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La dégradation par le sexe, un miroir de la société

B « L'antihéros, ou l'inquiétant aboutissement de la condition humaine »

D. Le sexe, un fil conducteur

3/ La dégradation par le sexe, un miroir de la société

A l'image d'une société au bord de la folie généralisée, les relations sexuelles dans le roman de Beigbeder sont dégradantes et affligeantes. Le sexe comme manifestation physique de l'amour n'est perçu ici que par le soulagement personnel, la provocation et l'insolite. La relation physique a perdu son caractère sacré et fusionnel. L'amour se fait traditionnellement à deux, il est la concrétisation des émotions et des sentiments que ce soit envers l'autre ou envers soi-même. Toutefois, l'auteur de 14,99 € aime provoquer : on constate dans son roman que le sexe est synonyme de plaisir solitaire ou de relation à plusieurs.

Les personnages de Beigbeder trouvent tout d'abord une satisfaction dans la vision de l'acte sexuel. Cependant, ce qui pourrait être du simple voyeurisme coquin devient un besoin irrépressible de perversion et de sadisme. Charlie, le collègue d'Octave, passe ses journées à chercher « les pires images ultra-pornographiques sur Internet » (14,99 € 79). Le récit est ponctué de ces images et donne au sexe une dimension, selon les expressions modernes, « hard » et « trash ». Même s'il prétend trouver cela juste « distrayant » (14,99 € 79), ces images trahissent des fantasmes pervers. Charlie les utilise pour assouvir son intérêt du dégoût et son besoin de dépravation. A priori, il ne souhaite pas les mettre en pratique. Son plaisir réside dans l'avilissement de l'autre, d'être témoin de l'abjection humaine :

Une femme qui suce un cheval; un type qui cloue ses testicules sur une planche de bois; une très grosse dame fistée par un bras en plastique. (14,99 € 79)

Il s'agit d'un type qui a enfilé un godemichet au bout d'une perceuse; il peut ainsi le faire vriller dans le vagin d'une adolescente pendant qu'elle suce son tampon périodique usagé. (14,99 €81)

Un film montrant un homme sodomisé par une anguille. (14,99 €94)

Ces images pour le moins choquantes soulignent l'aliénation de Charlie. Marie-France Rouart démontre que « l'absence de signification renvoie au manque d'intelligibilité ou de

signification logique de tout domaine d'activité humaine »97. L'absurdité des images visionnées et le manque de discernement de Charlie mettent en évidence l'aliénation du personnage. Il en vient à associer douleur et distraction. Même dans la mort, Charlie nous prouve sa fascination pour la perversion à travers le voyeurisme :

Charlie on l'a retrouvé hier baignant dans une mare de sang, il s'était ouvert les poignets avec une boîte de sardines Saupiquet. Ce fou s'est débrouillé pour filmer son geste avec une webcam clandestine et retransmettre la scène sur le Net en direct live.

Le sexe perd complètement sa notion d'intimité, il y mêle violence et surenchère. La mort elle-même finit par avoir ses caractéristiques péjoratives. On constate une désacralisation des relations physiques due à une société qui, à force de modernité et de pression, efface chez les personnages toutes notions de bien et de mal, de respect et d'avilissement. Autre symptôme de jouissance dans la douleur d'autrui : le récit du voisin d'étage d'Octave lors de sa cure de désintoxication :

Je filmais des filles qui se faisaient sauter sans capote par un complice atteint du sida. La fille, bien sûr, n'était jamais au courant. Après je la filmais à la sauvette quand elle allait dans un labo pour chercher ses résultats de test. Le moment qui me faisait jouir, c'est quand la fille découvrait qu'elle était séropositive. J'éjaculais quand elle ouvrait l'enveloppe. La sidophilie, c'est moi qui l'ai inventé. Si tu savais comme c'était bon de les voir fondre en larmes à la sortie du laboratoire d'analyses avec leur feuille « HIV + » à la main. (14,99 € 120)

En parallèle à ces plaisirs solitaires, on trouve également des joies à plusieurs. En effet, Beigbeder nous raconte de nombreuses relations sexuelles multiples. Ici, le sexe se fait en groupe et « les plans à dix-sept » deviennent courant :

Quand ils sont en forme, ils vont se mêler aux grappes humaines: River Phoenix se fait sucer par Caroline pendant que Patrick sodomise Ayrton Senna; tout ce petit monde se baise, s'encule, taille des pipes, lèche du sperme, s'astique le clitoris, pompe des bites, éjacule sur des visages, s'attache la chatte, se fouette les seins, se pisse dessus, se gouine et se branle dans la joie et la décontraction. (14,99 € 274)

Les ébats amoureux, qui par ailleurs ne le sont plus, sont perçus avec une très grande vulgarité et les mots pour les définir sont très crus. Il semble que l'intérêt de la chose soit la recherche du nouveau et de la débauche. L'attitude des personnages de 14,99 € devient animale. Ils finissent dénués d'émotions et d'humanité. Ghost Island, ce lieu de bacchanale, a des allures de zoo orgiaque où l'on nous montrerait des semblants d'êtres humains accomplissant d'étranges rites de reproduction. Le paradoxe souligné dans le roman est que le sexe, faute de matérialisation des sentiments, n'assume même pas sa fonction première de reproduction de l'espèce. Lorsque Sophie apprend à Octave qu'elle est enceinte, cette naissance semble sortir de nulle part, tel un miracle ou le fruit de la providence, comme si le sexe n'était pas à l'origine de cet enfant. L'acte physique ne sert plus à donner la vie, il a

pour seul but l'originalité dans la jouissance.

Toujours dans ces relations à plusieurs, on observe que la prostitution occupe une grande place. L'ironie ici est que, quitte à avoir des relations physiques sans amour, autant se faire payer. Octave déclare : « Nous sommes tous prostitués. 95% des gens accepteraient de coucher si on leur proposait 1 500 euros. » (14,99 € 72). Le sexe perd aussi sa notion d'engagement et d'honnêteté, comme si on se déshabillait mais sans se mettre à nu :

Toi, tu les crois sur parole. Tu oublies que tu les paies. Au fond de toi, tu te doutes bien que Joanna se prénomme Janine mais tant que tu n'as pas joui, tu t'en moques. (14,99 €71)

Pour finir, une des seules relations « classiques » est entre Octave et Tamara. Leur aventure reste longtemps platonique, il ne font l'amour que de façon suggestive :

Et maintenant c'est elle qui enfonce sa langue dans ta bouche douce, et la pelle devient profonde, pénétration buccale où ta langue devient bite, lèche ses joues, son cou, ses yeux, saveur, gémissement, souffle, désir titillé. (14,99 €96)

« Un baiser est parfois plus beau que baiser. » (14,99 € 96). On ne dit plus « faire l'amour » car cette expression n'a plus de sens, elle est « hasbeen » comme dirait Octave. Quand ce dernier et Tamara le font pour la première fois, la beauté du baiser disparaît et même si leurs ébats sont beaucoup plus conventionnels, il n'en reste pas moins vulgaires : « Baseline : un coup de barre, Tamara, et ça repart. » (14,99 € 235).

Cette aliénation par le sexe montre bien l'inaptitude des personnages à vivre en société. Ils essaient de s'en échapper mais avec des moyens à la moralité douteuse. Cet asservissement se retrouve même jusque dans leur intimité profonde, complètement débridée.

La notion d'addiction est assez complexe. Dans les textes du corpus, elle réside dans le mouvement de révolte traduisant un ressentiment latent contre le mode de fonctionnement de la société. Toujours dans leurs perspectives de fuite, les personnages vont se mettre hors phase grâce à des substituts, ils se placent en dehors de ce système afin de mieux le contourner. Toutefois, cette transition de l'homme raisonnable à l'homme

aliéné et surtout dépendant est difficile. Il est bousculé par les flots agités de l'asservissement et il perd toute dimension héroïque. En effet, « étymologiquement, narcissique et narcotique viennent du même mot » (14,99 € 113). Les protagonistes des différents récits changent et perdent leur âme suite à une véritable dépression spirituelle. Toutes les relations avec autrui finissent bloquées, que ce soit psychologiquement ou physiquement : « des mécanismes de l'addiction qui viennent dérégler, ou s'immiscer dans des mécanismes vitaux pour l'espèce : ceux du plaisir, de la sexualité, des émotions et des sentiments »98

. Ladépossession des personnages est dangereuse car elle les pousse parfois vers la folie. Une fois de plus poussés dans leurs derniers retranchements, les personnages ont bien compris une chose : leurs efforts ne sont pas vains. Leurs addictions leur permettront d'atteindre une réalité au goût de paradis.