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L'évasion par le rêve

goût de paradisgoût de paradis

C. Leurres et faux-semblants, entre rêve et fantasme

3/ L'évasion par le rêve

À l'image du narrateur de Palahniuk, Octave se crée également une sorte de double, un faux-semblant qualifié de « sosie » (14,99 € 88). Le personnage de Beigbeder se reconnaît à travers un SDF vivant dans la rue en bas de chez lui. Cette vision s'avère pessimiste car elle soulève ses plus mauvais penchants et son possible avenir. Dans les pièces de Plaute et de Molière, Sosie est le valet d'Amphitryon. Mercure réussit à faire douter Sosie en prenant ses traits et sa propre identité. Toutefois, Octave ne doute pas devant ce rappel à l'ordre par des avertissements prophétiques, la roue a bel et bien tourné : « QUI SEME LE VENT, RECOLTE LA TEMPETE! » (14,99 € 88). À la suite d'une série d'événements malencontreux, Octave perd son chemin et finit à l'ombre d'une cellule. Autrefois messager de mauvais augure, ce double peu désiré devient un ange gardien et permet au prisonnier de sortir psychologiquement hors de ces murs :

Eh! Et si en réalité ce n'était pas moi qui étais en prison, mais mon sosie clochard à la place, le SDF de ma rue, si c'était lui qui croupissait dans cette cellule merdique, tandis que moi je serais parti, vous m'entendez, PARTI. J'aurais échangé ma place contre la sienne et il pourrait s'estimer heureux: logé et nourri tandis que moi je serais libre à l'autre bout du monde. Tout le monde en sortirait gagnant. Mais je perds la boule. (14,99 €271)

Même s'il est enfermé, Octave réussit à libérer son esprit. Sa démence lui donne les cartes de l'évasion et il rêve déjà de retrouver Sophie dans son paradis perdu. En effet, à l'aide du tableau de Paul Gauguin, il s'immerge dans un monde seulement à portée de l'imaginaire.

Paul Gauguin – La Pirogue

L'art est régulièrement évoqué dans les textes d'auteurs ayant consommé de la drogue, c'est le cas pour Cocteau dans Opium ou d'Aldous Huxley dans Les portes de la perception. Cette réflexion sur l'Art apporte toujours une dimension évasive à la contemplation. L'ailleurs idyllique nous est représenté sur une toile et nous cherchons constamment à y intégrer son contenu. Cependant, La pirogue devient un leurre pour Octave, un trompe- l'œil, mais le désespoir pousse au songe d'une nuit d'été :

Je regarde La Pirogue, cette scène idyllique, ce couple et leur petit bébé, et à l'arrière-plan Gauguin a peint un coucher de soleil rouge vif, on dirait un champignon atomique, et je nage vers eux, je saute dans la pirogue, je vais les rejoindre sur leur île, ils vont m'aimer, je crawle vers la plage, je croise les poissons-lunes, les raies manta caressent mes paumes, je vais les retrouver, nous ferons l'amour tous ensemble, Tamara avec Sophie, Duler avec Marronnier, je vais tout surmonter, ils ont échappé à la société, nous formerons une famille nouvelle, on baisera à quatre, et je mangerai les pieds de Chloë, si petite qu'elle tient dans une seule main, tu verras, je vais les rejoindre dans l'île fantôme, vous le croyez, ça, oui, c'est clair que j'ai pété les plombs, et je nage sous la mer, je bois la tasse, je me sens si bien, et le coucher de soleil de Gauguin ressemble vraiment à une explosion nucléaire. (14,99 €273)

Dans sa rêverie érotique, on voit bien qu'Octave pense avoir racheté ses fautes et acquis le droit d'atteindre le paradis. Son fantasme l'amène à fuir une société qui explose à l'horizon. Ghost Island devient un Jardin d' Éden revisité.

De plus, il imagine aussi son enfant alors qu'il ne l'a vu que sur une échographie :

Ils m'ont privé de ma fille qui dort recroquevillée et se griffe les joues, respire vite puis bâille un peu et se met à respirer plus lentement, ses mini-coudes et genoux miniatures repliés sous elle, mon bébé aux longs cils recourbés de vamp, à la bouche grenat et au visage pâle, lolita dont on voit les vaisseaux sanguins à travers les tempes et les paupières, ils m'ont empêché de connaître son rire qui éclate quand on lui chatouille le nez, ses oreilles nacrées comme des coquillages, ils m'ont défendu de savoir que Chloë m'attendait à l'autre bout du rouleau. (14,99 €270)

La description de ce nouveau-né marque la renaissance tardive d'Octave. Le portrait que ce dernier dessine n'est pas simple et objectif, il respire l'amour. Chloë n'est pas seulement le fruit de l'imaginaire d'Octave, elle est avec lui, dans les bras débordant d'affection de son père. Malgré la privation infligée par Sophie à la suite de leur rupture, Octave dépasse l'interdit par le rêve.

Pour finir, le personnage principal de 14,99 € se voile la face devant cet étrange bonheur paternel. Il se ment à lui-même et arrive à se convaincre que son mode de vie n'était destiné qu'à l'arrivée de son enfant :

Et si c'était elle que je cherchais en courant après toutes ces filles? Cette nuque duveteuse, ces yeux noirs perçants, ces sourcils dessinés, ces traits délicats, je les ai tant aimés chez les autres filles parce qu'ils m'annonçaient la mienne. Si j'aimais tant le cachemire c'était pour m'habituer à ta peau. Si je sortais tous les soirs c'était pour m'habituer à tes horaires. (14,99 € 270 et 271)

Le pouvoir de l'imaginaire et du rêve, même s'ils sont des leurres, permet à un personnage de vivre ce qu'il a échoué à accomplir. Tandis que la vie ne lui offre plus de seconde chance, il s'en remet à son inconscient pour concrétiser ses rêves les plus chers.

Les personnages connaissent la joie de l'évasion de l'esprit. Alors que la société leur a enlevé toute individualité, leur addiction leur en donne une nouvelle, une puissante, grâce à laquelle tout devient possible. La situation s'inverse et les protagonistes de Retour

à Brooklyn, Fight Club et de 14,99 € prennent le contrôle du monde, ils le transcendent et

le transfigurent. Toutefois, le goût de paradis est amer. Ils restent prisonniers des leurres et des faux-semblants. Cette réalité parallèle ne libère qu'en partie les personnages : « Mais

l'horizon de leurs désirs était impitoyablement bouché; leurs grandes rêveries impossibles n'appartenaient qu'à l'utopie »120

. Pour les romans de Selby Jr. et de Palahniuk, le rêve américain peut être qualifié de « mirage »121. D'une part les personnages ne connaissent pas le succès par l'effort et d'autre part ce rêve n'est qu'une illusion instrumentalisée par leurs addictions. Le titre original de Retour à Brooklyn, Requiem for a Dream, est d'ailleurs évocateur de ce bilan : la mort du rêve. La dépendance ramène les protagonistes à un triste constat : la fuite est impossible. Ce bilan est aussi dressé par Aldous Huxley dans sa préface du Meilleur des mondes, « le principe du Bonheur Maximum serait subordonné au principe de la Fin Dernière ». Les deux extrêmes se succèdent et les personnages vont comprendre ce que pensait Malcolm X : « Je ne vois pas de Rêve américain. Je vois un cauchemar américain. »122

. Beigbeder ne déroge pas à cette règle, la France étant elle aussi dans le collimateur d'une crise mondiale.

120 - Georges Perec, op. cit., page 18

121 - Marie-Christine Pauwels, op. cit., page 119 122 - Ibid., page 91