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Un naturalisme assoupli au sein d'une diversité d'ontologies

autour de « Par-delà Nature et Culture »

2.6.4. La position inconfortable de Philippe Descola face au naturalisme

2.6.4.3. Un naturalisme assoupli au sein d'une diversité d'ontologies

Un problème moral et politique soulevé par les deux auteurs, Jean-Pierre Digard et Emmanuel Lézy, est emblématique de ce couple inversé de reproches qu'ils adressent à Philippe Descola. Ainsi, alors que Lézy (Lézy et Chouquer 2006, p.238-239) semble regretter que le lecteur de « Par-delà nature et culture » ne soit « pas invité à envisager le singe, la vache ou le cochon comme son égal, à manifester contre l’élevage industriel, la vivisection ou la déforestation, ni à abandonner le moindre geste de sa vie quotidienne » ; Digard (2006, p.427) craint de son côté que « des mouvements écologistes extrémistes, partisans aveugles de l’« antispécisme », soutenus par quelques philosophes égarés, ne s’en saisissent pour justifer et conforter leurs rêves les plus obscurantistes de « nouveau contrat social » ou de « fusion » avec la nature, ou encore de « libération animale » – outrances qui ne font évidemment que compliquer les problèmes et éloigner les solutions. »

52 « Ainsi la plupart des Européens sont-ils spontanément naturalistes – et je ne m’exclus pas du lot – en raison de leur éducation formelle et informelle. » (Descola 2005, p.322)

Pour répondre au manque de scientifcité de sa démarche reproché par Digard, Descola (2006) précise que pour lui, des concepts comme l'animisme ou le totémisme sont précisément des concepts scientifques. Ceci car ce sont des classes de phénomènes regroupant des traits communs, des propriétés remarquables, perceptibles dans des énoncés rapportés avec précision et méthode par l'ethnographie. Pour manipuler ces représentations et ces pratiques, il n'est pas nécessaire d'y adhérer.

« Je n’ai pas besoin de « croire » auxdits énoncés, ou de les tenir au contraire pour des superstitions : il me suft que des observateurs compétents les aient recueillis indépendamment les uns des autres dans des contextes ethnographiques diférents pour que je puisse traiter ces énoncés comme des faits scientifquement établis. »

(Descola 2006, p.432)

La cosmologie naturaliste elle-même peut être interrogée de manière scientifque « dans le cadre d’analyse d’une métathéorie dont les principes sont dotés d’un degré d’universalité plus élevé que celui des objets dont il s’agit de rendre compte » (Descola 2006, p.433). Car, en efet, c'est précisément dans un « universalisme relatif » (Descola 2011b) dont l'ambition est d'englober l'ensemble des possibilités ontologiques que se situe le travail de Descola.

Descola explicite son attachement à la science tout en la séparant du naturalisme en tant qu'ontologie.

« En d’autres termes, s’il est probable, comme l’afrmait Maurice Merleau-Ponty, que c’est l’avènement de la cosmologie naturaliste (« le changement de l’idée de Nature ») qui a permis la révolution scientifque et non l’inverse, la validité de cette cosmologie n’a en revanche été démontrée de façon satisfaisante par aucune science ofcielle, et c’est faire preuve de relativisme ingénu que d’y adhérer comme à une connaissance scientifquement avérée. »

(Descola 2006, p.433)

Comme l'explique Pottier, ce que souhaite démontrer Descola, « c’est que si, efectivement, la cosmogonie naturaliste a été historiquement la vision du monde qui a rendu possible l’essor de la pensée scientifque (et aussi, sans doute, de la pensée humaniste), elle n’en reste par moins une cosmogonie, une manière de situer l’humain par rapport aux autres existants tout aussi arbitraire que les autres, et qui n’a en soi rien de scientifque » (Pottier 2007, p.792).

En ce qui concerne le statut et le droit de l'animal qui semblent préoccuper, chacun à leur manière, Digard comme Lézy, Pottier nous fait encore remarquer que « soutenir que l’intériorité humaine n’est pas diférente en nature des intériorités animales, ou encore que les notions de « culture animale » et de « droits de l’animal » ont un sens, n’implique ni de renoncer à la démarche scientifque, ni de dénier la spécifcité des cultures humaines, ni d’oublier que c’est toujours l’homme qui accorde des droits aux animaux ! » (Pottier 2007, p.792).

Le projet de Descola se situe à une position singulière, entre universalisme et relativisme. L'anthropologie a connu diverses tentatives récentes de dépasser l'opposition entre nature et culture pour pouvoir accéder à de nouveaux développements : la phénoménologie et l'acteur-réseau en sont les principaux (Descola 2011b).

En premier lieu, c'est donc en faisant appel à une approche phénoménologique développée sur la base des travaux de Maurice Merleau-Ponty en philosophie que l'anthropologie à tenté de se dégager d'une opposition entre nature et culture. C'est le cas de Tim Ingold par exemple, qui propose une « ontologie de l'habiter » dans laquelle l'expérience vécue est essentielle (voir partie 2, 1.5. « Habiter le monde »). Philippe Descola (2011) nous fait toutefois remarquer que ce type d'ontologie, basé sur le modèle des Cree, consiste largement en un ethnocentrisme inversé, qui prête au monde vécu indiférencié des chasseurs-cueilleurs le monopole de la vérité et de la sagesse. Or, l'anthropologie se doit de rester neutre, sans prendre position quant à la supériorité de l'une ou l'autre des ontologies (Descola 2011b).

Par ailleurs, la phénoménologie semble en difculté lorsqu'il s'agit de généraliser des observations. L’approche phénoménologique oriente en efet l’anthropologie vers une description ethnographique détaillée des attitudes et des pratiques, débarrassée de tout présupposé naturaliste. Mais les descriptions sont alors tellement spécifques qu'un « efet de myopie » empêche de procéder à des comparaisons. Chaque cas est radicalement isolé des autres, et le relativisme limite les possibilités d'interprétation.

D'un autre côté, la récente sociologie « symétrique », et notamment la théorie de l'acteur-réseau développée par Bruno Latour, propose également un échappatoire à l'opposition entre nature et culture. Selon cette approche, les sociétés modernes et les sociétés non-modernes se situent sur un même plan, puisque les humains enrôlent systématiquement des cortèges de non-humains dans la fabrique de la vie commune (Latour 1991). L'activité humaine, partout et toujours, consiste à combiner et associer les objets dans des réseaux hybrides de nature et de culture. Les objets sont, seulement ensuite, éventuellement répartis conceptuellement entre les deux domaines de la nature et de la culture. Ainsi, il n'est pas nécessaire de mobiliser le dualisme nature-culture pour distinguer sociétés modernes ou non-modernes, mais il suft d'observer la taille des réseaux qu'elles sont capables de construire.

Pour Descola (2011), cette théorie n'ofre toutefois aucun moyen de rendre compte des invariants communs à diférents types de sociétés, puisque les sociétés sont précisément décrites comme étant toutes situées sur le même plan. Dans ces conditions, il semble impossible d'opérer un tri, de comparer

et faire ressortir des écarts. C'est ici la prétention à l'universalisme des théories qui semble nuire à une analyse fne des disparités locales.

Ainsi, les deux voies principalement empruntées pour s'extirper d'une opposition entre nature et culture consistent en une opposition paralysante entre l'universalisme et le relativisme. En cela, elles entretiennent le fonctionnement du naturalisme et rejouent une opposition qui existait entre l'universalité de la nature et la relativité des cultures. Cela ne signife pas que ces théories se trouvent dans le faux, mais dans les deux cas, que ce sont des outils dont l'utilité est limitée (Descola 2011b).

Chez Descola, le dépassement des notions de nature et de culture a pour seule fonction de comprendre l'autre. Car il s'agit avant tout de mettre en place un système permettant « l’élaboration d’un langage commun à toutes les pensées du monde » (Lézy et Chouquer 2006, p.243).

Descola décrit les autres en leurs termes propres mais reste à sa place dans son ontologie d'origine, après l'avoir préalablement « assouplie » par la conception d'une diversité des ontologies. Il « desserre l'étau » (Larrère et Larrère 2015) de la dichotomie entre nature et culture pour permettre une vision correcte de l'altérité. Ainsi, comme le précise Lézy (Lézy et Chouquer 2006, p.238), qui semble par ailleurs le déplorer, « il ne s’agit jamais de remettre véritablement en question la séparation de la nature et de la culture, des humains et des non-humains, mais bien plutôt d’assouplir les règles de l’utilisation des uns par les autres ».

Nous sommes en accord avec Raphaël Larrère, lorsqu'il explique dans sa préface à « l'écologie des autres » (Descola 2011b, p.5), que « le problème que rencontre l’ethnologue avec les analyses structuralistes, c’est qu’elles parviennent mal à restituer l’expérience vécue des gens. Avec la phénoménologie, le problème est qu’elle permet d’appréhender cette expérience vécue, mais qu’elle le fait au détriment de la façon dont sont structurées les diférences entre les gens. Ton idée (il s'adresse à Philippe Descola) a donc été de maintenir en tension permanente structuralisme et phénoménologie, à la diférence de tes collègues anglais et américains qui ont récemment découvert Merleau-Ponty (depuis qu’il a été traduit en anglais) et qui, avec l’enthousiasme des néophytes, font de sa phénoménologie une machine de guerre contre le structuralisme ».

Descola ne propose pas un monisme mais un système structuraliste basé sur un certain nombre d'oppositions, de dualismes et de contrastes. Ainsi, pour lui, en ce qui concerne l'opposition entre nature et culture, il ne faut pas l'annihiler mais, « il faut l’intégrer dans un nouveau champ analytique au sein duquel le naturalisme moderne, loin de constituer l’étalon permettant de juger des cultures distantes dans le temps ou dans l’espace, ne serait que l’une des expressions possibles de schèmes plus généraux gouvernant l’objectivation du monde et d’autrui » (Descola 2011b, p.82). Ce qui est remis en

cause, ce n'est donc pas « la forme de l'opposition dualiste, mais l'universalité du contenu que l'on a pu prêter à certaines d'entre elles comme l'opposition entre nature et culture » (Descola 2011b, p. 94).

Descola ne souhaite pas abandonner le régime ontologique naturaliste pour le remplacer - à la diférence de la phénoménologie ou de l'acteur-réseau. Il conserve un pied dans le naturalisme tout en proposant une égalité des quatre modes d'identifcation, et des outils qui permettraient de passer de l'un à l'autre. Il considère que la science, qui doit efectivement son essor au naturalisme, n'est pas l'exclusivité de ce mode d'identifcation.

Dans l'idée de dépasser une opposition problématique entre universalisme et relativisme typique, Descola prône un « universalisme relatif » (Descola 2011b). Ainsi, les « mondiations » que sont l'animisme, le naturalisme, l'analogisme ou le totémisme sont universelles tout en étant relatives. Il autorise chaque culture, y compris la nôtre, à faire valoir sa vérité. Chaque mondiation est cohérente dans ses principes : elles ne sont pas des « visions du monde » erronées opposées à une réalité objective qui serait la juste vision du monde (la nôtre) (Descola 2005, 2011b).

Descola s'intéresse aux propriétés que les humains imputent aux existants (humains et humains). Son objectif n'est pas la création d'une ontologie qui mette nécessairement humains et non-humains sur un pied d'égalité. Il ne remet pas en cause, dans sa méthodologie, la frontière entre humains et non-humains. Il propose un langage commun aux diverses ontologies qu'il recense permettant de relâcher un peu la bride du naturalisme.

On peut admettre l'intérêt d'une ontologie universelle et d'une prise en compte du monde vécu par les existants, mais cela ne nous porte pas secours au moment de décider de quels traits de l'environnement seront choisis par les hommes, de quelles manière, et pour quelle raison.

Car en défnitive, ce sont bien les choix humains qui nous intéressent. Si l'on s'intéresse efectivement à la façon dont les humains se représentent les animaux et interagissent avec eux, il est plus difcile de connaître la position des animaux sur la question (particulièrement dans l'archéologie), et ceci même si l'on conçoit une interaction entre eux (les pratiques et représentations humaines dépendent en partie de l'éthologie des animaux, de la même manière que le comportement des animaux s'adapte aux pratiques humaines).

On pourrait considérer que les animaux sont des personnes, ou qu'il est nécessaire de les considérer comme tel. Cependant, il faut également pouvoir considérer que les animaux ne sont pas des personnes, non en vertu du fait qu'il faudrait systématiquement renier le statut de personnes aux animaux, mais parce qu'il existe une diversité des positions sur la question. Ainsi, si les animaux peuvent être des personnes dans l'animisme (et probablement de plus en plus dans notre propre

société), ils peuvent également n'être pas des personnes dans le naturalisme classique. Pour autant, cette afrmation ne nécessite pas de prendre position ici, puisque le travail de l'anthropologue est de rendre compte de la diversité humaine. C'est dans ce sens qu'il faudrait comprendre la notion d'« universalisme relatif » qui permet à la science de se dégager un peu de son ascendance naturaliste.

Il faut ainsi, à chaque étape de la démarche scientifque archéologique, considérer la possibilité que les animaux soient des personnes (et non pas seulement « comme des personnes » dans une perspective métaphorique), et il ne faut donc pas homogénéiser l'animalité a priori (ni homogénéiser les espèces a priori). En défnitive, seule la conclusion d'un travail mené sur une population précise peut (parfois) déterminer si les animaux sont oui ou non conçus comme des personnes dans un contexte particulier. L'attribution d'une intériorité de type humain ou, au contraire la réifcation de l'animal, dans un contexte précis, doit être le résultat de l'étude ethnographique ou archéologique et non le présupposé de départ.

PARTIE 3