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entre deux polarités de l'anthropologie

2.1. L'Optimal Foraging Teory

2.1.1. Héritage et présentation générale de la théorie

2.1.2.2. Le moteur du changement dans l'OFT

Dans la théorie de l'OFT, il n'est pas évident de saisir le mécanisme de passage entre l'acquisition de gains énergétiques par un individu et l'attribution d'une valeur sélective à celui-ci. En efet, comment passe-t-on du meilleur gain énergétique acquis par un individu à sa capacité à modifer le comportement de l'espèce dont il est un représentant ?

Dans les théories classiques de l'économie, chaque individu doit avoir un comportement rationnel pour être qualifé d’optimal. Ingold (2000) souligne que cette vision d'un chasseur-cueilleur rationnel (chez Sahlins 1976, par exemple) s'oppose diamétralement à celle d'un chasseur-cueilleur optimal

forager14.

Alors que le chasseur-cueilleur rationnel est forcément du côté de l'humanité, puisque la raison est entendue comme attribut distinctif de l'humanité, l'optimal forager, quant à lui est repoussé du côté de la nature. Et quand le moteur du changement dans la théorie économique est la pensée rationnelle de chaque individu qui « pèse le pour et le contre », le moteur du changement dans l'OFT implique une absence de liberté individuelle. En efet, l'OFT présente un optimisation des comportements, mais une inexistence des choix. C'est entre les générations que se produisent les mutations dans la sélection naturelle darwinienne. Les individus dont la mutation aléatoire sera la plus proftable en termes de reproduction vont s'imposer au cours des générations. Or, dans l'OFT, le passage entre les générations est problématique, et les mutations sont remplacées par l'éducation (Ingold 2000). Ainsi, Winterhalder (1981) nous explique que les comportements sélectionnés sont acquis de façon consciente ou

14 Le chasseur-cueilleur rationnel comme le chasseur-cueilleur forager sont des visions problématiques pour Ingold (Ingold 2000). Notamment car ces deux positionnements s'articulent autour de la notion de nature qui est propre à l'Occident moderne.

inconsciente par les individus et sont transmis de parents à enfants. Dans l’OFT, le comportement de l’individu lui préexiste donc. De la naissance à la mort, l’individu fera les mêmes erreurs et ses enfants aussi, à moins qu’il n’y ait un défaut de transmission. Si l’imperfection dans la transmission (l'équivalent de la mutation biologique) entraîne un bénéfce dans l’accès aux ressources, il sera sélectionné dans la population. Mais, cette sélection n’est pas consciente de la part du groupe, elle passe par un moyen purement quantitatif : le succès du chasseur dans la forêt détermine son succès reproductif à la maison… Ce problème d'articulation entre gain énergétique et ftness (valeur sélective) est central dans la critique de l'OFT par les chercheurs en écologie comportementale animale, et il devient même cocasse lorsqu'il est appliqué à des êtres humains, se résumant à une caricature matérialiste et utilitariste de la vie des chasseurs-cueilleurs. L'évolutionnisme proposé par l'OFT est un peu simpliste dans la mesure où il conçoit un gain énergétique optimal qui est systématiquement sélectionné. Or, dans la théorie darwinienne, c'est uniquement s'il existe une pression de sélection présente sur la recherche de nourriture, donc si les ressources sont limitantes, que la stratégie de recherche alimentaire la plus efcace est sélectionnée. L'OFT fonctionne en généralisant ce présupposé d'une pression de sélection sur les individus. Cependant, dans les faits observés, il y a partout du superfu et de l'inutile dans la phylogénèse (les exaptations et les hypertélies par exemple). En défnitive, dans l'OFT, on ne retient du darwinisme que ce qui s'accorde avec une vision utilitariste.

2.1.2.3. Un horizon chifré

Dans l'OFT, l'individu et l'écosystème sont simplifés pour pouvoir être mis en équation, et répondre aux besoins d'une démarche purement quantitative. La difculté est cependant évidente du choix de critères objectifs chifrables qui seraient à même de traduire la complexité du réel.

Chercher un critère quantitatif capable de résumer l'alimentation est un problème en soi. Et y compris dans une démarche qui serait très matérialiste, il n'est pas évident de sélectionner un critère unique permettant de rendre compte du « bénéfce alimentaire ». Il est ainsi évident que les calories ne sufsent pas à rendre compte de la complexité de l’alimentation :

– Une variabilité dans la diète peut être nécessaire pour réduire le risque lié aux toxines qui peuvent être présentes chez les proies consommées (éventuellement chez la proie la plus proftable en calories).

– Les nutriments essentiels ne sont pas exclusivement les plus énergétiques, car la maximisation de certains éléments énergétiques peut être problématique pour le bon fonctionnement de l'organisme (un

besoin important en graisse, et pas seulement en maigre, peut être nécessaire pour assimiler correctement les protéines)15.

– Chez certains animaux, le choix des aliments semble également se faire en fonction de leurs qualités digestives car le processus de digestion peut avoir un coût énergétique élevé.

Etc.

Cette question de la quantifcation du bénéfce alimentaire se complique encore lorsqu’on aborde des humains montrant des capacités de transformation des ressources, du stockage etc., qui peuvent largement infuer sur les qualités nutritives et digestives, comme sur les « stratégies économiques » dans leur ensemble.

Au-delà de ces considérations très matérialistes, il semble également évident qu'on ne peut pas réduire l'ensemble des pratiques sociales alimentaires à une simple nutrition au sein d'un comportement de subsistance (Fishler 1990). Or, dans l'écologie culturelle, la diversité des rapports sociaux et la complexité des pratiques idéologiques sont souvent réduites à une explication « énergétique » de la religion et de la pratique symbolique. Dans cette optique, tous les rapports sociaux sont assimilés à des épiphénomènes des rapports économico-nutritifs. Les rapports économiques sont alors réduits à un ensemble de techniques d'adaptation à l'environnement naturel et biologique (Godelier 1984, p.71).

Maurice Godelier (1984) propose plutôt de parler d'une « rationalité intentionnelle », considérant que chaque système économique et social détermine un mode d'exploitation des ressources naturelles qui détermine les normes du « bon » et du « mauvais ». Pour expliciter sa pensée, il rapporte l'exemple de la cohabitation entre des indiens Montagnais Naskapi et des trappeurs blancs au Labrador. Les deux partis se trouvent réunis dans un même contexte écologique, utilisent les mêmes techniques, et ont les mêmes fnalités : la pelleterie16.

Pour pouvoir chasser, les blancs laissent leur famille près du comptoir commercial et de l'école. Les indiens en revanche, font en sorte de maintenir les mêmes rapports sociaux, et ils ne quittent donc pas leurs proches. Cela implique que les blancs peuvent travailler plus et poser des pièges sur un territoire plus grand (ils sont dès lors également contraints de surveiller les pièges pour éviter que les carnivores ne s'emparent des animaux piégés). L'indien montre le besoin de conserver des rapports sociaux de

15 Cela s'observe notamment chez les peuples vivant dans des environnements froids et dont on observe qu'ils consomment une proportion importante de graisse nécessaire à l'assimilation des protéines (Speth et Spielmann 1983).

parenté et de voisinage, et une continuité culturelle car il s'inscrit dans une société dont la fnalité ultime est de se reproduire comme telle, et non d'accumuler. Le trappeur blanc, quant à lui, s'inscrit dans une société qui conçoit l'autonomie de l'économie et la recherche de la maximisation du proft. En défnitive, le trappeur blanc comme le trappeur indien, reproduit sa société dans son activité économique et dans son traitement de l'environnement (Godelier 1984, p.63). Les deux partagent une « rationalité économique intentionnelle ».

L'exemple de Godelier nous signale la tendance de l'OFT à concevoir toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs par la seule recherche d'une maximisation économique, alors même que l'autonomie d'une institution économique pourrait être spécifque à la société occidentale. Il est problématique d'isoler l’économie en tant qu’institution dans une société de chasseurs-cueilleurs car il semble en efet que religion, parenté, économie ou art n'y soient pas clairement dissociés comme c’est le cas dans les sociétés occidentales modernes (Godelier 1984). Cette perspective vient confrmer le constat réalisé par ailleurs que l'économie ne peut pas être vue comme l'essence des chasseurs-cueilleurs (Bird-David 1990 ; Ingold 2000).

2.1.2.4. Un truisme ?

L'OFT partage un caractère de truisme avec les théories fonctionnalistes poussées vers l'extrême.

« Parce qu'elles font dépendre leur explication de la culture d'une potentialité naturelle métamorphosée – instinct, altruisme ou adaptation génétique – qu'elles isolent par induction, toutes ces démarches paraissent condamnées à osciller entre les arguments téléologiques et les propositions tautologiques »

(Descola 2011b, p.44-45)

L'OFT est un modèle en espérance, basé sur des valeurs moyennes supposées, que l'on s'attend à trouver, et qui sont indépendantes de l'état individuel du forager (un représentant caricatural de l'espèce), et qui ne prennent pas en compte la stochasticité de l'environnement.

L'OFT se revendique d'une approche évolutionniste, en raison de ses références permanentes à la sélection naturelle de Charles Darwin (1859). Cependant, plus qu'une théorie de l'évolution, ce néo-darwinisme propose une « adaptivité » (adaptiveness) qui évince la dimension dynamique ou historique d'un processus d'évolution, en suggérant que l'optimisation alimentaire est toujours spontanément une adaptation du comportement. Ainsi, l'OFT présente un état du monde qui est optimal en permanence (Ingold 2000). L'idée d'adaptation optimale, semble en cela être une conception « panglossienne »,

considérant dans un présent sans cesse actualisé que « tout est toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes ».

Maurice Godelier (1984, p.72) rappelle que « dès qu'une société existe, elle fonctionne et c'est une banalité que de dire qu'une variable est adaptative parce qu'elle a une fonction dans un système ». Il cite ensuite Marshall Sahlins qui explique qu'« en tant que principe de causalité en général et de performance économique en particulier, la notion « d'avantage adaptatif » est indéterminée : elle stipule grossièrement ce qui est impossible mais rend acceptable n'importe quoi parmi ce qui est possible. »

Il nous semble que l'OFT fonctionne efectivement bien dans la mesure où elle se limite à être un vernis mathématisant sur du sens commun. Les équations produites par l'OFT paraissent généralement relever du truisme, de la plus grande banalité, et se rapprocher de dictons populaires : « dans l'abondance, pourquoi se priver ? », « faute de grives on mange du merle », « l'occasion fait le larron », « un tien vaux mieux que deux tu l'auras », « il ne faut pas courir deux lièvres à la fois », etc.

Car en efet, c'est un truisme d'afrmer que la chasse chez les chasseurs-cueilleurs répond aux besoins énergétiques de l'être humain, et l'on voit mal ce que l'on pourrait dire de la complexité des relations entre humains et animaux dans tous les contextes ethnographiques de chasseurs-cueilleurs en invoquant ces seuls besoins énergétiques.

Lorsque l'explication évidente n'est pas à portée de main, l'OFT doit alors se rabattre vers la « surenchère scientiste » pour pouvoir justifer de son fonctionnement général. Philippe Descola (2011, p.21) rapporte ainsi une explication d'Eric Ross à propos de stratégies de chasse et de tabous en Amazonie (Ross 1978). Ross écrit que le tabou alimentaire des indiens Jivaro sur le tapir et les cervidés s'explique par l'optimisation. Ces grands gibiers sont plus rares et craintifs, le coût de leur capture est donc élevé. Cependant, le paresseux est également tabou, alors même qu'il est fréquent et facile à tuer. L'explication de Ross consiste à dire que le tabou sur le paresseux existe en raison de l'impact écologique qui lui est associé. Le paresseux, en efet, consomme certains végétaux que dédaignent les autres animaux, et ses excréments favorisent la croissance des arbres qui nourrissent les singes dont se nourrissent les indiens Jivaro, etc. Ce tabou serait donc une sage prévoyance de la part des indiens Jivaro, car ne pas chasser le paresseux permet la régénération de la forêt. Descola nous fait néanmoins savoir que le paresseux ne défèque qu'une fois par semaine, cette simple information remettant en cause l'équilibre d'un édifce logique pour le moins précaire. Ainsi, « c'est donc à la biologie qu'est renvoyée la charge de justifer l'existence d'un phénomène culturel, mais une biologie en partie imaginaire, mélange de téléologie naïve et de spéculations semi-savantes qui évoque plutôt les naturalistes de la Renaissance que l'écologie scientifque » (Descola 2011b, p.23).