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L'égalité des chances

goût de paradisgoût de paradis

B. Le meilleur des mondes

2/ L'égalité des chances

Hormis cette volonté d'émancipation de l'être humain, le but du Projet Chaos est de partager les richesses : « Imagine, quand nous appellerons à la grève et que tout le monde refusera de travailler jusqu'à ce que nous redistribuions les richesses du monde » (FC 215), de revenir au monde qui précède cette société en crise dont les personnages ne veulent plus : « le Projet Chaos va faire éclater la civilisation de manière à nous permettre de tirer le meilleur parti du monde » (FC 179), un semblant de monde originel où les individus n'auront plus à se soucier de travailler et de gagner de l'argent, où le conformisme et le mensonge n'ont pas cours. Cette volonté de retour au passé débute par l'explosion de l'appartement du narrateur. En effet, c'est en se débarrassant de tout ce que l'on possède que l'on peutrepartir à zéro :

Détonation. Les fenêtres sol-plafond dans leurs cadres d'aluminium ont volé au-dehors, et donc les canapés, les lampes, la vaisselle, et les parures de lit en flammes, et les annuaires de lycée et les diplômes et le téléphone. Tout a explosé, jaillissant comme une éruption du quatorzième étage en une sorte de geyser solaire. (FC 61)

La polysyndète exprime la destruction totale de son ancien monde, cette explosion de l'appartement est le symbole de l'embrasement de la société. Tout commence par un appartement puis ce sera le monde qui brûlera et ainsi, les chances de chacun reviendront à égalité. Les personnages, lors d'une longue discussion, imaginent déjà comment pourrait être ce monde grâce au Projet Chaos, par exemple :

Imagine-toi en train de planter des radis et des semences de pomme de terre sur le quinzième green d'un terrain de golf oublié. (FC 178)

Tu iras chasser l'élan dans les forêts ravinées et marécageuses qui entourent les ruines du Rockefeller Center, et déterrer des clams tout à côté du squelette de la Space Needle penchée à quarante-cinq degrés. Nous peindrons les gratte-ciel d'énormes visages totémiques et de tikis de farfadets, et tous les soirs, ce qui restera de l'humanité se retirera dans les zoos vides pour se boucler à double tour dans les cages afin de se protéger des ours et des gros chats et des loups qui arpentent le terrain et nous surveillent la nuit depuis l'extérieur des barreaux de la cage. (FC 178)

C'est le Projet Chaos qui va sauver le monde. Un âge glaciaire culturel. Un âge de ténèbres prématurément induit. Le Projet Chaos va forcer l'humanité à se mettre en sommeil ou en rémission suffisamment longtemps pour que le terre récupère de ses maux. (FC 178)

Cet imaginaire montre bien à quel point les personnages sont motivés dans leur action et feront tout pour accéder à ce monde de rêve où tous, animaux compris, seront à égalité, en communion avec une nature retrouvée. Tyler est le visionnaire, lui seul dessine le monde qu'il souhaite construire avec le narrateur. Ce dernier n'a pas cet imaginaire en lui, tout son potentiel onirique a disparu avec la création de Tyler et c'est pourquoi sa création crée à son tour. Pour Aldous Huxley, « Le visionnaire sans talent [le narrateur] peut percevoir une réalité intérieure non moins formidable, belle et significative que le monde contemplé par

Blake, mais il manque totalement de l'aptitude à exprimer […] ce qu'il a vu. »109. Le narrateur n'est pas le maître d'œuvre de ce monde utopique, il suit les directives de Tyler et l'écoute narrer leur nouveau monde. Il a besoin de Tyler pour concevoir objectivement leur utopie. Tyler est l'incarnation du rêve américain : « Le rêve est prélude à l'action.[...] Walt Disney disait : If you can dream it, you can do it (savoir rêver, c'est pouvoir agir). L'Américain est un rêveur (dreamer) doublé d'un pragmatique. »110

. Tyler ne rêve pas seulement, il veut le réaliser. Tandis que le narrateur est assez timide dans l'action, Tyler est pragmatique, il fait le choix d'agir afin de concrétiser les trois grands principes du rêve américain : liberté, égalité et recherche du bonheur.

Afin de mener à bien leur projet, ils décident de s'attaquer à l'argent, élément majeur de cette société en crise :

Le Comité Malfaisance et Désinformation sont en compétition afin de mettre au point un virus d'ordinateur qui rendra les distributeurs automatiques des banques suffisamment nauséeux pour vomir des tempêtes de billets de dix et vingt dollars. (FC 209)

À travers le caractère visionnaire de Tyler, l'auteur nous ramène à la lutte du capitalisme et du communisme. En effet, le discours anticapitaliste du protagoniste de Fight Club suggère les pensées de Marx : « le prolétariat se libère de son exploitation, et émancipe ainsi l'humanité entière, grâce à l'appropriation collective des moyens de production et d'échange »111

. La volonté de partage des richesses évoque fortement ce clivage politique. On voit ainsi que Chuck Palahniuk, comme de très nombreux Américains, n'est pas sorti indemne de la Guerre Froide menée par son pays contre l'opposant soviétique. Le communisme étant basé sur le collectivisme, on remarque pas moins le totalitarisme d'un leader ôtant tout pouvoir à l'individu. Le parallèle avec Tyler Durden est clair, son côté dominateur et charismatique a tôt fait de subordonner le narrateur. La vision de Tyler se révèle « l'alternative historique au capitalisme » mais bien que « le communisme marxiste soit associé à un idéal libérateur, il a d'emblée été dénoncé comme négateur de l'individu »112. Chuck Palahniuk aime jouer sur les contrastes. Il donne à un même personnage les caractéristiques du communisme et du rêve américain, synonyme à la fois de démocratie et de capitalisme dans le sens où il favorise l'individualisme et le mythe du succès.

À la fin du roman de Chuck Palahniuk, Tyler décide de faire exploser l'immeuble Parker-Morris mais il échoue. Il ne parvient pas à ses fins et, par conséquent, n'accèdera

109 - Aldous Huxley, op. cit., page 37

110 - Marie-Christine Pauwels, op. cit., page 41

111 - COLLECTIF. La pratique de la philosophie de A à Z. Page 77. 112 - Ibid., page 77

jamais à ce monde à la fois originel dans le sens de communion avec la nature et de partage entre individus, et à la fois socio-politique dans le sens marxiste. Toutefois, l'utopie des protagonistes n'est pas perdue. Le narrateur du roman croit se retrouver aux Champs Élysées après avoir pressé la détente de son arme. Dans le dernier chapitre, le narrateur s'imagine dans un monde meilleur qu'il qualifie de paradis : « Tout au paradis est blanc sur blanc. » et « Tout au paradis est calme et tranquille. » (FC 289). Toutefois si l'on en croit la Bible, les défunts ayant eu recours au suicide ne rejoignent pas le paradis. On peut donc penser que le narrateur s'imagine plutôt dans un Éden, dans un monde originel ponctué d'images troublantes lui rappelant sa vie passée : « Les anges ici sont du genre Ancien Testament, légions et lieutenants, multitude céleste qui travaille par équipes : équipe de jour et on change, équipe de nuit. » (FC 290). On remarque ici une pointe de satire car même les anges sont perçus comme un groupe au fonctionnement très organisé. C'est aussi l'image que donne Bernard Werber dans son roman L'empire des anges.