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I – Le cadre général de notre méthode

1.5. Agentivité et image

1.5.1. Les modalités de la fguration et les ontologies chez Philippe Descola

1.5.1.4. La fguration animiste

Les réseaux d'individus équistatutaires que conçoit l'animisme impliquent une fguration qui précise les points de vues liés à un corps individuel, et à une espèce. A l'inverse du naturalisme, c'est une fguration qui ne propose pas de « point de vue objectif » qui serait extérieur aux existants.

Ainsi :

« le déf de la mise en image animique, c'est de rendre perceptible et active la subjectivité des non-humains.[...] Figurer cela (l'animisme), c'est donc rendre visible dans des images l'intériorité des diférentes sortes d'existants et montrer comment elle s'incarne dans des enveloppes physiques fort diverses, bien qu'identifables par des indices d'espèces. Une façon commune de parvenir à cette fn est de combiner des éléments anthropomorphes évoquant l'intentionnalité humaine, généralement un visage, avec des attributs spécifques évoquant la physicalité d'une espèce. Bien qu'elles semblent composites, les images qui en résultent ne le sont pas vraiment : on ne doit pas y voir des chimères faites de pièces anatomiques empruntées à plusieurs familles zoologiques, tels Pégase ou le Grifon, mais des espèces d'animaux, de plantes et d'esprits dont on signale au moyen de prédicats anthropomorphes qu'ils possèdent bien, tout comme les humains, une intériorité les rendant capables d'une vie sociale et culturelle. »

(Descola 2010b, p.23)

Diférentes modalités fguratives sont recensées par Descola pour fgurer l'ontologie animiste et sa dialectique entre les concepts d'intériorité et de physicalité :

a) La fguration de l'intériorité des non-humains

Dans les masques des Yupiit (ou Yup'ik au singulier) d'Alaska par exemple, l'insertion d'un visage dans une tête animale sculpté de manière réaliste, ou l'ajout de membres humains à un corps animal,

permet de fgurer l'intentionnalité humaine qui adopte le point de vue d'un animal. Ces masques sont, par ailleurs, insérés dans un dispositif scéniques (histoires, cris d'animaux...) soulignant cet état de fait.

Les fgurines en ivoire fréquentes chez les Eskimos du Canada et les Tchouktches de Sibérie nord-orientale sont des objets simples, petits et ressemblants, notamment grâce à la fdélité du rendu du mouvement. La fguration du comportement ainsi que le réalisme des animaux sculptés est particulièrement important dans ces objets, car « pour les Inuit, et c'est là une caractéristique plus générale de la fguration animique, une fgurine miniature n'est [...] pas tant l'image de la chose qu'elle représente que l'inverse, à savoir l'incorporation de l'essence intérieure d'un animal, d'un esprit ou d'un artefact dont la matérialisation grandeur nature n'est qu'une amplifcation des qualités déjà contenues dans la fgurine. C'est pourquoi le réalisme fguratif revêt une si grande importance : il est d'autant plus crucial que les qualités essentielles du prototype soient identifables dans la sculpture que c'est en fait celle-ci qui, à rebours de l'opération fgurative normale, possède les qualités que le prototype devra manifester. C'est ici l'image qui est le prototype de la chose fgurée, le modèle supposé n'en étant qu'une projection plus grande. »

Par ailleurs, Descola décrit ces petites fgurines animales en ivoire comme des « penses-bêtes » permettant de conserver aisément ces objets en main et à l'esprit. Comme le fait remarquer Ingold, ces fgurines constituent des incorporations matérielles d'une intentionnalité dirigée vers le gibier (Ingold 2000).

« Elles sont si microscopiques que l'on peut les retourner dans la main comme on retourne une image dans la tête ; […] elles fgurent de façon très fdèle un comportement ou une action. Et dépeindre un comportement, c'est rendre visible la manifestation d'une intentionnalité autonome, c'est saisir l'expression d'une intériorité qui dicte une conduite, façon économe de rendre présente la subjectivité animale. Emmener avec soi des fgurines animales pour un chasseur, c'est non seulement avoir en permanence des animaux « à l'esprit », c'est aussi s'en servir comme des relais matériels dans la relation continue qu'il doit maintenir avec les esprits du gibier dont la générosité assure aux humains un approvisionnement régulier en viande. De fait, la pratique est générale à toute l'aire circumpolaire ; porter sur soi, ou sur ses armes, des fgurations d'animaux revient à s'attirer les bonnes grâces de l'animal et des esprits qui le protègent. »

(Descola 2010b, p.32)

b) Le soulignement de l'enveloppe superfcielle et interchangeable du corps

L'animisme conçoit la séparabilité de l'âme et du vêtement corporel : les corps sont interchangeables et particularisent une subjectivité qui est généralisée. Ainsi, il est fréquent, dans la fguration animiste, qu'une espèce transparaisse sous une autre. Pour les Yupiit par exemple, les animaux ont la capacité de se « décapuchonner » pour dévoiler leur véritable nature.

« La dissociation entre une identité intérieure et une forme apparente trouve sa solution dans la métamorphose, l'un des moyens que l'ontologie animique a inventé pour que des subjectivités analogues, mais engoncées dans des habits corporels incommensurables, puissent néanmoins communiquer sans trop d'entraves. La métamorphose n'est pas un changement de forme ordinaire, mais le stade culminant d'une relation où chacun, en modifant la position d'observation que son corps impose, s'attache à coïncider avec la perspective sous laquelle il pense que l'autre s'envisage lui-même. Par ce déplacement de l'angle d'approche où l'on cherche à se mettre « dans la peau » de l'autre en épousant son intentionnalité, l'humain ne voit plus l'animal comme il le voit d'ordinaire, mais tel que celui-ci se voit lui-même, c'est-à-dire en humain, et le chamane est aperçu comme il ne se voit pas d'habitude, mais tel qu'il souhaite être vu, c'est-à-dire en animal. »

(Descola 2010b, p.26)

Des dispositifs de basculement, de commutation, peuvent être mis en œuvre pour exprimer le changement de la perspective lié à la métamorphose. C'est par exemple le cas des masques articulés des Kwakwaka'wakw de la côte Nord-Ouest du Pacifque, qui basculent généralement d'une tête animale à un visage humain.

Le costume Inuit récapitule l'anatomie animale (Chaussonnet 1988 ; David et Karlin 2003) « de sorte que, en revêtant un costume animal, les humains empruntent aux animaux leurs aptitudes biologiques et donc l'efcacité avec laquelle ils tirent parti de leur environnement» (Descola 2010b, p.36). Cette volonté d'emprunter le corps animal existe dans le costume comme dans la parure (emprunter l'intériorité de l'animal en revanche, se fait plus particulièrement à l'aide du masque).

Dans la parure amazonienne, ajouter au corps humains des pièces animales peut aussi avoir pour objet de « retrouver la plénitude physique d'un temps disparu » (Descola 2010b, p.36), puisque « avant la spéciation des physicalités dont les mythes ont pour mission de retracer les circonstances, tous les êtres vivants avaient un même type de corps, conçu par analogie avec celui des humains, mais combinant l'ensemble des capacités à présent réparties entre les diférentes espèces » (Descola 2010b, p.36). Dans ce cas, il ne s'agit donc pas d'une simple ornementation. La parure n'est pas un façonnage par les arts et la culture d'un corps perçu comme trop naturel : c'est au contraire la sur-naturalisation d'un corps à la physicalité trop spécialisée afn qu'il retrouve la polyvalence que la spéciation lui avait fait perdre (Descola 2010b).

1.6. Précisions concernant les concepts protéiformes