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Profession addictive et achats compulsifs

Le besoin d'addiction : une échappatoireLe besoin d'addiction : une échappatoire

A. Manifestations des addictions

3/ Profession addictive et achats compulsifs

Le paradoxe d'Octave est qu'il subvient à ses besoins en en créant d'autres, pour d'autres. « L'aliénation engendre le besoin de satisfactions compensatoires (substituts) d'où la recherche d'une « communauté » existentielle et idéologique qui cherche à pallier l'aliénation par le travail. »59

. La société de consommation a complètement aliéné Octave et c'est ainsi qu'il va plus que s'investir dans son travail de publicitaire, cherchant le substitut. Toutefois, quand Marie-France Rouart évoque une « communauté existentielle et idéologique », Octave ne choisit pas la plus louable car c'est elle qui produit les besoins, les substituts des autres. Pour fuir cette communauté de consommation, Octave choisit de la représenter, de la vendre. Son travail le façonne et le rend très vite addict : « Cette nuit, j'ai

58 - J. L. Pedinielli, G. Rouan, P. Bertagne. op. cit., page 118 59 - Marie France Rouart, op. cit., page 15

rêvé que mes pieds marchaient tout seuls et qu'il m'emmenaient à la Rosse. J'essayais de lutter mais ils étaient sur pilotage automatique... » (14,99 € 51). Octave devient dépendant de son travail, ce substitut qu'il a créé le ronge même dans son sommeil. Le personnage de Beigbeder utilise ce que lui propose la société de consommation pour lui échapper, il bénéficie de nombreux avantages pour cela.

Pour commencer, Octave a beaucoup d'argent et de biens matériels, il respecte le précepte latin : Beati possidentes (Heureux ceux qui possèdent). Octave peut être comparé aux personnages de Perec : « ils n'aimaient, dans ce qu'ils appelaient le luxe, que l'argent qu'il y avait derrière. Ils succombaient aux signes de la richesse : ils aimaient la richesse avant d'aimer la vie »60

. En effet, le personnage de Beigbeder ne vit que pour avoir plus de richesses : « La fortune devenait leur opium »61

. La vie dans ce qu'elle a de beau n'a rien à lui offrir à part des clients. Il peut ainsi s'acheter ce qu'il veut, quand il veut : « Connaissez- vous beaucoup de mecs qui gagnent 13 K-euros à mon âge? » (14,99 € 18). Il entretient une relation très forte avec l'argent, sa vénalité le pousse même à dire à la page 185 : « Nous serons riches et injustes ». Octave a toujours ce besoin de générer de l'argent, de posséder le plus de richesse. Il a même le goût du luxe, de la page 108 à 112, Octave nous fait une liste d'une partie de ses biens, l'excès de ces objets nous font penser au narrateur de

Fight Club, lui aussi englué dans son côté matérialiste. Octave voyage aussi beaucoup,

pour son travail et pour le plaisir : « Je rabâche mes slogans dans vos magazines favoris et on m'offre un mas provençal ou un château périgourdin ou une villa corse ou une ferme ardéchoise ou un palais marocain ou un catamaran antillais ou un yacht tropézien. » (14,99

€ 18). À la page 171, on le voit aussi partir à Miami. Le philosophe Emmanuel Lévinas

écrit « La tentation de la tentation » qui « décrit peut-être la condition de l'homme occidental. Il est avide de tout tenter, de tout éprouver, pressé de vivre, impatient de sentir. Il faut être riche et dépensier et multiple avant d'être essentiel et un. »62. Tous ces voyages et tous ces biens permettent à Octave de fuir la réalité difficile, il profite sans culpabilité de ce qui lui est offert. Il devient rapidement dépendant de tous ces artifices, de ces « satisfactions compensatoires ». Octave souffre en quelque sorte du « sentiment d'insatisfaction de l'hypocondriaque » décrit par Michel Lejoyeux : le personnage n'est jamais réellement satisfait, il a toujours ce besoin d'avoir plus, de crainte de n'être « jamais assez reconnu, assez écouté, assez pris au sérieux »63

.

Une autre addiction, ou substitut, apparaît et fait d'Octave un véritable

60 - Georges Perec, op. cit., page 25 61 - Ibid., page 101

62 - Michel Lejoyeux, La fièvre des achats, page 37 63 - Michel Lejoyeux, Overdose d'info, page 56

toxicomane. Le personnage de Beigbeder devient dépendant à la drogue. Selon A. Ehrenberg, les drogues seraient « un raccourci chimique destiné à fabriquer de l'individualité, un moyen artificiel de multiplication de soi »64. Octave utilise son addiction pour ne plus se laisser dépasser par son travail et ainsi, être plus productif : « l'addiction toxicomaniaque, comme le simple retour à la drogue, serait un moyen désinhibiteur de l'action dans une quête du mieux-être et de la performance individuelle. »65

. La productivité est primordiale dans le travail d'Octave, il ne veut pas perdre son statut social durement acquis, alors tous les moyens sont bons pour y parvenir. La drogue lui permet également de se voiler plus facilement la face, de fuir ses problèmes en les oubliant, la « quête du mieux- être » : « la coke est un « briseur de souci », disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. » (14,99 € 50). L'addiction d'Octave calme et endort sa souffrance morale. Grâce à elle, il peut continuer son travail plus rapidement et sans préoccupations. Sa dépendance est survenue progressivement, puis sans prévenir, elle a complètement possédé Octave :

Au début tu en as pris pour essayer, une fois de temps en temps, puis pour t'encanailler, tous les week-ends. Puis pour réessayer de rigoler, en semaine. Puis tu as oublié que ça servait à rigoler, tu t'es contenté d'en prendre tous les matins pour rester normal […] (14,99 € 68)

Octave se sent normal grâce à son addiction à la drogue, De Quincey a déjà évoqué ce phénomène : « l'opium est un moyen d'être normal », la rencontre entre le sujet et le toxique provoque la « réunification du sujet »66

. Cependant, Octave ne remarque pas la dégradation psychologique que la drogue a sur lui. Il préfère accepter le compromis pour préserver sa normalité : « Tu ne te plains pas : si tu ne reniflais pas la poudre, tu serais obligé de faire du saut à l'élastique […] Tout le monde a besoin d'activités pour soi-disant « déstresser » » ( 14,99 € 68 et 69). Cependant, le personnage voit bien les dégâts physiques de son addiction : « Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j'ai de moins en moins de lèvres. » (14,99 € 50).

Octave aimait son travail à la Rosse, il s'engouffre malheureusement dans une succession d'addictions pour le supporter. Il profite bien de l'argent amassé et des voyages effectués mais ils ne lui suffisent plus à le faire tenir psychologiquement, il a dû trouver un autre moyen de fuir. La drogue l'aide à « rigoler » et à « déstresser » même s'il doit être à « quatre grammes de cocaïne par jour » (14,99 € 50) pour cela. Octave n'est pas la seule personne dans cette situation de substitution : « tous ceux qui bossent ici sont alcooliques, dépressifs ou drogués » (14,99 € 57). Chacun a sa manière de contourner et de s'évader de son travail représentatif de la société. Chacun est sous la coupe d'une dépendance.

64 - J. L. Pedinielli, G. Rouan, P. Bertagne, op. cit., page 79 et 80 65 - Ibid., page 80

L'addiction dans 14,99 € ne touche donc pas seulement Octave. Avec ce personnage, Beigbeder ne fait qu'utiliser un stéréotype, un représentant de la société de consommation. En effet, le roman de Beigbeder met aussi en avant l'addiction des consommateurs, les achats compulsifs :

Ainsi le trouve-t-on décrit et étudié, dans la littérature psychiatrique, sous les termes d'achat compulsif en référence aux troubles obsessionnels et à la compulsion, d'achat impulsif supposé lié à un trouble du contrôle des impulsions, d'achat addictif, considéré comme une « addiction sans drogue » et même de boulimie ou de « fringale d'achat ».67

Ils se traduisent par « l'achat impulsif et irrépressible soit d'objets inutiles, soit d'objets utiles en plusieurs exemplaires »68

. Le travail de publicitaire d'Octave est d'encourager les consommateurs à continuer d'acheter inutilement et ainsi, « la magie est accomplie : donner envie à des gens qui n'ont pas les moyens d'acheter une nouvelle chose dont ils n'avaient pas besoin dix minutes auparavant. » (14,99 € 47). Selon Michel Lejoyeux, « La publicité tend à produire un sentiment de besoin et à le transformer en un véritable manque qui ne peut être comblé que par l'achat. La publicité, par sa présence et son caractère répétitif, dicte les lois d'un désir qu'elle a elle-même créé. »69

. L'envie d'acheter est aussi forte que l'envie qu'un toxicomane ressent envers sa drogue, la publicité est un réel toxique pour de nombreux acheteurs compulsifs. De plus, Jean Baudrillard « a démontré à quel point l'objectif de la publicité est de suggérer que l'on « ne peut pas vivre sans acheter ». »70

. Les consommateurs sont donc sujets à un double effet : le besoin et la survie. Ces derniers ont par conséquent des angoisses et subissent l'aliénation de leur société : « l'acte d'acquisition possède la propriété de soulager et la maîtrise (possession) d'objets matériels restaure l'équilibre identitaire »71

. Comme Octave, le paradoxe est qu'ils tentent de fuir en participant activement au capitalisme pour leurs achats incessants. Les masses cherchent à ne plus être une foule justement, mais de très nombreux et très différents individus. Leurs achats s'avèrent être leurs représentations, le consommateur définit son identité par l'objet (voiture, vêtements, etc). La société a troqué leur identité psychologique contre une autre, matérielle :

L'acheteur « compulsif » tente de réduire, par l'acquisition d'objets dont il n'a pas toujours besoin, un état de tension psychologique. Il considère l'achat comme un moyen de lutter contre la tristesse et l'anxiété. Il recherche moins la possession des biens que la réduction d'un état de détresse psychologique. Il est dépendant de la situation d'achat et de l'image sociale que lui confèrent les objets achetés.72

67 - Michel Lejoyeux, La fièvre des achats, page 11 68 - J. L. Pedinielli, G. Rouan, P. Bertagne. op. cit., page 32

69 - Michel Lejoyeux, La fièvre des achats, page 37 et 38

70 - Ibid., page 38

71 - J. L. Pedinielli, G. Rouan, P. Bertagne. op. cit., page 117 72 - Michel Lejoyeux, La fièvre des achats, page 49

Les masses doivent donc céder aux achats compulsifs pour garder un équilibre précaire, pour soulager leurs peines. Alain Souchon le chante même : « On nous inflige des désirs qui nous affligent » (14,99 € 9), l'ironie est que le titre de cette chanson est Foule

sentimentale. Octave ne souhaite pas faire partie des foules, il veut être au-dessus des

autres, pouvoir choisir ce que les autres devront choisir : « C'est moi qui décide aujourd'hui ce que vous allez avoir demain. » (14,99 € 19).

B. « L'antihéros, ou l'inquiétant aboutissement de la condition