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I – Quelques déambulations sur le territoire d'une écologie symbolique

1.5. Habiter le monde

Les apports théoriques de Tim Ingold puisent leur inspiration dans une combinaison de l'idée husserlienne d'Umwelt, dans les travaux pionniers de Jakob Von Uexkül sur la construction subjective de l'environnement par humains et animaux, et sur l'« afordance » (l'ensemble de toutes les possibilités d'action d'un environnement) de Gibson. Pour Ingold, comme pour Bird-David, l'idée de social doit être appliquée au-delà de l'humanité, et se fondre avec les relations écologiques.

« Humans, I argue, are brought into existence as organism-persons within a world that is inhabited by beings of manifold kinds, both human and non-human. Terefore, relations among humans, which we are accustomed to calling « social », are but a sub-set of ecological relations. » 42

(Ingold 2000, p.5)

Pour lui aussi, l'environnement est à considérer comme un parent proche pour les chasseurs-cueilleurs. Cette relation prenant la forme d'un don bien plus que d'un échange, dans la mesure où l'environnement ofre inconditionnellement les moyens de vivre, comme le parent donne à manger à son enfant. La chasse elle-même est conçue par Ingold, non pas comme une transformation technique du monde naturel, mais comme un type de dialogue interpersonnel intégré au processus général de la vie sociale, mettant en correspondances des personnes à la fois humaines et animales avec leurs identités et leurs intentions propres (Ingold 2000, p.49).

Ingold se singularise en considérant qu'il existe chez les chasseurs-cueilleurs une équivalence des énoncés à propos du social et des énoncés à propos de la nature. Ainsi, il ne s'agit pas d'un fonctionnement métaphorique de la nature perçue « comme » une société, car il n'existe pas de prévalence de l'un ou de l'autre. Il ne s'agit pas d'une application de caractéristiques humaines à la nature.

« L'animisme ici, ne s'oppose pas à notre vision du monde comme une vision diférente […] : en l'absence d'un sujet préexistant, c'est l'idée même d'une construction des représentations objectives qui est rendue impossible. »

(Charbonnier 2015, p.261)

42 Traduction : « Je pense que les humains sont portés à l'existence en tant qu'organismes-personnes au sein d'un monde peuplé d'êtres divers et variés, humains autant que non-humains. En conséquence, les relations entre humains, que nous avons l'habitude d'appeler "sociales", sont un sous-ensemble des relations écologiques.»

Pour les indiens Cree par exemple, le statut de personne s'applique à des humains comme à des animaux, dans une véritable « équivalence ontologique ». Les organismes ne sont pas comme des personnes, ils sont des personnes (Ingold 2000, p.51). La condition commune des humains et des non-humains suggère une absence totale de frontières, consciente ou inconsciente, entre le naturel et le culturel, entre les relations sociales et les relations écologiques. La diférence entre un humain et une perdrix, n'est pas la diférence entre une personne et un organisme, mais entre deux « organismes-personnes ». Il critique les travaux de Descola sur ce point précis, en décrivant l'animisme de ce dernier comme une forme non dénuée d'anthropomorphisme, dans la mesure où il est présenté comme une généralisation de l'intériorité humaine aux objets naturels (les rapports institués entre humains sont appliqués aux non-humains). Or, chez les Cree, l'humain n'est qu'une forme parmi d'autres, ce n'est pas un référent servant à penser les relations dans le monde.

Ingold caractérise les relations des chasseurs-cueilleurs à leur environnement comme une « ontology

of dwelling » (une ontologie de l'habiter). Il s'agit d'une immersion totale, un engagement perceptif et

pratique avec les composantes du monde vécu, qui difère notamment de l'extériorité de la nature telle qu'elle est conçue par les occidentaux. Pour l'auteur, le chasseur-cueilleur est placé dans une situation d'engagement actif avec son environnement, et la combinaison de l'organisme de ce dernier et de son environnement constitue une indivisible totalité.

Alors que c'est le monde qui envoie des messages codés au cerveau pour l'anthropologie traditionnelle (Ingold cite Lévi-Strauss) et que l'éducation est vue comme un décodage d'informations entre générations, Ingold, en s'appuyant sur Bateson, remet en cause l'idée de l'interface exclusive du cerveau entre le monde et l'organisme. La « culture » d'un groupe ne se limite pas à la transmission d'un ensemble de représentations, mais puise également ses sources dans l'immersion dans un contexte particulier. En efet, l'information n'est pas la connaissance, et la connaissance nécessite de se placer en situation avec l'ensemble de ses sens. La connaissance ne doit pas être postulée comme extérieure au monde, car l'observation n'existe pas sans participation. Les vérités inhérentes au monde sont « révélées » au chasseur-cueilleur par la pratique et l'expérience davantage qu'elles sont transmises par des pairs. Ingold pointe l'importance d'une « ecology of life », une écologie qui ne peut pas être transmise par les livres, mais nécessite un engagement dans le monde.

« What each generation contribute to the next, in this process, is an « education of attention 43 . » (Ingold 2000, p.22)

L'apprentissage d'une activité n'est pas un « téléchargement » d'informations, mais un processus d'imprégnation de compétences (a process of enskilment), ce que nous pourrions traduire comme une « compétenciation ». Il ne peut pas exister de systèmes de représentation assez complexes pour expliquer les stratégies de chasse et les transmettre correctement, par exemple. Le jeune chasseur ne peut apprendre qu'en accompagnant les plus expérimentés pour savoir comment reconnaître ne serait-ce que la texture de la neige pour déterminer l'heure de passage d'un gibier.

Prenant appui sur un modèle ontologique qu'il attribue aux chasseurs-cueilleurs (et qui s'avère proche de l'animisme ontologique de Descola), Ingold formule également un certain nombre de remarques d'ordre épistémologiques (dans une démarche qui est donc voisine de celle de Viveiros de Castro). L'absence d'opposition entre nature et culture qu'il constate dans de nombreux contextes ethnographiques pourrait servir de matrice à une anthropologie-écologie qui serait totalement émancipée de cette dichotomie. L'opposition entre des sujets culturels dans l'anthropologie et des organismes individuels dans la biologie devrait être dissoute, comme c'est notamment le cas chez les indiens Cree qu'il cite en exemple.

Ingold pointe la tendance des sciences modernes à opposer une « nature réellement naturelle » (really natural nature) qui serait objective et étudiée par les sciences naturelles, et des « natures culturellement perçues » (culturally perceived nature), qui seraient l'objet d'étude de l'anthropologie. Cette dichotomie suggère qu'une vision occidentale de la nature, qui se veut universelle car basée sur la raison, surplombe les visions alternatives de la nature recensées par l'ethnographie : des « représentations », des « visions du monde », erronées ou métaphoriques, qu'il faudrait comparer dans une démarche non dénuée de condescendance post-coloniale. Cette critique du naturalisme est donc celle du naturalisme dans son ensemble, et plus particulièrement des pôles anthropologiques extrêmes que constituent l'écologie culturelle et l'OFT d'un côté, et le culturalisme et le structuralisme de Lévi-Strauss de l'autre.

Pour Ingold, la question n'est pas celle de diférentes visions du monde, mais de la façon d'appréhender le monde. Alors que l'Occident conçoit des « représentations mentales » diverses, le régime ontologique des chasseurs-cueilleurs semble s'enraciner dans un engagement, un

être-dans-le-43 Traduction : « Dans ce processus, ce que chaque génération lègue à la suivante est une "éducation de l'attention" ». Faisant cette afrmation, Ingold renvoie à Gibson (1979, p.254).

monde, qui pourrait apporter des solutions à la science moderne. La dichotomie entre des interactions écologiques dans la nature et des constructions culturelle de la nature semble superfue, car les deux sont indissociables lorsque l'on « habite » réellement le monde.

« What this suggets is the possibility of a new kind of ecological anthropology, one that would take as it point the active, perceptual engagement of human beings with the constituents of their world [...] 44».

(Ingold 2000, p.60)

L'univers animiste vu comme plus authentique que celui des modernes, en raison de son refus de l'objectivation du monde naturel et de sa philosophie de l'engagement, n'est cependant pas sans poser problème. Cette perspective suggère en efet une invalidité des autres formules historico-sociales, et donne l'impression que Ingold revient curieusement à l'idée d'une inégalité des cultures devant la vérité (Charbonnier 2015). En considérant que le régime ontologique des chasseurs-cueilleurs est une expérience « plus vraie » que les autres, Ingold inverse efectivement le préjugé ethnocentrique. Or, en anthropologie, aucune ontologie ne devrait être supposée meilleure en soi (Descola 2005, 2011)45.

44 Traduction :« Ce que cela suggère, c'est la possibilité d'une anthropologie écologique d'un nouveau genre, qui prendrait comme objet l'engagement actif et perceptif des êtres humains avec ce qui constitue leur monde. »

45 Pour Descola (2005), la coexistence de diverses ontologies, le pluralisme ontologique, n'implique pas de hiérarchies dans la valeur de vérité.