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Résistance et collaboration

É tat de manque

3/ Résistance et collaboration

Pour sa première partie, Beigbeder cite une phrase du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder : « Ce qu'on est incapable de changer, il faut au moins le décrire ».

14,99 € sera le récit d'un homme qui va essayer de changer le système en le décrivant. En

effet, Octave décide de prendre sa retraite à 33 ans : « C'est, paraît-il, l'âge idéal pour ressusciter. » (14,99 € 16). Pour cela, il va écrire et faire de sa vie un témoignage mêlant résistance et collaboration au système de consommation qu'il combat : « on ne peut pas détourner un avion sans monter dedans, il faut changer les choses de l'intérieur, comme disaitGramsci » (14,99 € 32). Cependant, sa retraite anticipée ne sera pas facile car, au lieu

131 - Pierre Dommergues, op. cit., page 181 132 - Augusten Burroughs, op. cit., page 25

de démissionner, il veut se faire licencier : « Il me faut scier la branche sur laquelle mon confort est assis. Ma liberté s'appelle assurance chômage. Je préfère être licencié par une entreprise que par la vie. » (14,99 € 15). La volonté de fuite d'Octave est déjà en péril, il cherche le compromis au lieu de s'en aller sans regarder en arrière :

Je voudrais tout quitter, partir d'ici avec le magot, en emmenant de la drogue et des putes sur une connerie d'île déserte. […] Mais je n'ai pas les couilles de démissionner. C'est pourquoi j'écris ce livre. Mon licenciement me permettra de fuir cette prison dorée. (14,99 €20)

Octave part avec les meilleures intentions du monde, une révélation lui traverse l'esprit : il peut être un héros et sauver le monde :

En tapant ce livre sur ton ordinateur, tu te prends pour un agent secret infiltré dans le noyau du système, une taupe chargée d'espionner en sous-marin les rouages de l'intoxication d'opinion. (Après tout, la CIA n'est-elle pas, elle aussi, une Agence?) A la fois mercenaire et espion, tu amasses les informations top-secrètes sur ton disque dur. Si jamais tu te fais prendre, on te torturera jusqu'à ce que tu restitues les microfilms. Tu ne parleras pas, tu accuseras la drogue. Quand on te passera au détecteur de mensonges, tu jureras tes grands dieux que tu ne fus dans toute cette mésaventure qu'une... sentinelle. (14,99 €87)

Il s'imagine dans un film de James Bond, mais le titre serait : La volonté ne suffit pas. Malgré tout, sa tâche a des allures de noble quête et il prend la décision, non pas d'y parvenir, mais au moins d'essayer de bouleverser le cours des choses. Son arme : l'écriture.

Tout écrivain est un cafteur. Toute littérature est délation. Je ne vois pas l'intérêt d'écrire des livres si ce n'est pas pour cracher dans la soupe. Il se trouve que j'ai été le témoin d'un certain nombre d'événements, et que par ailleurs, je connais un éditeur assez fou pour m'autoriser à les raconter. Au départ, je n'avais rien demandé. Je me suis trouvé au sein d'une machinerie qui broyait tout sur son passage, je n'ai jamais prétendu que je parviendrais à en sortir indemne. Je cherchais partout à savoir qui avait le pouvoir de changer le monde, jusqu'au jour où je me suis aperçu que c'était peut-être moi. (14,99 €29 et 30)

Ce révolutionnaire « dans le ventre encore fécond de la bête » (14,99 € 32) cherche par tous les moyens à se faire renvoyer. Il fera un scandale dans le hall de la Rosse : « tu hurles mais personne ne t'écoute » (14,99 € 84). Son projet d'écriture est connu de tous mais personne ne s'en inquiète : « Salut fumiste! Toujours en train d'écrire ton roman payé par l'agence pour détruire la pub? » (14,99 € 51). Il fait tourner une publicité pirate en parallèle d'un important contrat avec Madone qu'il présente à la Semaine Mondiale de la Publicité :

Tamara déambule dans le décor de teck, gracieusement elle enlève son tee-shirt sur la véranda, puis regarde la caméra, torse nu, et s'étale du yaourt sur les joues et les seins. Elle tourne sur elle-même, gambade pieds nus dans le jardin et se met à engueuler son yaourt allégé, hurlant « Maigrelette! I'm gonna eat you! », puis elle se roule dans l'herbe fraîchement repeinte, ses seins sont couverts de peinture verte et de Maigrelette, et elle lèche le fromage blanc sur sa lèvre supérieure en gémissant (zoom sur son visage sur lequel dégouline le produit): « mmmm... Maigrelette. It's so good when it comes in your mouth. » (14,99 €193 et 194)

Ce pastiche de film pornographique sera l'ultime coup donné par Octave. Ce dernier est à terre et c'est avec l'énergie du désespoir qu'il tentera pour la dernière fois d'interférer dans ces événements qui le dépassent. Toutefois, il s'agit juste d'une parodie de la version originale « diffusée une seule fois à trois heures du matin sur Canal Jimmy » (14,99 € 226). Octave subit trop de pression pour mener à bien son combat et en voulant résister, il collabore :

Je tiens à ce qu'on se souvienne que j'ai tenté de résister, même si je savais que participer aux réunions, c'était déjà collaborer. Rien que de t'asseoir à leur table, dans leurs morbides salles de marbre climatisées, tu participes au décervelage général. (14,99 €31 et 32)

Je souris parce que, si ça se trouve, dès que ce livre sortira, au lieu d'être foutu à la porte, je serai augmenté. (14,99 €20)

« J'écris ce livre pour me faire virer ». Ou alors il faudra corriger ça, mettre « j'écris ce livre pour me faire augmenter ». (14,99 €183)

Le paradoxe du livre que souhaite écrire Octave est qu'il ne sait pas vraiment quelles en seront les conséquences. L'écrit-il pour se faire virer ou augmenter? On retrouve cette problématique dans L'herbe bleue :

Je viens de relire ce que j'ai écrit, pendant ces quelques semaines, et je me noie dans mes larmes, je suffoque, je me suis submergée, inondée. C'est un tissu de mensonges! Un mensonge amer, solide, maudit! Jamais je n'ai pu écrire ces choses horribles! J'étais quelqu'un d'autre, je n'étais plus moi? C'est ça. C'est une autre personne qui a écrit mon journal, un être dégénéré, mauvais, puant, qui m'a pris ma vie. Oui, c'est ça, c'est ça! Mais alors même que j'écris ces lignes, je me rends compte que c'est un nouveau mensonge, encore plus énorme!133

L'incompréhension touche la narratrice droguée de ce roman anonyme du fait de son addiction. Sa volonté d'écriture honnête est perturbée par sa dépendance, comme pour Octave. Elle écrit pour dénoncer les dangers de la drogue mais craint d'en faire l'éloge et ainsi, de mentir. L'obstruction majeure à la volonté de fuir ou de combattre d'Octave est pécuniaire. Malheureusement, le personnage a pris goût au pouvoir et à l'argent, il ne peut ainsi s'en défaire facilement. Suite à la mort de son patron Marc Marronnier, son remplaçant, Jeff, nomme Charlie et Octave directeurs de la création mais ce dernier n'accepte pas immédiatement l'offre, comme si une parcelle du « Che Guevara libéral » (14,99 € 33) l'habitait encore. Son hésitation sera le symbole d'une possible prise de conscience et d'un retour à la résistance. Toutefois, sa volonté se brise et ce sont les autres qui prendront la décision à sa place : Tamara l'influence et Charlie accepte la promotion. Cette passation de pouvoir remet totalement en cause la faculté de décision du personnage. Il n'est plus actif dans ses choix, il devient passif et n'assure plus sa fonction d'opposant. Un caractère exprime sa force d'affirmation par sa volonté, Octave renonce à lutter et subit l'influence de ses collaborateurs :

Cet enfoiré de Charlie avait répondu oui, en nos deux noms, une semaine avant le tournage. Je n'avais qu'à signer quelques papiers. Je me suis dit qu'en acceptant, j'aurais peut-être le pouvoir de changer quelque chose. C'était faux : on ne donne jamais le pouvoir à ceux qui risquent de s'en servir. (14,99 €206)

S

on manque de décision l'amène à suivre le chemin tracé par les autres. Dans son combat, il lutte seul et n'a pas de point de référence. Octave n'assume pas non plus le fait d'être influencé. Les décisions que prennent ses collègues à sa place encouragent sa volonté de contestation mais il se fourvoie. Il ne distingue plus les bons des mauvais choix, tout devient prétexte à l'opposition en paroles et non en actes. Alors qu'il croyait se différencier des consommateurs par sa place dans le système, il changera vite d'opinion : « Je me suis bien fait avoir. C'est, d'ailleurs, mon seul point commun avec vous. » (14,99 € 34). Octave baisse les bras, les rouages de la consommation ont bien fait leur travail :

Octave a été éduqué pour accepter cet ordre des choses, et puis, la vie étant un bref laps de temps qu'on nous accorde sur un caillou qui tourne sans fin dans l'espace, pourquoi perdre ce bref laps de temps à remettre sans cesse en cause l'ORGANISATION? Mieux vaut accepter les règles du jeu. Nous sommes dressés pour accepter. (14,99 € 130)

Cette notion de volonté mise à mal nous est expliquée au début du roman mais en guise de conclusion : « Je crois qu'à la base, je voulais faire le bien autour de moi. Cela n'a pas été possible pour deux raisons: parce qu'on m'en a empêché, et parce que j'ai abdiqué. » (14,99

€ 33)