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II – L'anthropologie de la nature de Philippe Descola

2.4. Des collectifs

Philippe Descola emprunte la notion de « collectif » à Bruno Latour pour qui le terme désigne un mélange d'humains et de non-humains, mis en place dans l'idée de dépasser l'opposition entre nature et société (Latour 1999). La notion de collectif est dans cette perspective un outil permettant de se défaire de la pensée moderne qui souhaiterait séparer un monde naturel et un monde humain. Pour Latour, il convient de faire explicitement entrer dans un même ensemble commun, une même assemblée, des humains et des non-humains, en essayant de penser la façon dont on pourrait prendre en compte chacun d’eux, et organiser leur rencontre.

Descola reprend cette défnition à son compte, non dans une démarche critique du fonctionnement de notre propre ontologie, comme Latour, mais dans un souci de description d'une diversité déjà existante dans le monde actuel, liée à la multiplicité des modes d'identifcation.

Evoquer des schèmes d'identifcation et de relation qui vont aboutir à des collectifs est pour Descola un moyen de contourner les formations « sociocentriques » classiques de l'anthropologie sociale et qui sont attribuables à une conception naturaliste (puisqu'aboutissant systématiquement à des collectifs homogènes d'humains). Un collectif correspond donc généralement seulement pour partie à un « système social » au sens propre, car le « social », qui ne concernerait que les humains, est seulement séparé dans une démarche naturaliste. Ainsi, plutôt que de concevoir préalablement divers « modes d'agrégation » exclusivement humains et politiques (des castes, des clans, etc.) qui vont engendrer des particularités cosmologiques, Descola décide de retourner la question en donnant une prééminence aux spécifcations ontologiques (Descola 2014c, p.296).

Pour résumer brièvement la démarche conceptuelle de Descola, on pourrait dire que les modes d'identifcation sont les pièces de maçonnerie dont sont faites les ontologies. Ils déterminent les inférences basiques à propos des existants présents dans le monde, ainsi que le type de relations que les humains sont supposés pouvoir nouer avec ces derniers. De ces caractéristiques élémentaires (défnies comme l'animisme, le naturalisme, le totémisme et l'analogisme), dérivent des modes d'agrégation spécifques qui associent diférents types d'existants, et qui sont donc des « collectifs ».

La notion de collectif est donc en partie caractérisé par le mode d'identifcation, mais aussi par le schème de relation spécifque. Le mode d'identifcation ne suft pas à singulariser un collectif, puisque divers modes de relations sont possibles. Ainsi, les frontières précises d'un collectif sont avant tout défnies par la prévalence en son sein d'un schème de relation spécifque (Descola 2005, p.493).

« To take a simple example, the ontological specifcations of animism in Amazonia imply a single mode of aggregation—monospecifc collectives acting as tribes-species all endowed with humanlike sociocultural features—but they also aford the possibility of three modes of relation within and between collectives: exchange, predation, and gift. » 50

(Descola 2014c, p.296)

– Les « tribu-espèces » animistes sont des collectifs monospécifques humains et non humains qui sont chacun particularisés par des physicalités diférentes (en ce qui concerne les humains, cela peut inclure des traits comme les langages, les armes ou les parures corporelles). Les espèces animales (et autres existants) dotées d'une intériorité humaine constituent des sociétés à part entière auxquelles sont attribuées des rituels, des techniques, des chefs, des chamanes etc. Les membres d'une espèce animique sont dits avoir conscience qu'ils forment un collectif singulier (Descola 2014c, p.296). L'animisme applique une formulation « sociocentrique » des relations aux personnes non-humaines. Ceci en raison d'un anthropogénisme davantage que d'un anthropocentrisme puisque « dans le monde animique, les relations entre non-humains comme les relations entre humains et non-humains sont caractérisées comme des relations entre humains, et non l'inverse » (Descola 2005, p.347).

Ici existe un désaccord entre Ingold et Descola, que nous avons déjà évoqué (partie 2, 1.5. « Habiter le monde »), puisque Ingold refuse l'idée que les chasseurs-cueilleurs puissent faire appel à leur expérience des relations entre humains pour modeler leurs relations aux non-humains, car pour lui il n'existe pas chez les chasseurs-cueilleurs un monde de la société séparé d'un monde de la nature, il n'existe que des « organismes-personnes » (Ingold 2000). Pour Descola néanmoins, il n'existe pas d'exemple animiste où des relations entre humains seraient spécifées par des expressions dénotant des relations entre non-humains. Or, l'inverse est courant, on parle d'amitié, de mariage, d'adoption, etc. à propos des animaux (Descola 2005).

– Les collectifs naturalistes sont ce que nous appelons généralement des « sociétés », ou des « cultures ». En efet, les groupes humains sont réputés se distinguer dans le naturalisme les uns des autres par des caractéristiques relevant de leur intériorité (leur identité, leur langage, leurs croyances, leurs symboles, leurs techniques, etc.). Les non-humains sont repoussés hors de ces collectifs en raison de l'absence d'intériorité qui leur est imputé (les choses, les animaux, et selon les époques les « primitifs », les malades mentaux, etc.). La formulation est anthropocentrique, puisqu'une espèce

50 Traduction : « Pour prendre un exemple simple, les spécifcations ontologiques de l'animisme en Amazonie supposent un mode d'agrégation unique – des collectifs monospécifques se comportant comme des tribus-espèces toutes dotées de traits socio-culturels humains – mais elles ofrent également la possibilité de trois modes de relation entre les collectifs et au sein de ceux-ci : l'échange, la prédation et le don. »

classe le monde, contrairement à l'animisme ou chaque espèce à un point de vue sur les autres espèces (Descola 2014c, p.296).

« Si l’animisme et le naturalisme érigent tous deux la société humaine en modèle général des collectifs, ils le font de façon très dissemblable. L’animisme est d’un libéralisme sans limite dans son attribution de sociabilité, tandis que le naturalisme, plus parcimonieux, réserve l’apanage du social à tout ce qui n’est pas naturel. »

(Descola 2005, p.355)

– Les collectifs totémiques sont des agrégats hybrides d'humains et non-humains partageant un ensemble de qualités morales et physiques communes (Descola 2014c, p.296). Descola nous fait remarquer que « c'est bien dans l'animisme, en défnitive, et non dans le totémisme, que l'espèce biologique sert de modèle analogique concret pour composer les collectifs » (Descola 2005, p.358). En efet, dans le totémisme ontologique, les existants se partagent entre divers totems, ces classes sont donc basés sur l'attachement à un être du Rêve et non à une espèces animale (les espèces sont intégrées à ces classes). Ce sont les existants reliés à un totem qui forment un collectif. Ce collectif se ra connecté à d'autres collectifs totémiques complémentaires. Le totémisme apparaît comme un « système dans lequel humains et non-humains sont distribués conjointement dans des collectifs isomorphes et complémentaires » (Descola 2005, p.356). Le totémisme est donc « cosmogénique ». En cela, le totémisme ontologique de Descola se détache du totémisme classique de l'anthropologie qui conçoit un ensemble d'unités sociales (des clans, des groupes, etc.), donc des « collectifs humains », qui sont associés à des objets naturels.

– Les collectifs analogiques, quant à eux, sont des agrégats au niveau cosmique de segments divers interconnectés (Descola 2014c p.296). Dans l’analogisme, « l’ensemble des existants est tellement fragmenté en une pluralité d’instances et de déterminations que l’association de ces singularités peut emprunter toutes sortes de voies. [...] Cosmos et société sont ici équivalents » (Descola 2005, p.369). L’analogisme est donc « cosmocentrique ». Ces collectifs analogiques ne sont pas forcément des empires ou des formations étatiques. Car, bien que les parties constitutives de ces collectifs soient très hiérarchisées, c'est parfois seulement au niveau symbolique. Les collectifs analogiques sont autosufsants et centrés sur eux-mêmes (à la diférence des collectifs totémiques qui sont nécessairement interconnectés). Ce qui est extérieur au collectif est extérieur au monde. En revanche, ce collectif peut être relativement poreux et plastique. Ainsi, on intègre par exemple facilement des divinités issues de panthéons d'autres collectifs. Car, adopter un nouveau dieu dans le panthéon, c'est aussi adopter une population dans le cosmos.