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Le petit Chaperon Rouge a vieill

L'origine de l'aliénation de Sara Goldfarb est son isolement social (cf sous-partie

Tempus Fugit page 11). Marie-France Rouart définit l'isolement social comme « le

sentiment de solitude ou d'exclusion dans les relations sociales » et souligne ce phénomène comme caractéristique de l'aliénation. Le délaissement du personnage féminin de Hubert Selby Jr. sera la première marche vers sa dépersonnalisation et sa folie. Pierre Dommergues, dans son chapitre L'abandon du monde, désigne l'isolement social comme la cause directe de l'aliénation, comme le facteur premier :

Le retrait social du personnage n'est, en fait, que la manifestation la plus superficielle de son aliénation. C'est le signe extérieur de l'inéluctable rupture avec le monde. C'est aussi le point de départ de l'itinéraire romanesque.28

Les personnes seules et âgées comme Sara Goldfarb sont les plus susceptibles de tomber dans le piège de l'aliénation. Sa mise à l'écart de la société et des autres individus favorise

26 - Marie-France, op. cit., page 12 27 - Ibid., page 13

une autre caractéristique de l'aliénation, moins « superficielle » : « l'étrangeté par rapport à soi ». Comme l'indique Pierre Dommergues, ce fourvoiement de soi sera le déclenchement du récit angoissant de Sara, le lancement de l'intrigue.

Suite à son invitation à participer à un programme télévisé, Sara Goldfarb veut changer son apparence pour être présentable et pour attirer tous les regards sur elle. Après avoir été délaissée, son désir est de se faire remarquer, d'inspirer le respect. Dans ce but, elle change de couleur de cheveux et choisit un vêtement voyant : « Sara retourna chez elle pour voir comment la robe rouge lui allait, avec les cheveux rouges. » (RB 107). Sa volonté d'être une autre commence légèrement par cette transformation physique. Cependant, sa descente vers l'aliénation s'accentue lorsque son nom change. La conséquence directe de cette conversion physique est la comparaison avec des célébrités : « tu ressembleras à Rita Hayworth » (RB 171). En effet, les voisines de Sara ne cessent de la comparer avec d'autres personnes, si bien que Sara elle-même ne se sentira plus une Goldfarb :

Elle se tortillait, poussait des petits cris, s'adressait des sourires, puis s'envoya un baiser, Tu es splendide, une véritable poupée. Elle se tortilla et poussa encore quelques petits cris, s'embrassa la main, se sourit encore, Une Greta Garbo, peut-être pas, mais pas un Wallace Beery non plus. (RB 108)

[…] elle se contentait de leur répéter qu'elle se sentait bien et qu'elle ressemblerait bientôt au petit Chaperon Rouge. (RB 143)

Sara s'éloigne progressivement de son identité. Rouart le confirme à la page 22 de son analyse sur l'aliénation : « toute tentative pour vaincre ou échapper à la solitude transforme, « métamorphose » le héros au point qu'il ne se reconnaît plus autrement qu'en être dépossédé de lui-même ». Après s'être comparée à des personnalités connues, Sara va s'identifier à un personnage fictif : le petit Chaperon Rouge. De quelqu'un de réel, elle va passer à quelqu'un d'irréel. Non seulement en retrait social, elle va se retrouver en retrait de la réalité. La télévision a véritablement modelé l'individualité de Sara. Une phrase du narrateur de Fight Club convient parfaitement à la situation de Sara : « La télévision était moi. » (FC 158).

Pour son apparition télévisée, elle va rejeter ce qu'elle était pour devenir une autre, plus conforme aux attentes de notre monde. Lorsqu'elle reçoit la fiche d'inscription à la page 92, elle doit donner des informations personnelles, celles qui la référencent dans la société : « Son nom. Son adresse. Son numéro de téléphone. Son numéro de Sécurité sociale. ». Même formelles, ces données caractérisent l'individualité de Sara Goldfarb. Ce formulaire symbolisera son passé, ce qu'elle n'est plus. Ce qu'elle était avant, comme pour garder une trace de son passage en tant qu'individu à part entière. En envoyant ce courrier, c'est comme si elle se séparait de son identité : « Elle referma le clapet, puis le rouvrit, pour s'assurer que la lettre était tombée, et confia définitivement ses rêves aux Services Postaux

des États-Unis. » (RB 93). Qu'est-ce qui nous caractérise plus que nos rêves? Ils sont le

surmoi de Freud : « il joue à la fois le rôle de censeur et celui de modèle, ou d'idéal, pour le

moi »29. En donnant ses rêves, son idéal, Sara Goldfarb sacrifie son surmoi et par conséquent une partie de son identité psychique. Une fois privée de son inconscient, le régulateur du moi, Sara ne sera plus jamais la même et sombrera dans les profondeurs de l'aliénation. L'ironie de Hubert Selby Jr. est palpable, il écrit en parlant du formulaire d'inscription : « Et jusqu'où la conduirait-il? » (RB 92).

Dans le langage courant, l'aliénation peut désigner la folie, comme dans l'expression un asile d'aliénés. Folie est devenu un synonyme d'aliénation30

. Ce sens clinique rejoint deux principes qu'évoque Marie-France Rouart dans Les Structures de

l'aliénation : « le développement de […] manifestations hallucinatoires » (page 15) et

« l'absurdité » (page 13). Cette dernière notion est définie par Rouart comme « l'absence de signification », le « manque d'intelligibilité ou de signification logique de tout domaine d'activité humaine ». Après avoir perdu son identité, Sara Goldfarb « perd la tête ». Elle souffre d'aliénation profonde et se met à avoir des hallucinations, symptôme inquiétant de la folie. Le personnage féminin de Retour à Brooklyn entretient une relation plus qu'étrange avec son réfrigérateur. Étant au régime pour sa participation à la télévision, son frigidaire devient son ennemi et elle a tôt fait de le personnaliser en lui donnant de multiples surnoms : « M. L'Emmerdeur, M. Tiens-Voilà-du-Hareng » (RB 108), « monsieur le Malin » et « monsieur le Ricaneur » (RB 123), « monsieur Je-Sais-Tout » et « M. L'Écervelé » (RB 124), « monsieur Le Futé » et « M. Frigo » (RB 141). Le fait d'appeler son réfrigérateur « monsieur » donne une dimension humaine à l'objet. « M. Frigo » devient le tentateur et par conséquent l'ennemi mortel de Sara, celui qui veut l'empêcher de mener son régime à bien :

[…] elle leva les sourcils et regarda avec dédain le réfrigérateur qui minaudait toujours, s'imaginant qu'il avait gagné la partie, qu'il avait battu Sara Goldfarb dans cette guerre des calories. (RB 123 et 124)

Les délires hallucinatoires font que Sara perçoit le réfrigérateur comme une machine infernale et moqueuse : « tu n'arrêtes pas de grincer et de grincher et de grogner » et « Les rires de l'appareil étaient de plus en plus sonores » à la page 124. L'objet de consommation se retrouve finalement à l'image de la société qui l'a conçu. Dans l'adaptation cinématographique Requiem for a Dream dont le scénario a été écrit par Selby Jr., le frigidaire se retrouve avec une mâchoire de monstre du fait de la paranoïa de Sara. Le petit

29 - COLLECTIF. La pratique de la philosophie de A à Z. Paris : Hatier. Page 436. 30 - Henri Bertaud Du Chazaud, dictionnaire des synonymes. Paris : Robert. Page 319.

Chaperon rouge se retrouve face au loup, terrifiant et sournois. Ce Chaperon Rouge des temps modernes a vieilli mais il n'en est pas plus sage pour autant. Il n'échappera d'ailleurs pas non plus à son persécuteur.

Marion constate cet état d'aliénation généralisée :

Je crois que c'est un des problèmes de notre époque, personne ne sait qui il est. Tout le monde se bouscule à la recherche de son identité, ou à essayer d'en emprunter une, mais ils ne savent pas. (RB 148)

Marion est d'ailleurs le seul personnage à être associé à ce terme : « Une agonie, le sentiment d'aliénation était de plus en plus grand » (RB 224). L'ironie est qu'elle déclare aimer la mère de Harry, la trouvant « si vraie », « si naturelle ». Marion et Harry ont également leur côté aliéné. Marie-France Rouart le définit comme la différence culturelle : « l'impression de s'écarter des valeurs établies par une société renouvelle le romantisme d'un mal-être « chez les jeunes » »31

. Le jeune couple de Retour à Brooklyn ne croit plus au fonctionnement de leur société et n'aura de cesse de se plaindre des individus qui l'entretiennent :

Ils sont tellement répugnants. Rien de pire qu'un barbare de la culture qui a des prétentions. […] mais ils insistent, ils savent tout, et si vous ne vivez pas comme eux vous ne vivez pas correctement et ils veulent vous prendre votre espace... l'occuper comme qui dirait et vivre dedans et vous le changer, ou le détruire. (RB 148 et 149)

Par isolement social ou par contestation sociale, les personnages de Retour à

Brooklyn vont s'aliéner. Ils vont se perdre dans un monde qui ne leur correspond plus. Un

monde aliéné et aliénant.