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L'initiation par le double narcissique

B « L'antihéros, ou l'inquiétant aboutissement de la condition humaine »

2/ L'initiation par le double narcissique

Yves Stalloni, dans son Dictionnaire du roman, nous décrit le « héros négatif » comme un personnage sans épaisseur ou sans intérêt, voire totalement antipathique. L'antihéros est le contraire du héros classique: « des personnages d'exception, hors du commun, qui méritent le nom de héros car affectés d'une positivité absolue ». La définition que nous donne Stalloni de l'antihéros semble faite sur mesure pour le narrateur de Fight

Club : « Il concentre en lui des interrogations socio-politiques et même métaphysiques

puisqu'il affiche sa déréliction, sa perte d'identité et sa difficulté d'être. ». Cependant, Chuck Palahniuk ne se contente pas d'un simple antihéros pour mener son récit. Le personnage principal, autrement dit le narrateur, et Tyler apparaissent comme deux prétendants au titre de héros ou d'antihéros. Durant les premiers chapitres de Fight Club, le narrateur est l'antihéros par excellence. Au début du roman, il apparaît sans envergure et englué dans sa médiocrité. Il est un personnage ennuyeux, sans intérêt et surtout faible, contrairement au héros viril : « C'est le moment où normalement je pleure. » (FC 19). Déjà au XVIe siècle, le théologien allemand Martin Luther évoque « la lutte à mener pour « aliéner » sa personne en la dissociant de ses propres imperfections par identification à la perfection d'un Être transcendant »77

. Du fait de sa schizophrénie (cf sous-partie Un

76 - Yves Stalloni, op. cit., page 104 77 - Marie-France Rouart, op. cit., page 12

problème d'individualisation : la schizophrénie page 28), le narrateur va s'inventer un

contraire, d'apparence héroïque : Tyler Durden. On peut parler chez le narrateur de toxicomanie de supplément par « l'élaboration du corps pulsionnel ne fait pas défaut, elles réalisent une mise en suspens du désir et un évitement de la castration symbolique »78. Pour éviter de perdre définitivement son humanité masculine, le narrateur décide d'incarner le désir physiquement. Dans le film de David Fincher, Tyler est d'ailleurs interprété par le séduisant Brad Pitt. La drogue du narrateur est finalement un personnage symbolisant à lui seul le groupe, la phrase de Michel Lejoyeux est étrangement évocatrice : « Toute dépendance commence par une rencontre, chargée de plaisir et de désir, entre un individu et « sa » drogue. »79

. Comme un Pygmalion, le narrateur va créer durant son sommeil un idéal physique et psychologique à l'allure d'une statue de Dieu grec revisitée, mais bien vivante :

La manière dont j'ai rencontré Tyler c'est que j'étais allé sur une plage de nudistes. C'était la fin-fin de l'été, et je m'étais endormi. Tyler était nu, en sueur, la peau grumeleuse de sable, les cheveux raides et mouillés qui lui tombaient dans la figure. (FC 42)

Tyler est debout, là, beauté parfaite, bel ange en toutes ses blondeurs. (FC 284)

Pierre Dommergues nous révèle que « le double peut être un reflet complaisant, il peut réfléchir un aspect inavoué »80

, on peut donc parler de narcissisme. L'auteur de

L'aliénation dans le roman américain contemporain souligne ensuite que « le narcissisme

devient un réflexe de défense contre le monde extérieur. Il s'oppose à un certain mode de vie »81. Le narrateur s'est inventé un double pour se libérer des chaînes que lui imposait la société. Grâce à Tyler, le narrateur suivra une initiation, un apprentissage, pour se libérer de son mode de vie matérialiste. Il est en quête d'héroïsme, il veut dépasser son stade d'antihéros grâce à un modèle fabriqué mentalement : Tyler. La représentation la plus marquante de cette dualité des personnages héroïques est sans nul doute leur maison respective. Tandis que celle du narrateur nous est présentée dans le chapitre cinq comme complète, parfaite, lisse et sans personnalité; celle de Tyler, décrite dans le chapitre sept, est plus désinvolte, authentique, libre et indépendante. On a d'un côté un personnage conformiste, l'élève, et de l'autre un personnage anti-conformiste, le maître. D'après le psychanalyste Érich Fromm, l'individu aliéné « ne se retrouve pas lui-même au centre de son monde, en tant qu'auteur de ses propres actes mais ses actes et leurs conséquences sont devenus des maîtres à qui il obéit, ou qu'il peut même adorer »82

. Le narrateur a créé Tyler

78 - J. L. Pedinielli, G. Rouan, P. Bertagne. op. cit., page 87 79 - Michel Lejoyeux, Overdose d'info, page 80

80 - Pierre Dommergues, op. cit., page 178 81 - Ibid., page 179

Durden pour supplanter son rôle au sein de la société, pour l'aider à lutter contre ses angoisses Tyler permet au narrateur de fuir les troubles que lui infligeait la société comme une enfance malheureuse et la peur de vieillir :

S'il se sent coupable de ne pas agir, Narcisse retrouve, dans le miroir, l'innocent reflet de l'enfance. L'équation est classique : narcissisme = enfance = innocence = sanctification. Il suffit de s'attarder dans l'enfance, de prolonger l'adolescence, d'arrêter le temps et de cultiver son corps.83

C'est en fin de compte la peur de la vieillesse et de la mort que le personnage asocie au reflet […] Le miroir fige : l'obsession est de rester jeune. 84

La création narcissique du double du narrateur lui permet de fuir le monde en crise qu'il connaissait et d'apaiser les doutes qui le tourmentait. Il délaisse ses responsabilités au profit de son double pour pouvoir apprendre et vivre.

La notion d'antihéros n'est pourtant pas aussi simple dans Fight Club. Lorsque les personnalités du narrateur et de Tyler se mêlent, il est presque impossible de définir cette notion. Il y a ambivalence : « des volontés opposées (ambivalence de la volonté et des tendances), l'ambivalence intellectuelle, avec pensées contraires simultanées »85

. Une phrase du narrateur revient à deux reprises: « Je sais cela parce Tyler le sait/sait cela. » (FC 12 et 33). Les deux personnalités, au début distinctes, finissent par se plaquer l'une sur l'autre et le narrateur se transforme peu à peu en son double, la création devient le créateur: « Les paroles de Tyler me sortaient par la bouche. Et dire que j'étais quelqu'un de si gentil, jadis. » (FC 162). Finalement, Tyler se révèle être le double négatif du narrateur. Même s'il permet à son concepteur de se défendre dans une société où seuls les plus forts survivent, il le dépossède de son individualité première si bien que leur dualité devient plus qu'inquiétante pour lenarrateur :

Je dis: on a l'impression qu'un dangereux tueur psychopathe a écrit cela, et que ce schizophrène propre sur lui serait probablement susceptible de craquer complètement à tout moment de sa journée de travail pour traquer ses proies de bureau en bureau, armé d'une carabine semi-automatique Armalite AR-80 fonctionnant au gaz. Mon patron se contente de me regarder. […] Peut-être, je dis, que ce salopard totalement malade irait utiliser une carabine Eagle Apache parce qu'une Apache accepte un chargeur de trente balles et ne pèse que neuf livres. L'Armalite n'accepte qu'un chargeur de cinq balles. Avec trente coups, notre héros totalement givré pourrait se faire toute la longueur de la table d'acajou et éliminer tous les vice-présidents et il lui resterait assez de balles pour chaque directeur. (137, 138 et 139)

Les mots que j'ai soulignés ci-dessus appuient nettement la dualité du personnage et permettent précisément d'en induire une notion d'antihéroïsme. Tyler n'est plus le héros grec beau et viril défendant des valeurs justes. Il corrompt les rêves du narrateur qui n'a plus aucun espoir de dépasser ce stade d'antihéros. Avec l'aide de Tyler, le narrateur finit

83 - Pierre Dommergues, op. cit., page 180 84 - Ibid., page 185

même par se croire débarrassé de sa pusillanimité. Il pense avoir atteint son but : « je suis leur héros » (FC 290), « Cela atteindrait une dimension héroïque. Le Serveur Robin des Bois se fait le Champion des Démunis. » (FC 164 et 165).

Il existe une corrélation avec un autre personnage de Chuck Palahniuk, Victor de

Choke. En effet, dans les restaurants où il mange, Victor feint régulièrement l'étouffement

et se laisse sauver par des inconnus pour « créer des héros »86

. Cette générosité peut passer pour de l'héroïsme, toutefois, il ne le fait pas sans des arrières-pensées. Il veut être aimé inconditionnellement en retour, et encaisser des chèques de soutien à l'occasion. Palahniuk a une vision curieuse de l'héroïsme, ce dernier est toujours ambivalent et jamais gratuit.