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autour de « Par-delà Nature et Culture »

2.6.3. Les ontologies en tant que récit non assumé

La présence d'un récit qui serait sous-jacent à l'ordre structuraliste des ontologies dans « Par-delà nature et culture » est commentée par Emmanuel Lézy et Gérard Chouquer (Lézy et Chouquer 2006).

Pour Chouquer, dans « Par-delà nature et culture » :

«[...] avec une préhistoire et une protohistoire comme terreau animiste, un Moyen Age comme stade analogique et une modernité en rupture avec tous les anciens régimes [...], nous sommes dans cet historicisme des stades et des périodes qui, malheureusement, exerce toujours sa pesante fonction rectrice sur l’organisation de nos études historiques. »

(Lézy et Chouquer 2006, p.247-248)

Un schéma proposé par Lézy fait également apparaître l'étagement historique des sociétés sur la base d'une lecture de « Par-delà nature et culture » (fgure 6).

« C’est une espèce de pyramide à la Braudel qui apparaît, dans laquelle le temps irait de la base (le totémisme ou l’animisme, « au gré de l’inclinaison des peuples », p. 289) au sommet (le naturalisme inventé à partir de Descartes, mobile parce qu’historique) en passant par une sorte de pallier analogiste esquissant successivement les brouillons plus ou moins élégants de la modernité. »

(Lézy et Chouquer 2006, p.236)

Figure 6 – « Les quatre ontologies de Descola : l'étagement historique des sociétés » (d'après Lézy et Chouquer 2006, p.12).

La difusion d'une pensée naturaliste moderne serait à voir comme une « lumière qui disperse les ténèbres » (Lézy et Chouquer 2006, p.236) dans l'ouvrage de Descola. Et, dans cette même perspective, le « continent animiste » serait progressivement réduit et repoussé dans les milieux extrêmes des tropiques et des pôles. Alors même qu'il « fut longtemps un Gondwana dans lequel la seule insularité était celle du totémisme australien. » (Lézy et Chouquer 2006, p.239-242).

Il nous semble toutefois qu'il n'est à aucun moment fait mention de la place originelle dominante de l'animisme vis-à-vis de celle du totémisme dans l'ouvrage de Descola. Aussi, l'idée d'un Gondwana animiste opposé à une insularité du totémisme nous semble être un récit ajouté a posteriori. Si l'animisme adopte actuellement la forme d'un « archipel » dispersé et le totémisme la forme d'une « insularité » circonscrite, rien n'autorise à en déduire un animisme préhistorique global ni antérieur dans l'œuvre de Decola. L'idée rapportée, cette fois par Chouquer, d'une « préhistoire et une protohistoire comme terreau animiste » (Lézy et Chouquer 2006, p.247) ou « l’animisme, ontologie première et longtemps la plus répandue sur la terre » (Lézy et Chouquer 2006, p.248) ne fgure nulle part dans « Par-delà nature et culture », elle est une interprétation de l'auteur. A aucun moment, Descola ne tente d'établir un rapport historique entre totémisme et animisme. La proposition d'un animisme préhistorique ne semble d'ailleurs pas aller de soi pour l'ensemble des anthropologues, puisque, par exemple Alain Testart (2012, 2016), fait l'hypothèse d'un totémisme du Paléolithique supérieur au détriment d'un animisme (type A plutôt que type B, dans sa typologie).

L'idée d'un récit en fligrane dans le modèle des ontologies suggère « un monde plein qui a achevé son cycle et dans lequel on ne voit pas bien où et comment on pourrait caser quelque chose de neuf» (Lézy et Chouquer 2006, p.250). L'idée d'un achèvement pourrait éventuellement être soutenable en ce qui concerne les modes d'identifcations, puisque les quatre combinaisons logiques de la discontinuité et de la continuité de l'intériorité et de la physicalité sont actuellement observables dans le monde. Il nous semble toutefois que la succession logique de ces ontologies est délicate à mettre en place sur la base de la seule lecture de Descola pour en faire un « cycle ». Si un passage de l'animisme à l'analogisme a pu être observé et décrit (voir l'interprétation de Descola sur la Sibérie septentrionale et méridionale dans « Par-delà nature et culture »), cela n'est pas la preuve d'une absence de passage possible de l'analogisme vers l'animisme. De la même manière, si le passage au naturalisme est historiquement décrit dans « Par-delà nature et culture », une parenthèse gréco-romaine quasi naturaliste semble pouvoir compliquer le récit, en ce qui concerne l'apparition récente (et supposée irréversible) du naturalisme. Il est délicat, pour les périodes dont la seule archéologie peut rendre

compte, de proposer la présence ou l'absence de l'un ou l'autre des modes d'identifcation. Ainsi, si le « cycle du monde » est achevé en ce qui concerne l'apparition des modes d'identifcation, la date de cet achèvement demeure inconnue. Avant d'être recensés empiriquement dans le monde, l'ensemble des modes d'identifcations est postulé exister comme potentialité dans l'esprit humain à toutes les périodes et dans tous les lieux dans « Par-delà nature et culture » . Par ailleurs, les modes de relations théoriquement possibles dans les combinaisons ne sont, quant à eux, pas épuisés dans les exemples ethnographiques actuels (voir partie 2, 2.3. « Les modes de relation »).

Il nous semble que c'est l'idée d'une « évolution socio-économique inexorable » qui sous-tend l'interprétation narrative de la succession des modes d'identifcation. Or, dans l'ouvrage de Descola, il n'existe pas de liens entre ontologie et conditions socio-économiques autres que ceux imputables aux modes de relation. Il existe des compatibilités et des incompatibilités dans les relations entre existants en fonction des modes d'identifcation, mais on peut trouver des horticulteurs animistes, comme on peut trouver des collectifs analogistes dont les hiérarchies ne concernent que le domaine symbolique sans qu'il n'existe de hiérarchisations sociales.

Si l'animisme et le totémisme se trouvent préférentiellement chez les chasseurs-cueilleurs, l'analogisme dans des sociétés hiérarchisées, et le naturalisme dans l'Occident moderne, il n'existe pas de stricte correspondance empirique, ni de nécessité logique entre ces catégories. De la même manière, il n'existe pas de téléologie, de passage obligatoire d'une ontologie à l'autre dans l'ouvrage de Descola. Chouquer fait remarquer qu'il n'existe pas de « naturalisation nécessaire des ontologies ». La permanence est le point central des ontologies. En défnitive, si Descola a recours à la temporalité c'est « en privilégiant le bas étage des stabilités de longue durée, celui des quasi-immobilités de Braudel » (Lézy et Chouquer 2006, p.248).

La notion de récit est donc largement surimposée à l'ouvrage par certains auteurs, plus qu'intrinsèque à ce dernier. Si l'exercice d'historiciser le modèle des ontologies peut être intéressant, ce n'est pas le propos de l'auteur, du moins dans « Par-delà nature et culture ». Il nous semble que l'un des intérêts primordiaux de cet ouvrage est précisément de se dégager d'un historicisme empressé, pour se concentrer de manière plus pertinente sur l'exploration de la structure des phénomènes avant de s'interroger sur leur origine.

Ce qui est mis en place par Descola est un diagramme de correspondances de « type goethien », basé sur une combinaison de contrastes, et non un diagramme en arbre qui montrerait des bifurcations à partir d'une origine commune (Descola 2014b). « Par-delà nature et culture » dévoile son efcacité et ofre selon nous un potentiel opératoire bien plus important pour les sciences sociales (dont

l'archéologie du Paléolithique) lorsqu'il est mobilisé dans une perspective structuraliste plutôt qu'évolutionniste, conformément au projet de son auteur.