans lequel vivent les personnages de Chuck Palahniuk est en crise et celle-ci amène des hommes et des femmes à se perdre dans leur tête. Les caractéristiques de la société moderne aliènent les individus qui la composent. Elles les oppressent et les poussent dans leurs derniers retranchements psychiques au point, pour certains, de sombrer dans la folie. Ces nouvelles visions troublantes sont le reflet d'une aliénation profonde dont le narrateur, comme le personnage de Sara Goldfarb dans Retour à Brooklyn, ne pourra pas se défaire. Le monde de Fight

Club est stérile, le narrateur ne peut plus s'y émanciper en tant que personnalité

individuelle. Le société remet en cause une question simple et complexe à la fois : Qui

suis-je? Les personnages ne sont plus en mesure d'y répondre.