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Amour, Gloire et Beauté

goût de paradisgoût de paradis

B. Le meilleur des mondes

1/ Amour, Gloire et Beauté

À la manière de la série télévisée américaine, ces trois mots qui font rêver sont la représentation du monde que se créent les personnages de Retour à Brooklyn.

Ce nouveau monde est imbibé d'amour et d'exotisme, il est même qualifié à la page 179 de « lune de miel ». L'appartement de Marion, lieu de rendez-vous du groupe autrefois simple et désuet, devient un sanctuaire reposant et rempli d'amour :

Harry et Marion finirent leur herbe et firent l'amour sur le divan, ils y mijotaient et y planaient sur fond de musique. Une musique d'une telle douceur qu'ils n'avaient aucune difficulté à se concentrer, automatiquement, et cette douceur se retrouvait dans les lueurs qui encadraient les rideaux, s'élargissaient en cercles, filtraient à travers les pans multicolores, repoussaient si doucement la pénombre jusque dans les plus lointains recoins et tapissaient délicatement la pièce d'un soupçon de couleur, mais si réconfortant; (RB 80)

Cette communion des corps est accentuée par la drogue et cette dernière amplifie à son tour le décor, les lumières et les sons. On assiste à une réelle mise en scène qui amène les protagonistes à un monde plus beau, en harmonie avec les sensations extérieures. Le couple a fait de ce microcosme un cocon où les jeux de lumières et de couleurs ne sont qu'une motivation de plus à l'amour.

Harry et Marion sont prêts à mener une nouvelle vie dans un monde à leur image : plein d'ambition et de gloire. La musique participe une nouvelle fois à l'élaboration d'un cadre propice à un monde meilleur : « nonchalamment, sifflotant et chantonnant » et « Elle s'assit sur le divan, s'y pelotonna en écoutant la musique. » (RB 103). L'existence de ce monde n'est pas secrète pour Marion, il s'agit de l'Italie :

C'était là, pour la première fois de sa vie, qu'elle s'était senti vivre vraiment, authentiquement, avec une raison de vivre, un but dans l'existence, elle le comprenait, elle ne cesserait plus de le poursuivre, de lui consacrer sa vie. Tout cet été-là, et l'automne suivant, elle avait peint, le matin, l'après-midi, le soir. (RB 104)

Marion veut retrouver ce monde où l'inspiration créatrice est exacerbée, où l'énergie est à son paroxysme. Maintenant libérée de « ces misérables et tristes journées » (RB 105), Marion peut atteindre ce qu'elle a perdu en quittant l'Italie et Harry sera à ses côtés pour « retrouver le bleu du ciel, celui de la mer, et la chaleur des désirs revivifiés » (RB 105). Cette volonté de quitter Brooklyn est en quelque sorte une critique du rêve américain. En effet, Marion n'a pas trouvé dans son pays cette image qui « possède une force indestructible, synonyme de succès et de bonheur »105. Elle préfère rêver d'Europe et une fois l'inspiration retrouvée dans ce cadre paradisiaque, la gloire sonnera à sa porte et

l'embarquera dans une carrière productive et respectée à travers un café-théâtre :

[...] le NEW YORKER lui consacrerait un papier, il était à la mode, tous les critiques d'art viendraient y siroter leur café, manger des gâteaux, contempler les œuvres des grands artistes de demain, découverts par Marion; les artistes, les poètes, les musiciens et les écrivains bavardaient, discutaient, Marion, de temps en temps, exposait ses propres toiles, les autres peintres s'extasiaient, les critiques aussi, ils célébraient sa sensibilité, l'acuité de sa vision […] (RB 111 et 112)

Marion s'imagine enfin reconnue, non seulement par Harry, mais par des artistes qui ont la sensibilité d'un monde meilleur au bout de leur pinceau. L'addiction de Marion la rend confiante, ses rêves d'avenir glorieux sont à portée de sa main. Il s'agit pour elle d'une « nouvelle Renaissance » (RB 104).

Le terme de Renaissance permet la convergence de nombreuses autres notions et c'est par cela que l'on voit la complexité de l'auteur. Dans le cas présent, la Renaissance est perçue comme une seconde vie, un renouveau, mais il fait également référence à de nombreux artistes du XVIe siècle cités par Marion comme « Gabrieli » (RB 104), « Botticelli » (RB 81), « Michel-Ange » (RB 110). De plus, c'est aussi durant la Renaissance que Thomas More publie L'Utopie. Cette alliance de références savamment choisies par Selby Jr. met en avant le nouveau monde des protagonistes de son roman. L'utopie de Marion est aux antipodes de la société qui la retenait prisonnière. Comme l'indique Thomas More, l'utopie est « l'instrument d'une critique sociale et politique de la société réelle »106

. Toujours est-il que la nouvelle réalité de Marion est remplie de beauté. Dorénavant, tout lui paraît beau et non plus sombre et laid : « Elle éprouvait l'envie presque irrépressible de dessiner tout ce qu'elle voyait en se promenant dans les rues, tout avait de belles vibrations, une telle vie. » (RB 110). Dans ce monde utopique, Marion est belle, elle transcende même l'art, aussi beau qu'il soit :

Mais je ne suis pas un tableau. Je ne suis pas un être bi-dimensionnel. Je suis une personne. Même un Botticelli ne respire pas, il n'a pas de sentiments. C'est beau mais ça reste de la peinture. On peut toujours être beau, de l'extérieur, l'intérieur a des sentiments, des besoins, pour lesquels les mots ne suffisent pas. (RB 81 et 82)

Même si pour Marion, « les mots ne suffisent pas », on peut emprunter ceux d'Aldous Huxley : « Des mots tels que Grâce et que Transfiguration »107

. Ce monde meilleur transcende la société mais aussi les individus qui la composent. L'écrivain Nick Tosches parle aussi d' « âme transsubstantiée »108

.

106 - COLLECTIF. La pratique de la philosophie de A à Z. Page 458. 107 - Aldous Huxley, op. cit., page 16