• Aucun résultat trouvé

Le nouveau Machiavel

B « L'antihéros, ou l'inquiétant aboutissement de la condition humaine »

1/ Le nouveau Machiavel

Harry, le personnage de Hubert Selby Jr., est décrit par les autres protagonistes comme « espiègle » (RB 23) et a « l'cœur si noir qu'le tien » (RB 26). Ces qualificatifs vont être révélateur de sa fourberie et feront de lui un véritable antihéros. Pour Harry, la fin justifie les moyens : « le moyen n'a pas d'importance » (RB 221).

Victime de leur addiction et de leur coût, Harry et son ami Tyrone vont se lancer dans une série d'arnaques afin de pouvoir se procurer assez de drogues pour leur consommation personnelle et pour la revendre à bon prix : « Bon, arrêtons d'déconner et tâchons d'trouver un moyen d'ramasser du fric. » (RB 41). Tout d'abord, ils vont commencer par un travail légal mais vont profiter du système pour toucher plus d'argent : « Ils avaient déclaré vingt-cinq personnes à charge, à eux deux, de sorte qu'ils avaient touché le maximum. » (RB 121). Pour fuir leur réalité, ils vont finalement l'utiliser contre elle-même. On peut ainsi dire que la société leur donne les clés de leur évasion mais il s'agit d'un leurre, Harry ne fait que participer au commerce de la drogue. Il décide d'ailleurs de ne plus travailler légalement, il devient un dealer à part entière et s'extasie devant sa nouvelle condition sociale :

[...] il était Harry Goldfarb, un des grands fournisseurs de drogue de la ville, qu'il avait soixante-quinze sacs dans son attaché-case, à côté de lui, et qu'il allait prendre livraison d'une livre de pure???? […] J'parie qu'y m'prennent pour un businessman quelconque. Un agent de change, peut-être... un conseiller financier. J'parie qu'j'pourrais trouver n'importe qui, dans la

rue, et lui dire qu'j'suis un magnat d'la came (RB 127)

Harry a des rêves de grandeur dans ce commerce florissant. Il devient le représentant de la société de consommation qu'il détestait, un commercial prêt à tout pour avoir sa livre de pure. L'engrenage entre arnaque, argent et drogue mène Harry à prendre toujours plus de risques et surtout à utiliser sa compagne Marion pour relancer ses affaires.

L'antihéroïsme du protagoniste masculin de Hubert Selby Jr. atteint son paroxysme quand il décide de fuir ses responsabilités et d'utiliser Marion pour régler ses problèmes sans culpabilité apparente : « Te fais pas d'bile. Tu t'en sortiras très bien. » (RB 221). Harry demande à Marion de prendre de l'argent à son « charlatan » (RB 220), son ancien psychologue Arnold, en sachant qu'il s'intéresse de près à Marion. Le moyen de cette dernière pour soutirer l'argent à Arnold est évident mais Harry préfère ne pas y penser et menace même Marion par le chantage suivant : « Tu demandes l'argent à ton charlatan ou on s'met la ceinture. C'est simple. Marion avait essayé. Le problème était résolu. » (RB 221). Ce choix est tristement ironique car c'est justement en-dessous de la ceinture que Marion devra aller pour obtenir l'argent. Harry n'hésite pas à briser son couple pour son addiction, Marion n'est plus qu'un objet sexuel qu'il peut distribuer au plus offrant. Le pire est l'utilisation suivante qu'il fait de Marion. Cette fois, ce n'est pas pour l'argent mais directement pour la drogue. Tandis qu'il pouvait se mentir à lui-même concernant les intentions d'Arnold, celles de Big Tim étaient limpides : « Y n'te la fourgue que pou' d'la chatte jim. C'est sa came à c't'encul la chatte. Un camé d'la chatte. » (RB 255). Harry envoie Marion directement dans la gueule du loup. Il lui ment honteusement en lui disant « t'as pas à t'inquiéter » (RB 262). Le précepte de Kant du Fondement pour la

métaphysique des mœurs, selon lequel « L'homme, et en général tout être raisonnable,

existe comme une fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré »74

, n'est clairement pas respecté. Harry ne voit plus Marion comme une fin en soi mais comme le moyen de nourrir son addiction, il est par conséquent un personnage méprisable. Il n'est plus « espiègle », c'est à dire malicieux mais sans méchanceté. Harry devient machiavélique à cause de son immoralité, il est donc un antihéros. À partir du moment où il n'oppose plus fin et moyen, il perd son statut de héros car l'application de ces deux notions permettent d' « assigner à l'homme une place ou une valeur supérieure dans la hiérarchie des choses et des êtres »75

. Harry a beau se prendre pour un caïd du business de la drogue, il n'en reste pas moins que le double négatif du

74 - COLLECTIF. La pratique de la philosophie de A à Z. Page 303. 75 - Ibid., page 303

héros. Son addiction est sa fin en soi, son moyen d'évasion. Elle est l'aboutissement de sa condition humaine. Pour Yves Stalloni, on peut employer le terme de « héros de roman » pour « désigner un personnage réel dont le comportement chevaleresque, le goût des aventures, le panache le font échapper à la réalité triviale pour rejoindre les êtres exceptionnels qui peuplent la fiction. »76. L'ironie dans Retour à Brooklyn est que Harry se fait passer à la page 98 pour un héros chevaleresque : « j'ai donné ma plume blanche à ma fiancée, il s'inclina profondément, Marion esquissa une révérence en acceptant la plume, Levez-vous, Sir Harold, royal Chevalier de la Jarretière, défenseur du royaume, mon bien aimé prince ». Cependant, il n'obéit plus à ces qualificatifs de « défenseur » et de « chevaleresque ». Il a beau échapper à la réalité, son addiction et son égoïsme lui font rejoindre les êtres imparfaits de la littérature comme ceux de Chuck Palahniuk ou de Frédéric Beigbeder.