• Aucun résultat trouvé

II – L'anthropologie de la nature de Philippe Descola

2.5. Technique et historicité

Pour Descola, « les cultures et les civilisations font preuve d’une remarquable permanence lorsqu’on les envisage du point de vue des visions du monde, des styles du comportement et des logiques institutionnelles qui signalent leur caractère distinctif » (Descola 2005, p.497). Et, « dans le domaine des innovations techniques comme dans l’évolution historique en général, ce n’est pas tant le mouvement qu’il faut expliquer, c’est la stabilité » (Descola 2005, p.527). Or, cette stabilité et cette permanence pourraient trouver une explication dans l'obstacle que peut constituer la « résistance ontologique ». En efet, ce qui pourrait être perçu comme un progrès technique peut être refusé en raison d'incompatibilités entre ce qu'implique certaines techniques en termes de relations entre les existants et les modes d'identifcations adoptés par les groupes.

Ceci peut être illustré, par exemple, par la résistance qu’ont manifestée, à la fn du XIXe siècle, les Eskimos Yup’it d’Alaska, qui étaient des chasseurs de caribou, lorsqu’on a voulu leur faire adopter l’élevage du renne de Sibérie (soit Rangifer tarandus, dans les deux cas).

«[...] la disponibilité d'un animal domesticable n'aboutit pas nécessairement à sa domestication, toute innovation technique relevant d'un choix, c'est-à-dire de l'opportunité de retenir ou d'exclure certaines options selon qu'elles apparaissent compatibles ou non avec les autres éléments du système au sein duquel la technique doit s'intégrer. »

(Descola 2005, p.514)

En Amazonie, on observe une cohabitation des populations animistes avec des animaux familiers. Les petits du gibier tué à la chasse ou les oisillons sont régulièrement recueillis (paca, agouti, acouchi, cabiai, pécaris, tapir, oiseaux terrestres...). En revanche, la frontière de la domestication proprement dite n'est jamais franchie : il n'existe pas de reproduction contrôlée ni de sélection qui pourrait mener à une transformation des caractères spécifques. Cet état n'est pas lié à une impossibilité qui serait intrinsèque aux caractéristiques des espèces animales en question, car il existe aujourd'hui des élevages intensifs d'agoutis, cabiai, pécaris pour la viande (au Vénézuela, par exemple).

Ces animaux recueillis par les populations animistes constituent des sources potentielles de viande mais ne sont jamais tués pour la nourriture (sauf dans le cas de rites particuliers). Ceci car la relation de domination de l'animal, et même de protection qu'implique la pratique de la domestication nécessite un rapport hiérarchique contraire au mode d'identifcation animiste. Ainsi, «l'animal n'est pensable dans l'Amérique du sud tropicale que comme le sujet indépendant et collectif d'un rapport égalitaire de

personne à personne » (Descola 2005, p.523). Les populations amazoniennes rejètent la domestication en raison de l'impossibilité de transformer leur schème de relation à l'animal.

On observe qu'il est plus facile d'adopter un objet technique nouveau que d'inventer une nouvelle relation technique. Ainsi, le métal, les armes à feu, ou les tronçonneuses sont acceptées par les mêmes populations animistes qui en font un usage identique aux anciens objets techniques qu'ils ont remplacés. De la même manière, il paraît plus simple pour les amérindiens de domestiquer des animaux venus d'ailleurs que du gibier local, car ces animaux étrangers, introduits par des populations naturalistes, possèdent un statut diférent à leur arrivée (plus proche de l'objet que de la personne),

La distribution en quatre modes d'identifcation peut donner l'impression d'une mise en place de « types idéaux » immuables. La question du changement historique et de la mutation des ontologies sur la longue durée est toutefois abordée dans le dernier chapitre de « Par-delà nature et culture ». Pour Descola, une des conditions de transformation est le remplacement d'un schème dominant. La hausse d'un mode mineur de relation au sein d'un collectif entraîne progressivement une refonte de l'identifcation. Autrement dit, c'est la relation qui peut faire basculer l'identifcation.

« Dans bien des cas, il semblerait […] que la généralisation d'une relation auparavant secondaire, en réorientant les interactions entre les composantes du monde, ouvre la voie à des innovations techniques qui renforcent en retour l'emprise des nouveaux rapports dominants sur les pratiques et les façons de concevoir. »

(Descola 2005, p.498)

Descola, pour illustrer son propos, prend l'exemple de sociétés sibériennes entretenant des rapports divers avec l'élevage. La frange septentrionale de la Sibérie est à dominante animiste, et l'on y trouve des chasseurs de renne, pratiquant parfois une semi-domestication (les Tchouktches de la Sibérie Nord-Orientale, par exemple). Dans cette zone on observe des relations égalitaires entre des collectifs de personnes humaines et non-humaines, ce sont des échanges avec « le maître des rennes sauvages » qui régissent le fonctionnement de la chasse.

La Sibérie méridionale à l'inverse montre une dominante analogique qui implique des relations verticales de diférenciation (chez les Bouriates méridionaux, par exemple). Dans cette zone, on implore « le maître des rennes domestiques » et on pratique des sacrifces.

Une série de petites transformations sont observables à mesure que l'on descend vers le sud qui font passer de l'animisme à l'analogisme (les Exirit-Bulagat, par exemple, montrent un mélange d'animisme et d'analogisme).

«[...] la prédominance progressive de l’élevage va de pair avec la mise en place d’un rapport vertical de domination protectrice – de l’homme sur l’animal domestique, des ascendants humains sur leurs descendants et d’un géniteur mythique de la tribu sur ses membres et leurs

troupeaux – qui contraste fortement avec les relations égalitaires entre personnes humaines et non humaines caractéristiques de la Sibérie du Nord. »

(Descola 2005, p.508)

Et, de la même manière que la vie des animaux se place progressivement dans la dépendance des hommes en allant vers le sud de la Sibérie, le sort des humains se place dans la dépendance des ancêtres et des divinités.

Descola propose que la modifcation contrainte des stratégies de subsistance (en raison de migrations sous la pression d’envahisseurs ou de voisins belliqueux, de la transformation d’un écosystème, etc.) puisse avoir pour conséquence d'occasionner des mutation progressives dans les relations entre les existants. Ainsi, « ce n’est pas le progrès technique en soi qui transforme les rapports que les humains entretiennent entre eux et avec le monde, ce sont plutôt les modifcations parfois ténues de ces rapports qui rendent possible un type d’action jugé auparavant irréalisable sur ou avec certaines catégories d’existants » (Descola, p.525).

En efet, pour Descola, toute technique est une relation, un rapport avec une catégorie d'existant dans le monde. Ainsi, « l'évolution technique pourrait dès lors être envisagée, non pas comme une complexifcation graduelle des outils et des processus de transformation, mais comme une série restreinte et plus ou moins cumulative d'objectivation de relations nouvelles » (Descola 2005, p.526). Les objectivations de relations nouvelles que sont l'instrumentalisation, le stockage des aliments, l'écriture, et la spécialisation sont des ruptures dans le rapport à la matière, mais qui ne supposent par ailleurs pas de changement nécessaire dans les conditions sociales et économiques (à l'exception du stockage).

En défnitive, pour répondre à la question « pourquoi tel fait social, telle croyance, tel usage sont-ils présents ici et non là ? » (Descola 2005, p.533), il faut envisager les rapports de compatibilités et d'incompatibilités entre les modes d'identifcation et les modes de relations. En efet, l'identifcation précède la relation, mais les mutations dans les relations peuvent faire basculer l'identifcation. Ce basculement entraînera, à son tour, un ensemble de relations nouvelles et conformes avec le nouveau mode d'identifcation.

« On peut détruire de mille manières, on ne reconstruit jamais qu'avec les matériaux disponibles et en suivant le nombre limité de plans qui respectent les contraintes architectoniques propres à n'importe quel édifce. Tout le reste, ce qui attire l'œil au premier regard et entretient le plaisir de la diversité, n'est qu'ornementation. »