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Des espèces bonnes à manger et des espèces bonnes à penser

IV – Un naturalisme encombrant

4.1. Les espèces animales comme voie d'accès à la relation entre humains et animauxà la relation entre humains et animaux

4.1.1. Des espèces bonnes à manger et des espèces bonnes à penser

Les espèces animales ofrent ainsi un outil permettant une discussion scientifque entre les deux spécialités de l'archéozoologie et l'étude de l'art. Chaque spécialité peut alors produire des données chifrées sur la base des espèces animales. Cette approche afnée des relations entre humains et animaux peut toutefois se trouver « rattrapée » par le naturalisme dans la mesure où la série des espèces animales peut constituer un terrain dans lequel des postures anthropologiques divergentes trouvent à se reconstituer. Ainsi, reprenant la célèbre formule de Lévi-Strauss, des espèces animales sont décrétées fondamentalement « bonnes à manger » par les spécialistes de l'archéozoologie car elles constituent la base économique, alors que d'autres sont supposées fondamentalement « bonnes à penser », puisqu'elles sont souvent fgurées31.

Dans cette perspective, le renne fait souvent fgure de preuve. En efet, l'absence relative du renne dans l'art pariétal et sa présence importante dans l'économie alimentaire pourrait signer la nécessité de concevoir cet animal comme une ressource purement matérielle, dédiée aux besoins techniques et nutritifs. Le renne est une espèce incontournable de la « sphère économique », puisqu'il constitue le

31 « On comprend enfn que les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que « bonnes à manger » mais parce que « bonnes à penser » » (Lévi-Strauss 2008, p.533). Cette formule va largement essaimer jusqu’à aujourd’hui dans la littérature dédiée à l’archéologie préhistorique : Letourneux 2003 ; David et Karlin 2003 ; Pétillon et Letourneux 2006 ; Bignon 2007, etc.

gibier majoritaire d'une grande partie des gisements magdaléniens, et que ses bois fournissent de la matière particulièrement utile à l'industrie (ainsi que des tendons, de la fourrure, etc.) « Parmi les animaux chassés, c’est celui qui ofre un rapport économie/investissement le plus remarquable » (David et Karlin 2003, p.294). Venant confrmer cette appartenance à la « sphère économique », le renne pourrait être discret dans une « sphère symbolique » car il est peu représenté dans l'art pariétal. L'art pariétal est efectivement une activité perçue comme centrale dans le symbolisme des sociétés du Paléolithique supérieur, et semble être classiquement associée au « sacré » qui s'oppose à des activités plus « profanes » (Bon 2009), les grottes ornées étant assimilées à des sanctuaires. En efet, « lorsque l’on pénètre à Lascaux, la première impression est la majesté d’un sanctuaire, impression analogue à ce que l’on ressent dans la crypte peinte d’une basilique » (Leroi-Gourhan 1948). Le renne serait donc un animal peu prestigieux et extérieur au domaine symbolique. Ceci y compris dans une perspective de magie de la chasse :

« Le renne joue donc un rôle peu important dans l’art pariétal, même à l’époque magdalénienne, où l’animal abondait le plus. Pourquoi ? Sans doute parce que ce gibier […] ne nécessitait aucune magie, aux yeux des Paléolithiques. Ce gibier inintelligent, médiocrement agile, se prenait si aisément, aux époques de passage, que point n’était nécessaire de magie pour cela. 32 »

(Breuil 1941, p.371-372)

Si le renne est une espèce « bonne à manger », il devrait donc, dans cette même logique, exister des espèces « bonnes à penser ». Le cheval ou le bison sont le plus souvent proposés, les chifres montrant leur prégnance dans les fgurations des grottes (Leroi-Gourhan 1964a, 1965 ; Sauvet et Wlodarczyk 1995 ; etc.). Pour certains, un « âge du cheval » sur le plan symbolique viendrait même défer « l'âge du renne » puisant sa défnition dans l'importance économique de cet animal pour défnir le Paléolithique supérieur. Ainsi, « si le Paléolithique supérieur a parfois été appelé « l’âge du Renne », c’est plutôt d’un « âge du Cheval » qu’il faudrait parler du point de vue artistique » (Sauvet et Wlodarczyk 2001, p.225). Cette manière de partager la série des espèces animales dans les deux cases présupposées de l'économique et du symbolique refète un dualisme caractéristique du naturalisme qui oppose un domaine explicable par des lois naturelles et un autre qui le serait par les lois de la culture humaine. Ce

32 Dans la même veine interprétative, mais issu de l'anthropologie anglo-saxonne plus récente : « Reindeer is rarely depicted, as its herding nature and ease of killing did not need sympathetic magic, a concept more applicable to large, less gregarious red deer, horse and aurochs whose paintings dominate Lascaux » (Gordon, 1988, p.83). Traduction : « Le renne est rarement fguré dans la mesure où sa nature grégaire et la facilité de son abattage n'impliquent pas la nécessiter d'utiliser de magie sympathique, qui est un concept concernant davantage des animaux plus grands et moins grégaires, comme les cerfs, les chevaux et les aurochs, qui sont représentés en majorité à Lascaux. »

type de classement présuppose qu'il existait au Magdalénien une distinction forte entre une « sphère matérielle » indépendante d'une « sphère symbolique ». L'une serait défnie par des restes osseux à considérer comme des « écofacts » à la lisière de la nature, et l'autre serait représentée par l'art pariétal et ses symboles extérieurs à la nature. Une telle vision des choses semble toutefois résulter d'une posture théorique, et lorsque l'on analyse les assemblages archéologiques en détail, le constat s'avère diférent. En efet, on s'aperçoit alors que le renne est important dans la parure corporelle (l'emploi de ses incisives notamment, Poplin 1983b, Ladier et Welté 1994, Taborin 2004, Costamagno et al. sous presse, etc.), comme dans l'art mobilier (Leroi-Gourhan 1964a), qui sont des domaines ofrant une dimension symbolique indéniable. Par ailleurs, la boucherie elle-même, y compris celle concernant le renne, montre des indices de ritualisation au Magdalénien (Costamagno et David en 2009 ; Kuntz et

al 2016). Enfn, le renne n'est pas l'objet de chasses spécialisées dans la plupart des contextes

magdaléniens, et se trouve généralement associé à de nombreux autres gibiers dans les tableaux de chasse (Costamagno 1999, 2003 ; Bignon 2007 ; Kuntz et Costamagno 2011), ce qui tend à minimiser son importance dans le domaine économique. Ainsi, l'attribution des espèces à un domaine ou un autre résulte avant tout de l'exercice imposé de faire entrer des faits archéologiques dans les cases présupposées de la nature ou de la culture. Et même à propos du renne, un retournement de la hiérarchie des facteurs est toujours envisageable. Ainsi, pour Leroi-Gourhan, « si une grotte ornée ne comporte aucun renne peint ou gravé, cela peut signifer des choses diamétralement inverses : qu’on ne se préoccupait pas du renne parce qu’il n’y en avait pas ; ou qu’on le considérait comme le pain quotidien et qu’on n’en tenait pas compte dans les compositions artistiques ; ou bien, enfn, que le renne était la divinité principale et qu’on la gardait en secret » (Leroi-Gourhan 1982, p.29). La rareté du renne dans l'art pariétal et son abondance dans les assiettes pourront donc être envisagées dans un sens ou dans l'autre, inversant la hiérarchie des facteurs, faisant passer l'espèce du « bon à manger » au « bon à penser » . La question des espèces semble ainsi reproduire le motif d'une opposition entre nature et culture sans parvenir à trouver une articulation claire, étant toujours à la merci d'un renversement de la hiérarchie des déterminants dans un sens ou dans l'autre. La même interrogation, emblématique de cette opposition entre nature et culture, revient sans cesse, comme un horizon indépassable : « les animaux sont-ils d'abord bons à manger ou d'abord bons à penser ? »