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La nouvelle caverne de Platon

Dans les thématiques de l'aliénation, Marie-France Rouart situe en première position l'impuissance : « le sentiment que l'on ne peut contrôler sa propre destinée, mais qu'elle est déterminée par des agents extérieurs, le sort, la chance ou le conditionnement par les institutions »38

. On retrouve nettement cette sensation d'insuffisance, de paralysie du personnage de 14,99 € face au système dont il est l'un des rouages. Octave est prisonnier d'une gigantesque entreprise capable de renverser toutes oppositions, pire, elle se les réapproprie à son avantage :

Dans le monde que je vais vous décrire, la critique est digérée, l'insolence encouragée, la délation rémunérée, la diatribe organisée. Bientôt on décernera le Nobel de la Provoc et je ferai un candidat difficile à battre. La révolte fait partie du jeu. (14,99 € 20-21)

Pour réduire l'humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l'homme par l'homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c'est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l'illusion de sa tolérance doucereuse. (14,99 € 21)

Cette situation de crise évoquée par Octave s'inscrit dans la thématique de Marie-France Rouart, « l'absence de normes »39

: « le manque d'implication dans des structures de comportement communément admises peut créer des situations de déviance, des réactions

38 - Marie-France Rouart, op. cit., page 13 39 - Ibid., page 13

de méfiance, un individualisme forcené ». Octave n'a aucune prise sur le monde qu'il côtoie, il n'est pas un actant mais un pion qui « à l'impression de mener une vie sans but ». En effet, cette absence d'action sur ces agents extérieurs rend le personnage aliéné. Il est sans but et sans pouvoir sur les choses. Par conséquent, Octave se prête au jeu et subit son aliénation. Robert Merton souligne ce sentiment d'abandon en évoquant « le retrait individuel de la lutte pour la vie »40

. Cette société de consommation est tellement ancrée dans les mentalités de chacun qu'elle peut ainsi les modeler à son image, Octave en est l'exemple le plus clair. Il est comme un stéréotype, la vitrine d'un grand magasin. Comme le souligne Pierre Dommergues dans son chapitre L'aliénation comme phénomène social

total, l'individu est totalement aliéné ou ne l'est pas du tout :

Il est difficile d'imaginer qu'un être soit aliéné dans une circonstance, et qu'il ne le soit pas dans une autre ; qu'il le soit, par exemple, sur le lieu de son travail, et que cette aliénation n'ait pas d'incidence sur sa vie personnelle. On n'est pas maître chez soi, et esclave à l'usine.41

Le travail de publicitaire d'Octave provoque son aliénation et comme un virus, elle se propage et remplace ce qui le constituait personnellement. Octave est d'abord aliéné par son travail puis finit par le devenir entièrement. Ce phénomène imprègne totalement le personnage qui finit par être le porte-parole de la société qu'il rejetait. 14,99 € est le témoignage d'un homme rongé par une maladie mentale appelée aliénation et dont chaque page révèle de nouveaux symptômes. Pierre Dommergues nous dit même qu' « il est plus difficile de résister à ceux qui vous imposent une identité nouvelle qu'à ceux qui vous proposent une forme d'adoption »42

. Octave est obligé de changer sa personnalité pour continuer à travailler dans la publicité, il ne peut pas simplement s'adapter ou être « adopté » pour ce qu'il est. Ce monde capitaliste impose ses désirs et corrompt l'âme de ses sujets, il n'adopte pas ses nouveaux jouets, il les kidnappe.

L'aliénation de 14,99 € se traduit par le déni des personnages mais aussi par le changement psychique qu'impliquent ces manifestations aliénantes. Par exemple, Octave nous dit à la page 241 que les consommateurs sont dépossédés de leur humanité et les compare à un produit représentatif du capitalisme :

Quitte à être un produit, vous aimeriez porter un nom imprononçable, compliqué, difficile à mémoriser, un nom de drogue dure, couleur caca, être un acide très puissant, capable de dissoudre une dent en une heure, un liquide trop sucré, au goût bizarre, et, malgré tous ces défauts évidents, rester la marque la plus connue sur terre. Vous aimeriez être une canette de Coca-Cola empoisonnée.

Autre signe d'aliénation, Octave voit son double tous les jours, comme le narrateur de

40 - Marie-France Rouart, op. cit., page 21 41 - Pierre Dommergues, op. cit., page 20 42 - Ibid., page 153

Fight Club :

[…] un SDF qui te ressemble. C'est ton sosie : maigre, grand, pâle, les joues creuses. C'est toi avec une barbe, toi sale, toi mal habillé, toi sentant mauvais, toi avec une boucle d'oreilles dans le nez, toi sans argent, toi avec une haleine de chacal, toi bientôt, toi quand la roue tournera, toi allongé par terre sur une grille d'aération du métro, les pieds nus ensanglantés. (14,99 €88)

Le verbe être conjugué et le pronom montre clairement une aliénation du personnage de Beigbeder, le SDF pourrait être Octave si et seulement s'il n'avait plus d'argent. De plus, les multiples anaphores de « toi » accentuent le rythme de cette comparaison. Les consommateurs et Octave ne sont pas les seuls à subir une aliénation, les publicitaires, représentants de cette société libérale, se retrouvent coincés entre leur travail et leur individualité :

Les annonceurs ne s'en aperçoivent pas, mais à force de prudence, ils dépensent la majeure partie de leur argent pour vous forcer à rendre leur publicité invisible. Ils ont tellement peur de déplaire à leur clientèle (ce qu'ils appellent « altérer leur capital-image ») qu'ils en deviennent rigoureusement transparents. Ils font acte de présence sur vos écrans mais craignent de s'y faire remarquer. En tant que Directeurs de Création, vous n'êtes là que pour entériner leur schizophrénie. (14,99 € 218)

Finalement, tous les protagonistes se font piéger par un monde qui choisit de les aliéner plutôt que de souligner leur individualité. La caverne de Platon est revisitée, « on avait remplacé le Logos par des logos projetés sur les parois humides de notre grotte »

14,99 € 61).

La consommation à outrance et la dictature de l'achat sont les valeurs prédominantes de cette société défaillante. Le sociologue Jean Baudrillard écrit que « Le ludique de la consommation s'est substitué progressivement au tragique de l'identité... L'acte d'acheter constitue un mode de production de valeurs, et la preuve que l'on vit dans une société d'abondance. »43

. Les personnages n'ont plus la possibilité de choisir, leur libre- arbitre, donc leur identité, est fortement compromise. Ils obéissent aveuglément aux

volontés des agences publicitaires et des puissants de cette société capitaliste. Celle-ci garde sous son contrôle ce petit monde par la peur. Elle exacerbe les doutes et angoisses de chacun afin d'empêcher toute révolution. Les personnages de Retour à Brooklyn, Fight

Club et de 14,99 € se retrouvent seuls et déprimés dans une société corrompue. Ils ont été

privés très jeunes d'un père qui aurait pu les guider dans les méandres de ce monde dangereux. Tous ces facteurs aboutissent à une frustration et à une aliénation implacable, il s'agira de l'élément déclencheur de leur volonté de fuite : « Aliénation et libération deviennent deux facettes d'une même réalité. »44

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