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2 – Un classique de la tradition analytique: Philippa Foot

La question du double effet reçu de manière détournée un regain d’intérêt dans les années soixante-dix, notamment à propos de deux sujets: l’euthanasie et l’avortement. C’est à propos de ce dernier sujet que Philippa Foot écrivit en 1967 un article qui fit date3

.

Selon Philippa Foot, la doctrine de l’acte à double effet repose sur une distinction: celle de la prévision et de la projection, soit celle entre ce qu’un agent prévoit comme conséquences de son action et ce qu’il projette au sens strict, soit ce qu’il vise comme fins et comme moyens au service de ces fins. Par exemple, on projette comme moyen d’enfermer un dangereux psychopathe afin d’assurer notre fin qui est la sécurité. Cette fin, même si on peut la regretter,

est voulue comme moyen. Par contre, on ne projette pas, au sens strict, les conséquences prévues de nos actions volontaires si elles ne sont ni des fins ni des moyens mais simplement des éléments conjoints. Cette distinction rejoint pour Foot celle de Bentham entre «intention oblique» et «intention directe». L’expression «double effet» désigne donc bien les deux effets présents dans une action: celui qui est voulu comme fin ou comme moyen, celui qui est prévu mais aucunement désiré. Dès lors, la «doctrine de l’acte à double effet» est une thèse selon laquelle il est parfois permis de provoquer par une intention oblique ce que nous ne serions pas autorisés à poursuivre de manière directe. L’intérêt de la doctrine est alors de nous aider parfois, à trancher les cas difficiles.

L’analyse de Philippa Foot consistera à mettre en parallèle différents cas classiques de la philosophie ayant des conclusions différentes quoique semblant assez proches. Par exemple, pourquoi est-ce que d’un côté on accepte qu’un médicament rationné soit préférentiellement délivré à cinq personnes ayant chacune besoin d’un cinquième de la dose pour survivre plutôt qu’à une seule personne ayant besoin de toute la dose, alors que d’un autre côté on refuse de sacrifier une personne pour faire sur elle des expérimentations médicales permettant d’en sauver cent? Certes, le premier cas consiste à déterminer combien de personnes nous allons sauver, alors que le second consiste à tuer une personne pour en sauver cent. La distinction entre prévision et projection permet de distinguer qu’il y a entre les deux exemples des intentions de nature différentes: il y a intention oblique de tuer dans le premier cas alors qu’il y a intention directe de tuer dans le second.

Ainsi, la position de Phillippa Foot, en faisant une distinction entre intention directe et intention oblique, pourrait permettre d’avancer une différence morale entre prendre des civils pour cibles et savoir que des civils mourront suite à l’attaque d’une cible militaire. Le premier constituerait clairement un crime de guerre, le second serait conditionnel à la conception de l’intention qu’on souhaite admettre comme condition à la responsabilité.

I.3 - L’intention «oblique» ne disqualifie pas toute responsabilité: Walzer

Walzer est l’auteur qui envisage le double effet dans un contexte de guerre. Il remarque notamment que les non-combattants se trouvent souvent mis en péril par des attaques qui, bien que ne les visant pas directement, se déroulent tout près d’eux. Walzer fait remarquer que seuls des affrontements ayant lieu sur mer ou dans le désert ne sont pas susceptibles de mettre

des civils en danger. Ce qui est requis dans ce cas n’est pas l’arrêt des opérations, mais des précautions supplémentaires afin de limiter les risques encourus par les civils. Walzer ne précise cependant ni la nature ni l’étendue adéquate de ces «précautions supplémentaires». Il s’agit surtout, pour lui, de faire un ratio contextuel entre les exigences militaires et le respect de droits des civils. Ainsi: «le double effet est un moyen de concilier l’interdiction absolue d’attaquer les non-combattants et la poursuite légitime de l’intérêt militaire»4

. Dans le cadre d’une pensée de la guerre juste, l’argumentation susceptible de justifier un acte à double effet se présente selon quatre critères:

1- Il s’inscrit dans une guerre elle-même juste

2- L’effet direct est moralement acceptable selon les critères de la guerre juste

3- L’intention de celui qui agit est bonne, c’est-à-dire qu’elle ne vise que des effets acceptables, l’effet conjoint n’est poursuivi en lui-même ni comme fin ni comme moyen

4 - Le bon effet qui résulte de l’acte compense le mauvais selon la règle de proportionnalité

Le critère déterminant de cette argumentation est selon Walzer le troisième critère: ce qui fait la valeur morale de l’acte à double effet est que l’intention qui y préside ne poursuit que l’effet moralement acceptable. Ce critère se rapproche de celui de Philippa Foot, et reste pertinent hors du contexte de réflexion sur la guerre juste. On pourrait très bien poser qu’en général, les effets conjoints d’un acte sont acceptables pour autant que la fin visée dans l’intention le soit.

Cependant, Walzer n’expose cette argumentation que pour la critiquer. Elle comporte selon lui l’effet pervers de permettre de tout justifier, et de se laver les mains en toute bonne conscience des conséquences tragiques des décisions prises. Or, il est trop facile pour Walzer de s’exonérer sous prétexte que la mort des civils ne fait pas l’objet d’une intention directe. Si l’on ne veut pas voir toute forme de moralité se dissoudre dans le principe du double effet, il convient d’introduire des limitations supplémentairesau troisième critère. Ainsi, il n’est pas suffisant moralement qu’une bonne intention vise l’effet acceptable, il faut encore qu’elle considère la réduction des maux conjoints. Tout acte à double effet doit donc contenir une double intention. Le troisième critère est alors reformulé comme suit :

comme moyen; et conscient des maux introduits par l’effet conjoint, l’auteur cherche à les réduire au minimum tout en acceptant pour lui-même le prix à payer

Ainsi, on n’est pas tenus, pour Walzer, de renoncer à un acte parce que nous savons que certains de ses effets auront des conséquences négatives. Il n’est pas possible, en temps de guerre, de réduire à zéro les risques encourus par les civils et un commandement n’est pas non plus tenu de renoncer à l’attaque d’une cible militaire parce que des civils se trouvent à proximité. Par contre, on attend de ce commandement qu’il se préoccupe de la vie des innocents, et soit prêt à risquer la vie de ses hommes pour réduire les dangers encourus. Par exemple, s’il conçoit la nécessité militaire de détruire un bâtiment par un bombardement, «accepter le prix à payerpour soi-même » pourra se traduire dans le choix d’un bombardement à très basse altitude afin de minimiser les risques de destructions d’habitations ou encore mieux d’envoyer des commandos pour détruire la cible à l’explosif. Pour rester moralement acceptable, un acte à double effet doit donc s’engager dans la protection – certes toute relative – des civils. Jusqu’où un commandement doit-il alors aller dans la prise en compte des effetsconjoints ? Le degré d’engagement personnel attendu dans la protection des civils reste dépendant du contexte de l’attaque et du contexte général de la guerre, et c’est ici que nous retrouvons le cadre de la guerre juste: plus la destruction de la cible constituera une exigence militaire dans le cadre d’une guerre juste, plus on sera moralement autorisé, pour Walzer, à faire courir des risques aux innocents.

Un acte à double effet appuie donc sa justification sur deux éléments: la volonté des militaires de réduire les risques imposés aux civils et la prise en compte du contexte moral de l’intervention. Dans ce cadre, choisir de faire courir un plus grand péril aux civils peut parfois apparaître comme «la moins mauvaise des solutions». Walzer cite à l’appui le cas du raid de 1943 sur Vemork, site de production d’eau lourde de la Norvège occupée. Particulièrement sensibles au sort de leurs concitoyens, les soldats norvégiens optèrent pour la solution la plus risquée pour eux-mêmes: le sabotage de l’usine par un commando. Une première tentative échoua et coûta la vie à trente-quatre hommes. La seconde réussit étonnamment sans aucune perte humaine. Plus tard, lorsque la production d’eau lourde repris dans l’usine, les américains optèrent pour un bombardement du site, qui coûta la vie à vingt-deux civils. Walzer remarque alors que dans ce cas le double effet «justifie l’attaque aérienne»5

. Ainsi, Walzer semble considérer qu’un refus total de tout acte qui aurait des effets indésirables, en crispant le champ des moyens disponibles, pourrait au final avoir des conséquences moralement pires que celles

qu’on souhaitait éviter: entraîner un nombre plus important de pertes humaines ou encore perdre une guerre juste. Par conséquent, pour Walzer, opter pour un acte à double effet et accepter les effets conjoints négatifs peut parfois constituer la solution la plus morale.

II – Responsabilité et acte à double effet

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