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É tat de manque

B. Perturbation des pulsions humaines

1/ No man's land

Brooklyn connaît une pénurie massive de drogue, l'approvisionnement se fait au compte gouttes et par conséquent la ville devient un lieu de danger. Le temps où l'addiction était source d'élévation et de prise de pouvoir est déjà loin. Même les lieux sécuritaires et propices à la prise de drogue comme l'appartement de Marion n'existe plus, ils laissent place au délabrement total :

Ils grimpaient un tas de vieux escaliers croulants jusqu'à des appartements délabrés, abritant des êtres tout aussi délabrés, où le plâtre tombait, avec d'énormes trous dans les murs, des poutres déglinguées, et des rats gigantesques, aussi désespérés que les autres habitants de l'immeuble, qui surgissaient de leurs coins et de leurs antres obscurs, pour renifler et mordre les corps inconscients aplatis au sol. (RB 215)

Les personnages sont en mode survie, ils ne sont plus que les proies des charognards, ils reviennent ainsi à leur condition première, celle de dominés face aux dominants : « on finissait par se conduire comme un animal, un animal blessé » (RB 214), « Comme les gros poissons qui bouffent les pus p'tits... » (RB 242). Ici, « l'homme est un loup pour l'homme ». Les personnages se retrouvent ainsi en proie à la peur et à la paranoïa :

Il avait fait passer le mot, on savait ce qu'il trimbalait, y aurait des gens qu'essayeraient d'le braquer, et y vous coupent la gorge si facilement qu'y vous allument une cigarette. Du pareil au même pour ces gahs-là jim. Y en a qui sont sauvages quand y sont à sec bébé […] (RB 136)

Le manque de drogue ne touche pas seulement les personnages principaux du roman mais toute la ville de Brooklyn. Le terme « sauvage » montre la chute de la civilisation. Même si elle était imparfaite, la société représentée par Selby Jr. dans ce nouveau contexte n'est plus que violence et individualisme forcené. Les toxicomanes en viennent au meurtre, dernier signe d'avilissement, pour se procurer leur drogue. Brooklyn devient synonyme de déchéance et de délation : « il avait fait passer le mot, on savait ce qu'il trimbalait ». Cette volonté de survie fait ressortir les pulsions primaires des individus et amène une perturbation majeure dans le destin des personnages. L'auteur transforme sa ville natale en

no man's land, Brooklyn est à l'image d'un « champ de bataille de la Seconde Guerre

Mondiale » (RB 213). Les habitants en manque errent dans les rues à la recherche de drogue, leur nourriture première :

Les rues étaient de plus en plus sinistres. Le quartier était plein de camés, même avec cette neige et cette gadoue, à la recherche de quelque chose, n'importe quoi. Les halls d'entrée étaient envahis de visages maladifs, avec des nez qui coulaient, de corps tremblant de froid, en état de manque, dont la moelle gelée craquait dans leurs os quand les camés se mettaient à suer. (RB 213)

Ici, pénurie rime avec épidémie. Une terrible maladie s'est abattue sur la ville et ses habitants sont constamment en quête d'un seul remède : « survivre assez longtemps pour dégoter de la came, d'une façon ou d'une autre, de durer un jour de plus pour pouvoir recommencer le lendemain » (RB 213). Ce rapport au remède rappelle le but premier des drogues, la médecine et le pharmakon. Par exemple, l'opium est comparée à une panacée dans Confessions d'un chasseur d'opium134

, le remède à tous les problèmes, aux maux humains. L'absence de ce sérum a transformé l'individu qui retrouve ses bas instincts. À la page 214, le champ lexical du sauvage prédomine : « jungle plus sauvage », « assiégées, cernées », « ennemi » et « animal ». Brooklyn est même qualifié d' « Enfer », un terrible lieu où les démons sont de véritables zombies :

[…] ils laissaient sur la glace une trainée de sang et gelaient avant qu'on ait pu ramasser et évacuer les corps. Pour le moindre gramme qui arrivait, des milliers de mains avides et décharnées se tendaient, se refermaient, frappaient, serraient, s'abattaient, appuyaient sur la gâchette. (RB 215)

Tandis qu'une référence au film de science-fiction est faite à la page 245, on retrouve plutôt ici un clin-d'œil au film gore et aux films de série Z. La ville est devenu un lieu maudit où les toxicomanes, figures vampiriques, sortent la nuit mais où la journée, l'endroit est désert : « Plus le moindre feu dans les maisons abandonnées. Pas même un clochard dans un coin de porte ou sous un matelas. Le vide complet, sur cinq pâtés de maisons, dans toutes les directions. » (RB 243).

Les liens qui unissaient les trois compagnons subissent également le contre-coup de cette catabase. Alors que l'amour et l'amitié étaient à l'origine le leitmotiv de leur groupe, ce dernier part en éclat. Ce vacillement est la conséquence directe du retour aux pulsions et à l'individualisme acharné. En effet, si les personnages restent ensemble, il s'agit plus de la peur de se retrouver seul que d'une réelle solidarité. La situation est au chacun pour soi :

Harry et Tyrone se faisaient de plus en plus de cachoteries. Quand l'un d'eux était à court, que son nez et ses yeux se mettaient à couler, qu'il frissonnait de tout son corps, pendant qu'ils arpentaient le pavé, et demandait à l'autre s'il n'avait pas un peu de came à lui passer, le copain jurait ses grands dieux qu'il n'avait plus rien, jusqu'à son dernier coton, et se mettait à trembler, lui aussi, pour donner le change. (RB 276)

Le manque de drogue amène les deux hommes à se méfier l'un de l'autre mais surtout à éradiquer tout rapport de confiance entre eux. Leur amitié se transforme en hypocrisie et en secret. Il n'est plus question de partage entre eux, comme lorsqu'ils se droguaient et plaisantaient ensemble, mais d'une forme d'égoïsme exacerbé. Malgré la vue de son camarade mal en point, l'autre ne peut se séparer de sa dose, il ne peut accepter un sacrifice. On assiste donc à un enterrement de la notion d'amitié, dans le sens de partage, de loyauté et de compassion. Il en est de même pour les sentiments amoureux de Harry et de Marion. Cette dernière se détache de son partenaire à partir du moment où elle doit se prostituer pour lui. Marion décide de se faire un business parallèle et de cacher sa drogue à Harry :

Marion lorsqu'elle était seule déterrait ses sachets de came et les contemplait avec un certain sentiment de sécurité et d'orgueil. Elle voyait Big Tim deux fois par semaine. Elle avait raconté à Harry qu'il ne lui en donnait jamais plus de six, ce qui l'obligeait à y retourner aussi souvent. Harry ne se demandait même plus s'il fallait la croire, il en prenait trois, se gardait d'en parler à Tyrone, et planquait lui-même quelques sachets quand il en ramenait, ses remords de conscience vite dissipés par l'héroïne. (RB 276 et 277)

En plus du temps hivernal, l'auteur glisse ses protagonistes dans un climat de suspicion et de mensonges. Il règne comme un froid glacial au sein du groupe où chacun a ses secrets et

mène ses affaires pour mieux survivre. Harry, Marion et Tyrone n'agissent pas en meute mais en animaux solitaires, un nouveau corrélat est établi : « L'homme est un loup pour lui- même. »135. Cet éclatement du groupe est à l'image d'un monde qui s'écroule sous leurs pieds où une loi ancestrale est remise au goût du jour, celle de la loi du plus fort. En l'occurrence, celui qui a le plus de drogue dans sa poche.