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Labyrinthe des pulsions

É tat de manque

B. Perturbation des pulsions humaines

3/ Labyrinthe des pulsions

S'il y a bien une pulsion profonde chez les personnages de 14,99 €, c'est la cupidité. Ce désir immodéré de richesses amène un goût et une recherche du pouvoir, de l'acquisition de plus de propriétés. La finalité de presque toutes les actions des personnages de Beigbeder est le profit, il en sort même une devise : « POUR LES MECS QUI AIMENT LES MECS QUI AIMENT LES PUTES QUI AIMENT LA COKE QUI AIME LE FRIC. » (14,99 € 277). La société a engendré de nouvelles pulsions et subit le contrecoup de sa modernisation sans fin. En psychanalyse, la pulsion est une force à la limite du psychique et de l'organique qui pousse le sujet à accomplir une action visant à réduire une tension. Contrairement aux pulsions innées, la recherche du profit est une pulsion nouvellement acquise. La société finit par se dérober à cause de cette perturbation humaine et elle se transforme en gigantesque labyrinthe d'impulsions et de désirs refoulés. L'argent amène la

recherche de la beauté inconditionnelle et l'élitisme provoque la perte d'individualité :

Des plays-boys à la barbe de quatre jours regardent si on les regarde, et nous les regardons regarder si on les regarde, et ils nous regardent les regarder regarder si on les regarde et c'est un ballet sans fin qui rappelle le « palais des glaces », une vieille attraction de fête foraine, sorte de labyrinthe de miroirs où l'on se cogne contre son propre reflet. (14,99 € 175)

Ce jeu de reflet, à l'origine ludique, devient symptomatique de la crise du monde moderne. La cupidité entraîne tellement de rivalité et de compétitivité qu'elle en vient à transformer radicalement l'âme humaine. Pour sa troisième partie, Beigbeder cite une phrase de René- Victor Pilhes dans L'Imprécateur :

Or c'était le temps où les pays riches, hérissés d'industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l'homme depuis des millénaires: faire du monde une seule et immense entreprise.

L'homme a pactisé avec le Diable, il n'a plus rien d'humain. La diversité naturelle de l'individualité devient obsolète et le monde cherche à s'unir sous la mauvaise bannière : celle du profit et du capitalisme. À l'image de la Tour de Babel, la volonté d'unification d'un projet commun, de création d'une immense entreprise marketing afin d'atteindre les sphères infinies... de la bourse, ne peut qu'entraîner la vindicte divine. Cette foi nouvelle, dénuée de système moral, provoque un déluge subtil sur le monde. L'être humain se perd au milieu d'un labyrinthe de pulsions et la recherche d'unité capitaliste se transforme en orgie sociale. L'homme se retrouve privé de système de valeur et finit par retrouver l'innocence coupable d'un enfant dans une cours de récréation :

Il y a une juriste ivre morte qui pisse accroupie dans le jardin; une secrétaire qui déjeune seule car personne veut lui parler; une directrice artistique sous calmants qui casse la gueule à tout le monde dès qu'elle a bu un verre de trop (mais très violemment: gifles, coup de poing dans l'œil, Octave a même eu sa chemise arrachée); en fait, il n'y a pas une seule personne normale dans ce voyage. La vie dans l'Entreprise reproduit la cruauté de l'école, en plus violent car personne ne vous protège. Vannes inadmissibles, agressions injustes, harcèlement sexuel et guéguerres de pouvoir: tout est permis comme dans vos plus affreux souvenirs de cour de récréation. L'ambiance faussement détendue de la pub reproduit le cauchemar de la scolarité à la puissance mille. Tout le monde se permet d'être grossier avec tout le monde comme si tout le monde avait 8 ans. » (14,99 €151)

Dans la partie Narcissisme de la haine137

de la préface de Jacques André du Malaise dans

la culture de Freud, cette référence à l'enfance est appelée le « narcissisme illimité du tout

jeune enfant ». La comparaison que fait Octave entre son entreprise et une école souligne la « toute-puissance de l'enfant » qui est en réalité « l'élaboration psychique rudimentaire de son absolue impuissance ». Alors que l'enfant se sent intouchable et puissant dans son école, « tout est permis », il déchantera vite car plus tard, comme dans le domaine professionnel, il sera aussi impuissant qu'Octave. Toutefois, impuissance rime avec

déviance et violence.

Toujours selon Jacques André, « Ces formes archaïques du narcissisme conduisent au malaise ». « Si l'illimité [le narcissisme] retient l'attention de Freud, c'est qu'il porte en lui les germes de la haine et de l'agression. ». En effet, un enchaînement de violence gratuite va s'emparer du monde capitaliste représenté par Octave : « Ainsi va la grande chaîne du mépris publicitaire : le réalisateur méprise l'agence, l'agence méprise l'annonceur, l'annonceur méprise le public, le public méprise son voisin. » (14,99 € 218) Devant un tel déchaînement de péchés capitaux du personnage de Beigbeder (luxure, envie, orgueil, avarice et enfin colère), l'homme va faire intervenir une autre pulsion primaire : l'autodestruction. On peut ici faire un parallèle avec le film de David Fincher précédent Fight Club : Seven. Un tueur en série commet ses crimes en fonction des sept péchés capitaux. A travers ces meurtres, il désire montrer que les perturbations dangereuses de l'homme sont sans issue et qu'elles ne peuvent qu'engendrer la destruction. Les relations de cause à effet sont aussi nombreuses dans 14,99 € et elles amènent toutes au même résultat : l'auto-anéantissement. L'homme ne peut fuir car la machine s'est mise en route, il ne peut ni contrôler, ni éradiquer ses pulsions primaires. Il ne peut que se voiler la face : « Derrière une apparence policée et souriante se cache une dimension obscure, une violence secrète, une folie destructrice qui vous force à sourire encore plus large. » (14,99

€ 231 et 232). En revanche, d'autres, comme Alfred Duler, ne se soucient pas des

conséquences apocalyptiques et leur pulsion cupide devient leur but premier :

C'est atroce, ce que vous dites! Cela veut dire que la démocratie conduit à l'autodestruction. C'est avec ce genre de maximes qu'on fera revenir le fascisme: on commence par dire que le peuple est con, ensuite on le supprime. (14,99 €38)

Dans cinquante ans, Alfred Duler sera poursuivi pour crimes contre l'humanité. (14,99 € 41)