• Aucun résultat trouvé

I – Le cadre général de notre méthode

1.2. Un comparatisme ontologique

Le système de Philippe Descola est un comparatisme qui se réclame du structuralisme. Il consiste en une évaluation de contrastes sur la base d'un modèle constitué de quatre modes d'identifcation ayant une infuence sur des modes de relation. Dans notre projet de confronter ce système au Magdalénien moyen tel que défni par l'archéologie, nous devrons donc emprunter une voie comparatiste.

Or, de virulentes critiques du « comparatisme ethnographique » dans l'archéologie française des années 1960 ont conduit à une relative autocensure des préhistoriens dans ce domaine. L'abandon des

méthodes comparatistes a plus particulièrement été observé dans le champ de l'étude de l'art pariétal paléolithique, en raison de l'infuence de la fgure d'André Leroi-Gourhan et de ses positions sur la question (voir partie 1, « La culture ethnologique dans l'archéologie »). Il nous semble toutefois que les remises en cause du comparatisme ethnographique par Annette Laming-Emperaire et André Leroi-Gourhan, qui concernent les pratiques de la première moitié du 20ème siècle « portent essentiellement sur des aspects méthodologiques et ne concernent pas le principe même de l’analogie ethnographique. La remise en question et le rejet par lequel débuta leur travail correspondait ainsi à leurs yeux à une réaction salutaire vis-à-vis des abus et des méthodes peu rigoureuses employées jusqu’alors » (Monney 2015, p.360).

Ainsi, plutôt qu'une condamnation stricte du comparatisme lui-même, la critique pointait les problèmes liés à la méthode employée : le caractère hétérogène des sociétés choisies, la méconnaissance du contexte socio-culturel, l'état lacunaire des sources ethnographiques, etc54.

Aujourd'hui, il semble plus largement admis que le recours à des connaissances extérieures au document archéologique est un passage obligé de toute démarche interprétative. Il nous semble, ainsi que le fait remarquer Alain Testart (2012, p.190), que « toute interprétation, si elle veut dépasser la seule reconstitution des gestes et s'élever jusqu'à celle de la pratique sociale, fait, peu ou prou, consciemment ou inconsciemment, du comparatisme. Mais on le fait plus ou moins bien. »

En ce qui concerne la démarche scientifque de Leroi-Gourhan elle-même, il paraît difcile de la concevoir sans aucun recours à des références ethnographiques.

« Leroi-Gourhan fut ethnologue avant d'être archéologue. Et quand il propose son interprétation des peintures pariétales en fonction d'un dualisme sexuel, ne présentant comme preuve de son interprétation que les caractéristiques de ces peintures, aurait-il pu former pareille hypothèse s'il n'avait rien su du dualisme sexuel chez les Eskimo, ou de l'importance du dualisme dans les sociétés primitives ? C'est, je crois, parce que Leroi-Gourhan fut un très grand connaisseur du matériau ethnographique qu'il a pu l'oublier lorsqu'il rédigeait, refusant de citer d'autres témoins que les données archéologiques pour appuyer les hypothèses qu'il avançait, négligeant l'intuition qui l'avait conduit à les former. » (Testart 2012, p.191)

Dans « La civilisation du renne », en 1936, Leroi-Gourhan compare efectivement l’art Eskimo et l’art paléolithique. Pour lui, dans les deux cas, les animaux les plus représentés sont les animaux les plus

54 L'adoption d'un culturalisme radical empêche toutefois, dans le domaine de l'art pariétal, de supposer qu'un comparatisme pourrait apporter des informations sur des symboles conçus comme étant circonscrits aux sociétés qui les ont produits. En efet, le signe étant arbitraire et sa signifcation interne à chaque culture, il n'est pas aisé de discuter de fguration animale sur la base d'un comparatisme. Cette impasse résulte toutefois selon nous de la défnition problématique d'un domaine symbolique qui serait strictement indépendant des domaines de la vie pratique des populations.

chassés. Le fonds alimentaire du Paléolithique est constitué du renne, du cheval et du bison et celui de l’Eskimo du renne, du phoque et de la baleine. Il décrit le dualisme symbolique lié au couple renne/baleine. Le renne est le symbole de la terre (l’été on chasse le renne dans les terres), mais il est également un symbole masculin. La baleine est le symbole de la mer (l’été on chasse la baleine sur la côte), et elle est également un symbole féminin. Leroi-Gourhan énonce dans cet ouvrage un plan pour le futur, qui laisse entrevoir une volonté de comparatisme dans sa perception de l'art pariétal paléolithique.

« On peut déclarer, qu’en aucun des cas étudiés jusqu’alors le dualisme sexuel n’est apparu aussi évidemment lié à tous les actes de la vie que chez les Eskimo. […] Les fgurations animalières du Pléistocène européen ne permettent pas encore d’afrmer l’existence au Paléolithique de telles dispositions religieuses. Il faudrait pouvoir faire porter l’étude sur plusieurs milliers de pièces, établir pour chaque animal la matière dans laquelle il est fguré, l’instrument sur lequel on l’a placé et établir des taches de fréquence pour les diférentes espèces. »

(Leroi-Gourhan 1936, p.110)

Par ailleurs, la New Archaeology a particulièrement investi la pratique du comparatisme sous la forme de l'ethnoarchéologie, mettant le plus souvent en avant les aspects matériels de la subsistance et les stratégies comportementales des chasseurs-cueilleurs, non sans quelques excès (voir partie 1, 1.5. « la culture ethnologique dans l'archéologie »).

Ainsi, en raison du dynamisme des discussions ethnoarchéologiques concernant la paléo-économie, et du relatif désintéressement du comparatisme ethnographique par les spécialistes de l'art pariétal, la pratique du comparatisme dans la compréhension des relations entre humains et animaux au Paléolithique se trouve largement investie par le versant matérialiste55.

Les discussions comparatistes concernant le rapport aux espèces animales s'appuient le plus souvent sur des bases économiques liées aux comportements de subsistance (Gordon 1988 ; Binford 1978 ; etc.). Les ethnies convoquées sont plus particulièrement celles de la zone circumpolaires, de l'Alaska, de la Sibérie et du Canada, dans lesquelles la subsistance se fait principalement aux dépens de Rangifer

tarandus (renne ou caribou). Ceci, avec l'idée que la présence du renne pourrait être un facteur

important pour comprendre une culture. Un recueil est emblématique de cette posture, « Les civilisations du renne d’hier à aujourd’hui » (Beyries et Vaté 2007), qui regroupe des contributions

55 Les tentatives de compréhension de l'art rupestre des chasseurs-cueilleurs, sur la base d'un comparatisme ethnographique, restent ainsi à l'état d'hypothèses controversées et peu consensuelles dans la recherche française actuelle. Par exemple, les interprétations chamanistes de Jean Clottes et Lewis-Williams (1996) ou celles d'Emmanuel Anati (1999).

ayant un lien plus ou moins direct avec le renne. Il s’agit d’une juxtaposition d’études ethnographiques, ethnoarchéologiques, archéozoologiques, archéologiques, etc. concernant aussi bien le Paléolithique européen que la Sibérie ou l’Amérique du Nord. Une question traverse l'ouvrage en fligrane : « Dans quelles mesures cette espèce animale détermine t-elle une forme culturelle particulière? »

Or, dans ces sociétés actuelles où s'observe une « culture du renne », la pratique d'un art rupestre est plus anecdotique, contribuant à limiter un comparatisme avec le Paléolithique supérieur à la sphère matérielle56. Les ethnies qui sont le plus souvent convoquées dans le champ d'un comparatisme de l'art rupestre sont plus précisément les San ou les aborigènes d'Australie (Reinach 1903 ; Lorblanchet 1988 ; Clottes et Lewis-Williams 1996 ; Anati 1999 ; Sauvet et al. 2012). Ainsi, ce sont diférentes ethnies actuelles de chasseurs-cueilleurs qui sont mobilisées par les archéologues du Paléolithique, dans les domaines relativement cloisonnés du symbolique ou de l'économique.

Un comparatisme basé sur une proximité (toujours relative) des environnements et des formes socio-économiques avec le Paléolithique supérieur semble insufsant pour répondre à nos questionnements concernant les relations globales entre humains et animaux au Magdalénien moyen. Une autre manière d'articuler le comparatisme ethnographique pourrait nous aider à dépasser cet obstacle épistémologique. Nous pensons en efet que la seule voie par laquelle une comparaison transcendant le temps et l’espace demeurerait possible consisterait à détecter des traits ou des mécanismes universellement partagés par les sociétés humaines (Fauvelle-Aymar et al. 2007).

La légitimité d'un comparatisme se trouve donc dans la dimension universelle de certains traits ou mécanismes humains. Or, on ne peut concevoir un comparatisme que dans une opposition entre des contrastes, au sein desquels certaines choses sont à rapprocher et d'autres à distinguer. Ainsi, ces traits doivent être à la fois universellement partagés et limités dans leurs manifestations concrètes. C'est dans cette mesure qu'il nous semble que le recours à un « universalisme relatif » tel que présenté par Philippe Descola pourrait apporter un nouveau soufe au comparatisme dans l'archéologie du Paléolithique.

En efet, les quatre modes d'identifcation proposés par Descola constituent un système de combinaisons limitées qui ont l'ambition d'épuiser les possibilités de la logique humaine et d'être toutes empiriquement recensées dans le monde. Dans la mesure où notre parti pris dans cette étude est celui de « tenir pour acquises les hypothèses de Descola et de mettre à l'épreuve leur valeur heuristique »

56 Pour autant, les études ethnoarchéologiques menées chez les « peuples du froid » laissent largement transparaître la dimension rituelle des pratiques. Et, sans toujours pouvoir démontrer de quelles manières pourraient s'articuler des analogies avec les sociétés du Paléolithique supérieur, cette intuition traverse une bonne partie de la littérature produite sur le sujet (David et Karlin 2003 ; Abe 2005 ; Costamagno et David 2009 ; Audouze et Beyries 2007 ; etc.).

(Albert 2009, p.87), nous ne tenterons pas d'évaluer la pertinence de ce modèle et sa validité dans tous les contextes. Notre projet est celui plus modeste d'une confrontation de ce modèle avec les vestiges attribués au Magdalénien moyen. Il nous semble que l'ambition universaliste afchée du modèle nous autorise, au moins en théorie, à cette démarche. En efet, si l'on applique le cadre conceptuel proposé par Descola, le Paléolithique supérieur doit nécessairement correspondre à l'un ou l'autre des modes d'identifcation proposés.

Le Magdalénien moyen concerne exclusivement des hommes modernes, ayant les mêmes propriétés physiques et intellectuelles que les sociétés humaines actuelles à partir desquelles Descola a construit son modèle. Prenant donc appui sur un actualisme du fonctionnement cognitif, qu'aucun argument paraît en mesure de contredire sérieusement, il nous semble soutenable que la conscience d'une intériorité et d'une physicalité, prétendue universelle par Descola chez l'homme actuel (le modèle de Descola embrasse une vaste tranche de l'histoire), devait exister d'une manière identique chez les populations du Magdalénien moyen. En revanche, nous ne mobiliserons pas, même à titre d'exemple, une documentation concernant l'homme de Néandertal dont les dispositions cognitives nous sont davantage méconnues.

En défnitive, pour Descola, tous les hommes partagent un schème d'identifcation basé sur une conception de l'intériorité et de la physicalité (Descola 2005), tous les hommes partagent donc une des quatre possibilités ofertes par les combinaisons logiques, et les populations du Magdalénien moyen (dans la mesure où elles montrent une certaine homogénéité) partageaient donc un des quatre modes d'identifcation existant aujourd'hui (qui sont aussi les seuls quatre modes d'identifcation logiquement possibles).

Ainsi, les sociétés à mobiliser dans l'ethnographie pourraient être des collectifs actuels caractéristiques de chacun des modes d'identifcation et qui permettraient, dans une démarche comparatiste, l'approche du régime ontologique de collectivités du passé.