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Les sentiers de la perdition

B « L'antihéros, ou l'inquiétant aboutissement de la condition humaine »

3/ Les sentiers de la perdition

Une petite mise au point. Je ne suis pas en train de faire mon autocritique, ni une psychanalyse publique. J'écris la confession d'un enfant du millénaire. Si j'emploie le terme « confession », c'est au sens cathodique du terme. Je veux sauver mon âme avant de déguerpir. Je rappelle qu' « il y aura plus de joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir ». (Évangile selon Saint Luc.) Désormais, la seule personne avec qui j'accepte de passer un contrat à durée indéterminée, c'est Dieu. (14,99 €31)

Octave paraît être une victime cherchant à se hisser au rang de héros. Grâce à son témoignage, il espère être sauvé et pardonné mais il échouera. Il cèdera à la tentation et choisira les sentiers de la perdition. Au sens théologique, la perdition désigne l'état de péché menant à la ruine de l'âme. L'enjeu pour le personnage de 14,99 € est donc conséquent, il feint de vouloir signer un contrat avec Dieu mais il pactise avec le Diable. Octave est un Bardamu des temps modernes, il fait beaucoup de bruit mais n'a aucune prise sur le monde. Il va emprunter des chemins qui le conduiront à sa perte. Le premier constat qui fait d'Octave un antihéros est sa tendance à l'échec. Le héros classique se distingue par ses exploits ou un courage exceptionnel, de nombreux récits « exalte[nt] les vertus combattantes d'un personnage supérieur »87

. En revanche, son double négatif rate toujours ce qu'il entreprend. Octave représente le perdant. En plus de se fourvoyer, il n'est pas combatif et admet très facilement la défaite. Sa lâcheté prédomine et ses bonnes intentions partent dans l'oubli :

Je crois qu'à la base, je voulais faire le bien autour de moi. Cela n'a pas été possible pour deux

86 - Chuck Palahniuk. Choke. Paris : Denoël, 2002. Page 74. 87 - Yves Stalloni, op. cit., page 105

raisons: parce qu'on m'en a empêché, et parce que j'ai abdiqué. Ce sont toujours les gens animés des meilleures intentions qui deviennent des monstres. Aujourd'hui je sais que rien ne changera, c'est impossible, il est trop tard. […] Je vous annonce un scoop: David ne bat jamais Goliath. J'étais naïf. La candeur n'est pas une qualité requise dans cette corporation. Je me suis bien fait avoir. (33 et 34)

Au lieu de le faire avancer, sa profession de publicitaire le fait régresser et il perd ainsi toute dimension héroïque. Sa lutte contre son aliénation est un échec car il finit par devenir ce qu'il méprise. Le constat d'échec est le même partout et la situation s'envenime inextricablement. Tandis que sa motivation première dans son travail était son goût pour les mots, « J'aime imaginer des phrases. Aucun métier ne donne autant de pouvoir aux mots. » (14,99 € 48), il obéit vite aux préceptes des concepteurs-rédacteurs, « Les dix commandements du créatif » (14,99 € 53), où le profit, l'irrespect, le mépris et l'absentéisme ont la part belle. Le sentiment d'échec et de lâcheté fait d'Octave un personnage déprimé : « Un autre indice distinguant la tristesse normale de la dépression est la culpabilité. Le déprimé a perdu l'estime de lui-même. Il rumine des idées d'échec. Il se fait des reproches. Il s'accuse et s'accable. »88

. Les mots « j'ai abdiqué » montrent bien la dépréciation que s'accorde le protagoniste de 14,99 €. Au cœur d'un rôle qui aurait fait de lui un véritable héros, il préfère rendre les armes et culpabiliser.

Yves Stalloni nous révèle que « sous l'influence de certains romanciers du désenchantement (Dostoïevski, Kafka), la littérature moderne va enfanter un certain nombre de créatures ternes appelées à subir les soubresauts d'un monde déréglé ». On peut voir qu'au XXIe siècle, cet enfantement est toujours d'actualité. La littérature d'aujourd'hui aime ces personnages dépressifs et antipathiques (cf. bibliographie). Beigbeder fait d'Octave une sorte de référence à l'antihéros, il est l'un des symboles du héros moderne. À cause de son amertume, ce dernier est souvent dédaigneux et le lecteur lui attribue généralement du mépris. La particularité d'Octave est la haine et la mauvaise opinion qu'il s'accorde à lui-même. L'humilité du héros classique laisse place à une autocritique dépréciative. Les formules le qualifiant sont toujours péjoratives et insultantes : « jeune con » (14,99 € 47), « jeune connard » (14,99 € 83), « un insecte nuisible comme toi » (14,99 € 86), « Octave, tu n'as pas de cerveau » (14,99 € 142), etc. Il est un dragueur invétéré mais il préfère l'humour pesant à la douce taquinerie :

J'ai joué le mec serviable, lui ai proposé un gobelet d'eau glacée, un Kleenex, une main au cul. (14,99 €51),

Il y avait aussi le coup du camion: Dis camion. Camion. Pouêt Pouêt (en leur touchant les seins). Sans oublier le pari: Je te parie que je peux te toucher les fesses sans toucher tes vêtements. OK. Perdu (en leur mettant la main aux fesses). (14,99 €154)

Octave est aussi dépendant à la drogue mais il n'est pas un véritable toxicomane, son addiction passe en arrière plan. Par ailleurs, le caractère d'Octave et l'antihéroïsme de cette dépendance correspond parfaitement à une définition de Zafiropoulos dans Le Toxicomane

n'existe pas : « Le toxicomane, donc, n'existe pas. N'existent que des psychotiques, des

pervers et des névrosés, qui consomment des drogues. »89.

Chuck Palahniuk commence le récit de Choke de la même manière que Beigbeder. Victor commence une adresse au lecteur : « Si vous avez l'intention de lire ceci, n'en faites rien, ne vous donnez pas cette peine. » comme dans L'âge d'homme de Michel Leiris. On remarque aussi une longue dévalorisation du personnage. Cet incipit particulier est le symbole même de l'antihéros. Le personnage annonce in medias res que lui et son histoire ne sont pas intéressants.