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II – L'anthropologie de la nature de Philippe Descola

2.3. Les modes de relation

Le mode d'identifcation s'attache à « ce que sont les existants », quand le mode de relation porte sur les formes d'interaction entre les existants. Le schème de relation se rapporte aux liens possibles entre les termes préalablement établis de l'identifcation. Autrement dit, quand l'identifcation est le moyen de spécifer les propriétés des existants, la relation est le moyen de spécifer la forme générale des liens qu'ils entretiennent, l'« écologie des relations ».

En prenant en compte les notions d'équivalence et de réciprocité possible ou non entre les existants, Descola parvient à défnir six schèmes de relation : l’échange, la prédation, le don, la production, la protection et la transmission.

Les trois premiers constituent un premier groupe qui implique la possibilité d'une réversibilité entre des termes de même statut ontologique. En efet, donner, prendre ou échanger suggèrent une réversibilité possible du processus. Il s'agit de mouvements symétriques ou asymétriques entre des sujets équistatutaires. L'échange est une symétrie, le don est une symétrie positive et la prédation une symétrie négative.

Les trois schèmes suivants, constituant un deuxième groupe, correspondent à des relations univoques entre des termes qui sont hiérarchisés. Produire, protéger ou transmettre impliquent une disparité des positions respectives. La production peut être vue comme une connexité génétique, la protection comme une connexité spatiale et la transmission comme une connexité temporelle.

En combinant ces six modes de relation avec les quatre modes d'identifcation, il pourrait exister vingt-quatre propositions théoriques. Descola précise cependant que l'ensemble de ces propositions ne se retrouve pas dans l'ethnographie, car les schèmes de relation entretiennent des rapports de compatibilité et d'incompatibilité avec les modes d'identifcation (Descola 2005, p.457), et certains modes de relations sont incompatibles avec certains modes d'identifcations.

Dans les cosmologies de l'animisme par exemple, où des entités de statut égal se défnissent par les positions qu'elles occupent les unes vis-à-vis des autres, les liens sont potentiellement réversibles entre sujets (humains ou non), par le biais de la prédation, de l'échange et du don. On observe en conséquent dans les régimes animistes une condamnation des relations intransitives : production, transmission, protection. Dans l'animisme :

«[...] les relations intransitives du type production, transmission ou protection sont condamnées à demeurer marginales dans la mesure où elles présupposent une hiérarchie entre des termes dont la disparité ontologique est rendue efective par l’action même que l’on exerce sur l’autre au sein de cette relation. »

(Descola 2005, p.536).

La notion de production en particulier, n'a pas de sens dans l'animisme. Les femmes achuar, par exemple, « ne produisent pas les plantes qu’elles cultivent : elles ont avec elles un commerce de personne à personne », et « les hommes achuar ne produisent pas les animaux qu’ils chassent : ils ont aussi avec eux un commerce de personne à personne, une relation circonspecte où entrent à parts égales la ruse et la séduction » (Descola 2005, p.443). Ainsi, l’horticulture ou la chasse sont, pour eux, des relations de sujet à sujet, et non pas des relations de sujet à objet comme l’implique le concept de production.

Divers modes de relations peuvent se rencontrer au sein d'un mode d'identifcation, et Descola propose d'illustrer cette afrmation en montrant que tous les modes de relation animistes sont présents dans des collectifs animistes issus de l'Amazonie:

– Chez les Jivaro, la guerre est la trame de la vie sociale, et le mot « paix » n'existe pas. Les guerres constituent un sentiment fédérateur dans une société sans chef avec des habitats dispersés. Les relations se structurent autour de guerres inter-tribales et de vendettas internes. A l'intérieur de la tribu, les vols de femmes et enfants sont fréquents et impliquent des vendettas. Entre les tribus, l'acquisition de têtes à réduire est un but à atteindre, car la réduction de tête constitue le principe de production d'un enfant à naître (il s'agit donc du vol d'une identité créatrice d'enfants). Dans ces deux cas, de la guerre ou de la vendetta, il s'agit donc d'acquérir chez autrui la perpétuation du soi. Il est très remarquable que la même attitude prédatrice s'observe dans la relation aux non humains. Il n'existe pas d'échanges, de contreparties consenties au gibier, et le manioc peut également se venger en provocant la mort de nourrissons par exemple.

On constate une situation d'égalité formelle sur le plan ontologique, et des relations qui se défnissent par une asymétrie conjoncturelle. Chaque sujet, qu'il soit humain ou non, s'eforce d'incorporer la substance et l'identité d'autrui dans un déni permanent de la réciprocité. Ce mode de relation existe également chez les Sioux des plaines, en Nouvelle Guinée, etc.

– Les Tukano de l'Amazonie colombienne, quant à eux, mettent en avant l'importance de l'échange. Ils partagent avec les Jivaro un même milieu, une même économie et un même régime ontologique animiste, mais la relation à autrui est très diférente. Les Desane (au sein des Tukanos) considèrent une quantité « fnie » d'énergie disponible. Il faut donc toujours faire circuler cette énergie. Pour eux,

l'abstinence sexuelle des chasseurs bénéfcie par exemple à la reproduction des animaux chassés. Des âmes humaines sont également échangées contre des animaux à chasser. Quand un membre humain du collectif meurt, il va renaître sous la forme de gibier grâce à la négociation du chamane. Les transferts d'énergie sont négociés sur la base d'une égalité de statut entre humains et animaux. De la même manière, l'échange est systématique entre les diférentes tribus, et chaque tribu est spécialisée dans un type d'artisanat. Les peuples de la forêt sibérienne fonctionnent de manière assez similaire, notamment en ce qui concerne l'équivalence entre système de chasse et système matrimonial (Hamayon 1990).

– Chez les Campas, qui vivent également dans le même environnement et suivant un même type d'habitats, s'observe une prégnance du don. La générosité, et la solidarité sont particulièrement importantes. Dans ce contexte, les « maîtres des gibiers » sont réputés ofrir des individus sans contrepartie aux chasseurs. Si un animal se laisse tuer par le chasseur, c’est par bienveillance ou compassion envers les humains, qui sont ses parents, et réciproquement le chasseur doit veiller à le tuer d’une seule fèche afn de ne pas le faire soufrir. Ces dons réguliers s'observent de la part d'entités positives, mais également de la part de mauvais esprits. Pour les Cree, les Ojibwa ou les Inuit également, l'environnement est fondamentalement bienveillant, et il fait preuve de bonté sans contrepartie.

Il nous semble que l'articulation entre les travaux de divers représentants d'une écologie symbolique peut se préciser sur la base du mode de relation tel que défni par Descola :

Ainsi, lorsque Tim Ingold et Nurit Bird-David voient dans la conception d'un « environnement donateur », un trait partagé par tous les chasseurs-cueilleurs (voir partie 2, 1.3. « Un animisme social » et partie 2, 1.5. « Habiter le monde »), Philippe Descola y voit un mode de relation particulier, fréquent mais non exclusif, dans un mode d'identifcation animiste. Et, lorsque Eduardo Viveiros de Castro conçoit le schème prédateur comme une caractéristique partagée par les cosmologies amérindiennes (voir partie 2, 1.4. « Perspectivisme et multinaturalisme »), Descola y voit, encore une fois, un mode de relation particulier, fréquent mais non exclusif, inscrit dans le mode d'identifcation animiste (d'autres modes de relation étant observables, selon Descola, au sein même de l'Amazonie).

Pour Descola, la prévalence d'un schème de relation induit des comportements typiques, mais pas de relation hégémonique. Ainsi, les trois formules (échange, don, prédation) peuvent être simultanément présentes dans les collectifs animistes, mais l’une d’entre elles l’emporte toujours sur les deux autres, dans la mesure où un mode de relation est un « horizon éthique informulé » par quoi on se diférencie de son voisin.