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I – Le cadre général de notre méthode

1.6. Précisions concernant les concepts protéiformes d'animisme et de totémismed'animisme et de totémisme

1.6.2. Les animismes

Le concept anthropologique d'animisme est particulièrement ancien puisqu'il pourrait même être le premier de l'histoire de la discipline (Bird-David 1999). Il est d'abord développé par l'anthropologue anglais Edward Tylor dans « Primitive culture » (1871), permettant à l'auteur d'interpréter la variété des cultures et des croyances étrangères à l'Occident moderne comme étant les indices de stades antérieurs d'une évolution religieuse. La théorie de Tylor fait efectivement de l'animisme le terreau de la religion universelle, qui explique l'origine et la succession des principales croyances religieuses de l'humanité : l'idée de l'âme distincte du corps, le culte des morts et des ancêtres, la croyance aux esprits, puis à des divinités supérieures, et enfn à un Dieu unique. Pour Tylor, la quasi-totalité des croyances

traversant des cultures à tous niveaux de civilisation sont des dérivations psychologiques de la notion universelle d'âme. La croyance à l'existence d'un principe animique vital détachable du corps est le résultat de la perception de certains phénomènes (rêve, maladie, mort notamment). Il n'existe pas exactement chez Tylor une succession linéaire et déterminée de stades évolutifs qui apparaitraient après la gestation des premières croyances animistes. En efet, les diférentes ramifcations de l'animisme (jusqu'au polythéisme et au monothéisme) sont, d'après Tylor, déjà repérables en germe chez les « populations primitives ». Bien qu'une pensée évolutionniste soit assumée, il existe donc néanmoins une diversité culturelle à l'intérieur de l'animisme (Rosa 2003).

Pour Tylor (1871), l'animisme implique que l'on « considère que des êtres spirituels afectent ou contrôlent les événements du monde matériel, ainsi que la vie humaine ici bas et dans l'au-delà. Ces êtres étant censés entretenir des relations avec les hommes, et éprouver du plaisir ou de la peine de leurs actions, la croyance en leur existence mène naturellement, et on pourrait dire inévitablement, tôt ou tard à une attitude de vénération ou de sacrifce. Ainsi, l'animisme dans son plein développement inclut la croyance en des entités spirituelles et en leur existence post mortem, en l'existence de divinités manipulatrices et d'esprits subordonnés, et cette doctrine résulte pratiquement dans une sorte de sacralisation positive » (Tylor 1871, p.426-427, cité et traduit par Charbonnier 2015).

La défnition de Tylor ofre une place importante à la psychologie, davantage qu'à la sociologie, (Charbonnier 2015) et s'intéresse plus précisément aux qualités de l'esprit humain, et à leurs diférents stades de développements, depuis la pensée primitive jusqu'à la pensée moderne.

En tant que tel, l'animisme se réfère à une compréhension erronée de la réalité, prêtant aux peuples colonisés des représentations enfantines. Car en efet, pour Tylor, c'est « l'indisponibilité du concept de nature objective qui intervient comme critère de distinction entre la pensée primitive et la pensée moderne » (Tylor 1871, p.40, cité et traduit par Charbonnier 2015), et « l'idée d'une distinction psychique entre l'homme et l'animal, qui prévaut dans le monde civilisé, n'existe pas chez les races inférieures » (Tylor 1871, p.469, cité et traduit par Charbonnier 2015).

Tylor a développé ce concept dans une ambiance intellectuelle de revendication de la science matérialiste comme seule possibilité d'accéder à la connaissance réelle du monde, faisant de l'animisme un sous-développement cognitif et une vision équivoque de la réalité, sous l'infuence de l'évolutionnisme de son époque. Cette défnition de l'animisme selon Tylor, a été peu employée par l'anthropologie pendant la centaine d'années qui a suivit l'abandon de l'évolutionnisme. Pour autant, c'est cette défnition qui transparaît jusqu'à récemment dans la plupart des défnitions qui peuvent être données du terme dans la littérature « grand-public » comme académique (Bird-David 1999).

Un réemploi récent du concept d'animisme est à souligner chez diférents auteurs (Bird-David 1999 ; Ingold 2000 ; Descola 2005 ; etc.). Cette nouvelle utilisation de la notion se fait toutefois dans un sens très éloigné de celui de Tylor (voir Partie 2, 1.3. « Un animisme social »). Comme nous l'avons évoqué, pour Descola, l'animisme se défnit par la généralisation aux non-humains d’une intériorité de type humain combinée à la discontinuité des physicalités corporelles (Descola 2005). C'est un régime ontologique dans lequel les humains imputent une intériorité identique à la leur à des non-humains (voir partie 2, 2.2.1. « L'animisme »).

Il semble exister une mise en relation, voire la supposition d'une équivalence, entre animisme et chamanisme chez certains auteurs (et parfois des préhistoriens, voir partie 4, 1.1.4. « Chamanisme et animisme des Préhistoriques »). Il s'agit dans ce sens d'un éloignement manifeste vis-à-vis de la défnition que Descola donne de l'animisme. En efet, l'idée de chamanisme se détache des questions ontologiques de divers « jugements d'identité » possible à propos des existants pour se préoccuper d'une forme sociale particulière.

Car en efet, le chamanisme implique avant tout la présence de chamans, donc d'hommes supposément dotés de certains pouvoirs, des spécialistes, qui se distinguent d'autres individus qui sont profanes. Toutefois, défnir un mode d'identifcation, ou même une religion, sur cette seule base paraît délicat. En efet, « l'expression de « chamaniste » appliquée à une religion pour en défnir la spécifcité pourrait paraître aussi cocasse que celle de « prêtriste » appliquée aux nôtres » (Testart 2016, p.328).

Si le chamanisme est vu comme une religion impliquant des individus choisis qui communiquent avec des puissances surnaturelles et utilisent de techniques d'extase, cette défnition donne un rôle démesuré du chaman dans une société et dans son idéologie. Or, le rôle sociologique du chaman est très variable dans l'animisme.

« C'est comme si l'on décrétait l'unité du brahmanisme, de la religion grecque et du christianisme au prétexte que l'on y trouve la fgure centrale d'un prêtre, instrument d'une médiation liturgique avec le divin qui marque un sacrifce réel ou symbolique. Or, dans l'Amérique indienne à tout le moins, la part prise par les chamanes dans la gestion des rapports avec les diférentes entités qui peuplent le cosmos peut être tout à fait négligeable.» (Descola 2005, p.43)

En efet, dans les collectifs animistes, la plupart des relations aux animaux ne passent pas par l'intermédiaire d'un chaman, et chacun a accès à une relation sociale avec les non-humains (Descola 2005). Les sociétés d'indiens d'Amérique du nord ou les Inuit n'ont ainsi jamais été décrites comme « chamaniques », car la plupart des hommes ont les pouvoirs d'accéder au surnaturel (grâce notamment à des visions d'animaux en rêve) (Testart 2016). Les chamans y ont une spécialité de guérisseur, mais

n'interviennent pas dans les grandes cérémonies religieuses : « ces religions ne sont donc pas chamaniques bien qu'elles aient des chamans » (Testart 2016, p.329).

Inversement, on peut trouver des chamans et du chamanisme dans des collectifs dont le régime ontologique n'est pas animiste. En Sibérie, un chamanisme propre aux peuples paléo-asiates se distingue d'un chamanisme des peuples altaïques. Or, ces deux versions du chamanisme montrent des schémas relationnels très distincts, le premier étant hétérarchique et le deuxième hiérarchique. Ainsi, l'un paraît relever d'un animisme orthodoxe alors que l'autre est largement infuencé par l'analogisme (Stépanof, comm. orale).

Parfois encore, le chamanisme est supposé être un trait distinctif des chasseurs-cueilleurs. Or, il a été observé que le chamanisme de Sibérie concerne des éleveurs tout autant que des chasseurs-cueilleurs (Testart 2016 ; Hamayon 1990). En Amazonie, à part quelques peuples rares, le chamanisme concerne des horticulteurs (Descola 2005, Testart 2016). Ainsi, cette généralisation pourrait constituer « une thèse aberrante : tous les chasseurs-cueilleurs auraient à peu près le même type de religion, que l'on appellera, selon les goûts, « animiste » ou « chamanique ». Le premier qualifcatif ne veut pas dire grand-chose si l'on entend par là la croyance en des esprits, laquelle est probablement de toutes les religions […] et ne saurait donc qualifer aucune religion en particulier » (Testart 2016, p.328).

Il nous semble efectivement que si le chamanisme n'est pas défni par la présence de chamans, mais par un concept fou et global se rapprochant de l'animisme, c'est exclusivement dans le sens d'un animisme au sens de Tylor, et aucunement un animisme ontologique comme il est défni par Descola.