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Marla ou la Possession

B « L'antihéros, ou l'inquiétant aboutissement de la condition humaine »

C. Relations amoureuses, moteurs et freins du processus

2/ Marla ou la Possession

Les relations amoureuses dans le roman de Palahniuk sont complexes et ambiguës. Dès le premier chapitre, le narrateur nous explique le mode de fonctionnement des relations entre les personnages : Tyler, Marla et lui forment une histoire triangulaire. Ce chapitre introductif nous apprend comment leurs relations se définissent, l'intérêt étant de les voir évoluer :

Il existe entre nous une sorte d'histoire triangulaire. Je veux Tyler. Tyler veut Marla. Marla me veut. Je ne veux pas de Marla, et Tyler ne veut pas me voir dans ses pattes, il ne veut plus. Ceci n'a rien à voir avec l'amour comme dans affection. Ceci ne concerne que la possession comme dans propriété. Sans Marla, Tyler n'aurait rien. (FC 17)

Il y a Marla, elle est au milieu de tout et elle ne le sait pas. Et elle t'aime. Elle aime Tyler. Elle ne fait pas la différence. (FC 272)

Cette triangulation, perçue seulement par le narrateur, vient du fait que lui et Tyler ne font qu'une seule et même personne. Marla aime Tyler qui est en fin de compte le narrateur lui- même. Cependant, sachant que leurs personnalités sont différentes, Marla se retrouve confuse, c'est pour cela que cette relation amoureuse est très difficile. Il restera à voir dans quel sens ce lien si fort va participer au processus d'addiction du personnage principal. Le contexte de cette histoire d'amour est très spécial, je citerai le film Fight Club de David Fincher: « Tu m'as rencontré à un moment particulier de ma vie ». Il est donc normal que leur relation ne commence pas bien et continue de se dégrader.

Leur rencontre nous est rapportée au chapitre deux, le narrateur fréquente des groupes de soutien et Marla Singer devient un nouveau membre :

Jusqu'à ce soir, deux années de succès jusqu'à ce soir parce que je n'arrive pas à pleurer avec cette femme qui m'observe. […] Avec elle qui m'observe, je suis un menteur. Cette femme est un imposteur. C'est elle la menteuse. (FC 29)

Nous le voyons avec « la petite salope », « tu es tellement bidon » et « grande touriste » à la page 31, le narrateur commence immédiatement à la détester; d'autant plus que Marla lui fait partager ses séances hebdomadaires dont il a réellement besoin. Elle s'incruste dans sa vie et cela lui déplaît fortement :

Hier soir, j'ai appelé Marla. Nous avons mis au point un système de sorte que si je veux aller à un groupe de soutien, je peux appeler Marla et voir si elle envisage de s'y rendre. (FC 82) La dernière chose au monde que je veuille, c'est de voir Marla prendre ses quartiers ici, un petit morceau de merdouille à la fois. (FC 127)

Le narrateur met tout en place pour éviter Marla afin de ne plus la revoir. Lorsqu'elle l'appelle en lui disant qu'elle est en train de mourir, page 83, il ne s'en soucie même pas et lui répond : « Merci quand même [...] mais j'avais d'autres projets. ». Leur relation est basée sur le rejet pour le narrateur et sur la possession pour Marla. Le personnage principal

fait même des suppositions extrêmes sur elle : « C'est la raison pour laquelle Marla m'a appelé, parce qu'elle me hait » (FC 144). Cette dernière n'hésite pas à l'insulter et parfois à le frapper, mais jamais gratuitement : « t'es vraiment un tas de merde » et « t'es un tel débile » (FC 228), « Marla traverse la pièce en trois pas rapides et me gifle violemment le visage. » et « ensuite les deux poings de Marla me frappent en tous sens » (FC 274). Son incompréhension face à la double personnalité du narrateur est telle que leur relation n'évoluera pas entièrement tant que celui-ci ne lui expliquera pas la situation.

Cela dit, la volonté de rejet du narrateur est plus profonde, il a de longues années de solitude et de forts préjugés sur l'amour. Sachant que le narrateur croit que Marla fréquente Tyler, leur relation le ramène à ses parents. En effet, ces deux personnages passent leur temps à s'ignorer et à rejeter leurs problèmes sur le narrateur. Cela le ramène irrémédiablement à son enfance et à ce qu'il a vécu avec ses parents. Le personnage n'a pas vraiment reçu d'amour étant jeune, cette notion lui est donc difficilement abordable. De plus, l'union de ses parents n'ayant pas eu de succès, il perçoit l'amour comme dangereux et voué à l'échec. Il va jusqu'à affirmer :

Là où même s'il y a quelqu'un qui t'aime suffisamment d'amour pour te sauver la vie, on te châtre malgré tout. Marla me regarde comme si c'était moi qui la bourrais et dit: avec toi, je ne peux pas gagner, pas vrai? (FC 96)

Ce vieux dicton, comme quoi on tue toujours celui ou celle qu'on aime, eh ben, faut bien dire, il marche dans les deux sens. (FC 13)

Pour en venir au fait, maintenant, Marla est partante pour me démolir une autre partie de mon existence. Depuis tout mes débuts à l'université, je me fais des amis. Ils se marient. Je perds des amis. (FC 88)

Malgré tous ces aléas, les deux personnages finissent par se comprendre et par se trouver. Lorsque le narrateur nous révèle qu'il se promène tous les soirs avec Marla et parle de fleurs avec elle, on frôle le romantisme :

D'autres, comme la reine-des-prés et la primevère, le doux-drapeau, nom de l'iris sauvage, et le nard, ressemblent aux noms des fées de Shakespeare. La langue-de-daim et son arôme sucré de vanille. (FC 190)

Progressivement, les personnages se confient et dévoilent leur intimité. Tandis que Marla lui fait part de son inquiétude au sujet d'une grosseur sous le bras, page 145, le narrateur tente de la faire rire avec une anecdote de jeunesse puis lui fait part du cancer qu'il a eu pendant dix minutes. Il en vient à vouloir la protéger de lui-même alors qu'au début, elle pouvait mourir au téléphone sans que cela le dérange :

Elle pourrait être en danger, dites-vous. Elle mérite de savoir ce qui se passe. Il faut qu'elle vous voie. Il faut que vous lui parliez. (FC 273)

Je suis en train d'essayer de te sauver la vie! Quoi? Pourquoi ma vie a-t-elle besoin d'être sauvée? Parce que tu passes ton temps à me suivre. Parce que tu m'as suivi ce soir, parce que tu as vu Tyler Durden tuer quelqu'un, et Tyler tuera quiconque menace le projet Chaos. (FC 276-277)

Le couple finira par s'avouer leur amour réciproque : « Si Tyler aime Marla. J'aime Marla. » (FC 280) et « Non, c'est toi que j'aime bien, s'écrie Marla. Je sais la différence. » (FC 288). Cette relation est tout bonnement bancale, mais à force de persévérance du côté de Marla, elle en vient à résister. Le narrateur prend conscience de sa double personnalité à cet instant. D'abord méfiant, puis compréhensif et en fin de compte combattif, il met son aliénation de côté avec l'aide de Marla. Ce personnage féminin dépeint comme grisâtre devient haut en couleur et apparaît comme le frein qui permettra au narrateur de redevenir lui-même et de ne plus s'imaginer en tant qu'autre personne.