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I – Quelques déambulations sur le territoire d'une écologie symbolique

1.4. Perspectivisme et multinaturalisme

Dénonçant la démarche anthropologique qui serait basée sur le mythe fondateur de narcisse, et qui chercherait à se voir soi-même en observant l'Autre, Eduardo Viveiros de Castro propose une approche volontairement « décolonisée » qui revaloriserait les styles de pensée propres aux collectifs étudiés par l'anthropologie. Remettant en question l'anthropocentrisme occidental, qui présente l'homme comme un animal central auquel aurait été attribué un univers, et des non-humains qui seraient « pauvres au monde » selon l'afrmation heideggérienne (Heidegger 1992), il propose de s'appuyer sur certaines formes de pensée amérindiennes, et se pose notamment la question de ce que la métaphysique cannibale du modèle animiste amazonien peut apporter à l'anthropologie (Viveiros de Castro 2009).

En mobilisant les travaux philosophiques de Leibniz, Nietzsche, Deleuze et Guattary, Viveiros de Castro élabore le concept de perspectivisme (Viveiros de Castro 1992, 1996, 1998a, 2009) pour rendre compte de conceptions documentées chez les Araweté, et plus largement dans les cultures Tupi-Guarani d'Amazonie. Le perspectivisme est défni comme une confguration particulière dans la distinction entre humains et non-humains, confguration qui ne peut pas être réduite à l'opposition de l'Occident moderne entre nature et culture.

Ce perspectivisme se base en premier lieu sur les mythes amérindiens qui rapportent l'existence d'un temps pendant lequel les diférentes entités du cosmos partageaient une condition humaine originelle et étaient capables de communiquer ensemble. A un moment, variable selon les mythes, les êtres se sont divisés et diférenciés par des traits physiques et comportementaux, devenant des espèces animales, végétales, des artefacts, etc. Certaines manifestations (le chamanisme, la chasse, les rêves, etc.) sont cependant capables de révéler dans les animaux, les objets ou les esprits, la conservation d'une forme humaine intérieure. Les apparences extérieures non humaines sont dès lors conçues comme une peau ou un costume qui cache un intérieur humain.

Chez de nombreux peuples amérindiens, existe une « clause » supplémentaire à cette idée d'une intériorité humaine partagée par tous : la perception que chacun a des autres est liée à sa position propre en tant qu'observateur. Le corps de chaque existant détermine un point de vue spécifque sur le

monde, et le monde se compose d'une multiplicité de points de vue. Dans le cadre des cosmologies perspectivistes, alors qu'ils sont vus comme des animaux par les humains, les animaux se voient eux-mêmes comme humains, et ils voient les humains comme étant des animaux.

« Dans des conditions normales, les humains voient typiquement les humains comme des humains, les animaux comme des animaux, et les esprits (s'ils les voient) comme des esprits ; or les animaux (prédateurs) et les esprits voient les humains comme des animaux (proies), tandis que les animaux (proies) voient les humains comme des esprits ou comme des animaux (prédateurs). En retour, les animaux et les esprits se voient comme des humains ; ils se perçoivent comme (ou deviennent) anthropomorphes quand ils sont dans leurs maisons ou dans leurs villages, et appréhendent leurs comportements et leurs caractéristiques sous une apparence culturelle »

(Viveiros de Castro 1998b, p.431)

Pour de nombreux peuples amazoniens (chez les Wari' par exemple), alors qu'il est manifeste que le jaguar dévore sa proie crue, il est prétendu qu'il ramène du gibier à la maison après la chasse pour que sa femme le cuisine. Ces populations ne sont pas plus crédules que d'autres, mais afrment que c'est la manière dont le jaguar se perçoit lui-même. Il paraît dès lors, difcile de considérer que la culture humaine puisse être opposée à la nature pour eux, puisque l'ensemble des pratiques sociales des humains sont attribuées aux animaux. La vie des non-humains est ordonnée par les mêmes valeurs que celle des humains : ils chassent, pêchent et font la guerre. Mais les choses qu'ils perçoivent sont diférentes en raison du corps spécifque qui détermine leur point de vue sur le monde : ils voient les humains comme des animaux (proies ou prédateurs selon leur position dans la chaîne trophique) le jaguar voit le sang comme de la bière de manioc, le vautour voit ses plumes comme des parures, etc.

Les animaux se voient comme des personnes, et le concept de personne, ou plus précisément de « centre d'intentionnalité », est donc supérieur au concept d'humain. L'humanité est à concevoir comme une relation, et non pas comme une substance. Le perspectivisme s'applique toutefois rarement à tous les animaux, et il se focalise plus particulièrement sur les grands prédateurs (et charognards) et les proies principales. Il concerne fondamentalement les statuts de prédateur et de proie. La capacité d'occuper un point de vue est une question de degré, de contexte, de position plutôt qu'une propriété distinctive de telle ou telle espèce. Cette conception est directement connectée à l'écologie et à la chaîne trophique (plutôt qu'à une classifcation biologique des espèces qui procèderait de la phylogénie, puisque l'humanité est l'origine commune des diférents existants).

Alors qu'en Occident, connaître c'est rendre objectif et donc séparer l'objet du sujet, dans le perspectivisme amérindien, connaître c'est personnifer, prendre le point de vue de ce qui doit être connu. Le chamanisme amérindien s'emploie donc à traverser les barrières corporelles entre espèces pour mieux administrer les relations, il consiste en un art politique élargi aux non-humains. Comme

chez Bird-David, la réalité est ici conçue comme un réseau de relations, à la diférence que cette multiplicité n'est pas nécessairement le maintien d'un lien généralisé, mais peut également se concevoir sous la forme d'un confit généralisé.

Viveiros de Castro considère en efet que la prédation est la modalité prototypique de la relation dans les cosmologies amérindiennes (Viveiros de Castro 1992). Le chasseur doit apprendre à voir comme ceux qu’il combat. Il apprend à être en afnité avec l’ennemi, humain ou animal, et devient un afn. La consommation en commun du corps de l’ennemi capturé et tué est alors une pratique ritualisée, qui prend sens dans ce perspectivisme, pour pouvoir intégrer en soi le point de vue de l’ennemi. L'ensemble des dimensions de la vie sociale semble éclairé par le schème prédateur : les formes de parenté, les hiérarchies sociales, les relations aux groupes voisins, etc., jusqu'à la formation de l'identité individuelle, le « cogito cannibale ».

Viveiros de Castro explore à la fois les implications du perspectivisme en tant que concept dans l'ethnologie amérindienne, et dans la théorie anthropologique. Il souligne le contraste entre le multiculturalisme occidental qui suppose une unicité de la nature et une multiplicité des cultures, et un multinaturalisme amérindien qui suppose une unité de l'esprit et une diversité des corps (la culture se rapporte alors à l'universel, et la nature au particulier). En conséquence, dans une pensée perspectiviste, il n'existe pas un « monde naturel réel » et des représentations culturelles diverses que l'anthropologue pourrait comparer de sa vision surplombante et objective. Dans une optique perspectiviste, l’indigène et l’anthropologue deviennent plutôt des afns, dont les perspectives sont en confrontation et ne sont pas des représentations d’une même chose. Ainsi, le cannibalisme devient une véritable théorie sur le monde, une métaphysique (Viveiros de Castro 2009), qui pourrait contribuer à un renouvellement théorique de l'anthropologie en instaurant un cadre général permettant de penser la symétrie des regards, la multiplicité des régimes, le « plurivers »41.

41 Il nous paraît ici nécessaire de citer le travail de Patrick Pérez (2010) qui a été une de nos sources pour réaliser cette synthèse.