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goût de paradisgoût de paradis

B. Le meilleur des mondes

3/ Ghost Island

Frédéric Beigbeder ne fait pas profiter Octave d'une rédemption dans le paradis de l'inconscient. Ce privilège est donné à Marc, son défunt patron, et à Sophie, son ancienne petite amie. Tandis que le narrateur de Fight Club se façonne un éden au fin fond de sa conscience, les deux personnages de 14,99 € trouvent un paradis terrestre bien réel.

À force de créer des publicités pour les autres, ils ont fini par vouloir en être une. Cette vie par procuration leur permet de fuir une société qui rendait inaccessible le rêve. Le monde commercialisait le songe sans jamais le rendre abordable. La société fonctionne par désir et pour que les gens continuent d'en avoir, il faut sans cesse le modifier grâce à la nouveauté. Marc et Sophie deviennent un désir :

En quoi consiste le bonheur? C'est du sable blanc, du ciel bleu, de l'eau salée. « L'Eau, l'Air, la Vie », comme disait Perrier. Le bonheur c'est d'entrer dans une affiche Perrier, de devenir une publicité pour Pacific, avec la fameuse trace du pied nu sorti de la mer qui s'évapore instantanément sur le ponton brûlant. Marc et Sophie fabriquaient des pubs; aujourd'hui Patrick et Caroline en sont devenus une. Ils ont choisi de finir leur vie dans une de leurs créations, de ressembler à un stéréotype bronzé, à une couverture de Voici, à une campagne Maigrelette, avec la véranda de teck sur fond exotique, une annonce Club Med avec sa jolie typo et un liseré blanc tout autour. (14,99 €259)

À travers cette société, Beigbeder personnifie la publicité, le créateur devient la création. Cet échange se transforme en séquence publicitaire dans le chapitre suivant. Pour accéder au paradis, les personnages ont comme seule possibilité la fuite dans leur création. À force

de modeler le bonheur des gens, ils en viennent à maquiller leur âme et à se transformer en véritables fantômes échoués sur une île perdue.

Grâce à l'argent accumulé par leur soif addictive de richesses, ils parviennent à se payer un rêve hors de cette société de consommation : « Les arbres n'ont pas de marque : il n'y a pas de logo « cocotier » collé dessus. Caroline et Patrick ont trouvé une porte de sortie ». (14,99 € 262). Ce paradis terrestre leur permet de s'évader physiquement et psychologiquement, il leur apporte sérénité et bien-être : « Ils ont confiance dans ce monde parce qu'ils croient en être sortis. Les choses de ce monde sont moins fortes que la vie de ce monde. Ils savent enfin ce que c'est d'aimer. » (14,99 € 262). Alors qu'il est rejeté à cause de la peur qu'il provoque, Octave nous dit que « le vrai hédonisme, c'est l'ennui » (14,99 € 143). Marc et Sophie finissent par ne plus être effrayés et cèdent à la paresse et aux temps morts :

Ils regardent leur fille, se regardent entre eux, puis recommencent, indéfiniment. Le bébé contemple les pélicans. Ils ne font rien d'autre pendant des heures, des jours, des semaines. (14,99 €262)

Pour les protagonistes de Beigbeder, l'ennui est peut-être la porte de sortie de l'être humain, ainsi il n'a pas à vivre stressé et pressé : « Je suis parti parce que j'ai tout fait. Qu'est-ce que tu dis? Je suis parti parce que j'étouffais. » (14,99 € 262).

Sur Ghost Island, le couple fréquente des « faux morts » (14,99 € 264) : « les chanteurs Claude François (62 ans) et Elvis Presley (66 ans) écoutent le petit Kurt Cobain (34 ans) » (14,99 € 264), etc. Grâce à l'intervention de « médecins transgéniques et de chirurgiens bioniques » (14,99 € 264 et 265), les habitants de l'île ont une existence prolongée. Comme pour Retour à Brooklyn, on peut parler de renaissance. La mort semble lointaine dans ce petit paradis, les personnages revendiquent ainsi leur désir d'immortalité. Ils retrouvent alors une liberté perdue :

Ils sont habillés de lin écru. Ils sont débarrassés de la mort, donc du temps. Plus personne, dans le reste du monde, ne mise sur eux. Ils font donc l'apprentissage de la liberté, comme Jésus-Christ quand il est sorti de son tombeau, trois jours après son supplice, et qu'il lui fallut se rendre à l'évidence : même la mort est éphémère, seul le paradis dure longtemps. (14,99 € 266 et 267)

Le choix d'atteindre cet Éden est comme celui de la mort, il est sans retour. Marc et Sophie sont comme Adam et Ève chassés du paradis mais réussissant à y retourner. On remarque que les tentations addictives et aliénantes sont totalement écartées afin d'éviter une nouvelle fuite, la pomme du

Paradis perdu

ne sera plus jamais cueillie :

Ils coulent des jours paisibles dans cette maison de retraite pour milliardaires, où la télévision, le téléphone, Internet et tout autre mode de communication externe sont rigoureusement interdits. (14,99 €265)

Une phrase d'Alice Machado peut venir conclure cette évasion des personnages dans une réalité utopique : « […] la quête de ce paysage exotique, serait liée à la quête du paradis perdu. Ce lieu empli de vigueur originelle où rien n'est égaré ou corrompu. »113. La quête réussie des protagonistes du roman de Beigbeder symbolise la possibilité d'un renouveau et dont tout est disposé pour ne pas regarder en arrière.

Ce retour au paradis perdu peut aussi être associé au roman de Georges Perec, Les choses. Dans ce dernier, les magasins de luxe représentent l'Éden : « Leurs premières sorties hors du monde estudiantin, leurs premières incursions dans cet univers des magasins de luxe qui n'allait pas tarder à devenir leur Terre Promise [...] »114

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