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b Les personnes civiles: peut-on penser une responsabilité pour non interventions?

I. 1 L’apport des théories morales de la responsabilité collective pour penser des crimes commis en groupe

I.2. b Les personnes civiles: peut-on penser une responsabilité pour non interventions?

Les types trois et quatre de responsabilité morale collective présentés par Feinberg semblent pouvoir offrir des lectures plausibles pour penser une responsabilité des personnes civiles dans la commission des crimes de guerre.

Ainsi, la responsabilité avec faute contributoire collective et distributive (type 3), permet de penser une faute de chaque membre du groupe, fautes ayant toutes individuellement contribué à la commission du dommage. L’exemple donné ici était celui d’un ensemble de personnes profitant de la plage, dont aucun membre ne porte secours à un baigneur qui se noie. Chacun aurait pu lui venir en aide individuellement, aucun ne l’a fait, tous en sont moralement responsables.

Dès lors, ceci nous offre-t-il un modèle acceptable pour penser des responsabilités collectives liées aux crimes de guerre? Effectivement, il existe toujours une tentation de dire que les personnes qui n’ont pas empêché un crime en sont responsables, au moins moralement. Le modèle de Feinberg devrait nous autoriser à poser que toute personne qui n’a pas empêché le crime, qu’elle appartienne aux militaires ou aux civils de quelque nation que ce soit, a, à des degrés divers, une responsabilité dans la commission des crimes. Mais examinons le bien- fondé de cette tendance. Ce qui fonde la responsabilité collective distributive dans l’exemple de Feinberg relève de deux éléments: d’une part on suppose un devoir de chaque être humain de porter assistance - minimalement – à ses semblables, d’autre part on admet que chaque personne reconnue responsable avait la possibilité, à elle seule, d’empêcher le dommage. Or, ce qui vaut pour le sauvetage d’un homme courant le risque de se noyer vaut-il pour un crime

de guerre? Il ne peut y avoir de réponse générique ici, seul un examen des crimes au cas par cas peut nous permettre d’évaluer si chacune des personnes présentes était ou non en mesure d’empêcher seule la commission du crime. Le modèle de responsabilité collective distributive de Feinberg peut donc bien avoir une utilité pour éclairer un crime particulier, mais ne nous autorise pas à penser des responsabilités collectives de manière générique.

De plus, Feinberg laisse de côté, dans son exemple, le fait qu’il puisse être risqué de porter secours à une personne. Et si les raisons pour lesquelles l’homme était en train de se noyer était la force des courants ou un mauvais état de la mer, tel que toute personne se portant à son secours le ferait au péril de sa propre vie? Devrions-nous conclure dans les mêmes termes à une responsabilité collective? Feinberg laisse de côté un élément important pour penser les responsabilités, et capital pour penser les responsabilités liées aux crimes de guerre: la peur liée au contexte et les risques de la résistance.

Peut-être, alors, faut-il plutôt chercher dans le quatrième modèle un élément pertinent de lecture? Ce modèle est celui de la responsabilité avec faute contributoire collective et non distributive. Ceci signifie que nous pouvons penser une faute du groupe, sans que corresponde une faute de chaque individu. L’exemple donné est, justement, celui de la résistance à l’invasion. Un homme seul ne peut résister à un envahisseur, mais des milliers de personnes le pourraient. Donc, si elles ne le font pas, on peut se demander pourquoi et leur en demander raison. Il serait donc possible de penser une responsabilité collective de la part des citoyens d’une nation, sans que cela corresponde à une faute d’un point de vue individuel. Sommes- nous, alors, plus proches de ce qui se joue dans les crimes de guerre?

Effectivement, ce modèle nous permet de penser une responsabilité collective des civils pour les crimes de guerre commis. Une personne extérieure aux combats ne peut empêcher l’occupation, des bombardements ou des déplacements de populations, mais tous auraient pu l’empêcher. D’ailleurs, l’histoire nous montre des exemples de soulèvement nationaux qui ont effectivement empêché que des crimes ne se commettent. Ce fut le cas, notamment, au Danemark, en 1943.

la nation des relations relativement cordiales, ceci notamment parce qu’il considérait les danois comme des «frères aryens». Peu de modifications furent donc apportées dans la structure de gouvernance du pays: la Monarchie ne fut pas destituée, le gouvernement danois fut maintenu en place pour s’occuper des affaires internes, l’armée même fut conservée. L’Allemagne prit surtout le contrôle de la politique extérieure.

Il avait été décidé à la conférence de Wannsee que les pays scandinaves seraient exclus de la «solution finale». C’est surtout que le régime nazi estimait alors que la «question juive» y serait facilement résolue après la guerre et ne faisait pas partie, pour l’heure, de ses priorités. Dans un premier temps, les 7500 personnes de confession juive vivants au Danemark furent relativement épargnées, d’autant que le gouvernement danois refusa d’appliquer les mesures antisémites demandées.

La situation se dégrada progressivement entre Berlin et Copenhague. Notamment la résistance, d’abord symbolique, prit une nouvelle ampleur en 1943, alors que les Alliés remportaient des victoires. La dégradation des relations aboutit à la démission du gouvernement danois, le 29 août. Le même jour, le commandement militaire allemand proclama l’état d’urgence. La déportation des juifs du Danemark fut alors ordonnée pour la nuit du 1er

au 2 octobre.

Quelques danois eurent l’information, la répandirent, la communauté juive fut rapidement alertéeet cachée; même la police danoise, sommée de coopérer à la rafle, y mit toute sa mauvaise volonté. Si bien que la Gestapo ne trouva pratiquement que des habitations vides. 472 personnes furent toutefois arrêtées. Des protestations s’élevèrent alors: l’Église Catholique Danoise fit lire en chaire une lettre pastorale condamnant la politique antisémite, la famille royale et diverses organisations s’exprimèrent en ce sens. Lorsque la Suède, pays neutre, accepta de recevoir les personnes menacées de déportation, une vaste opération de secours s’improvisa pour aider les juifs et leur famille à gagner les côtes, où des pêcheurs les feraient traverser. Des citoyens de toutes couches sociales participèrent à cette opération, de même que la police et le gouvernement. Au total, ce sont 7200 juifs et 700 membres de leurs familles qui furent déplacés en un mois. La Gestapo n’en intensifia pas moins ses opérations de ratissage, réussissant à arrêter et à déporter environ 500 personnes.

L’opinion danoise continua de s’inquiéter du sort de ses concitoyens. Des officiels purent leur rendre visite au camp de Theresienstadt à l’été 1944, les prisonniers purent recevoir des lettres et quelques paquets. Une cinquantaine de personne ne revint pas.

Le soulèvement du Danemark semble donner raison à Feinberg: un peuple entier est en mesure de se dresser devant l’occupant, et lorsqu’il le fait, il peut empêcher que des crimes ne soient commis. Par conséquent, nous pourrions conclure que si l’histoire nous prouve que des soulèvements sont possibles, elle nous prouve également que nous sommes fondés à interroger la responsabilité collective d’un peuple qui ne se soulève pas. Mais sommes-nous autorisés à cette conclusion? Comment traiter, notamment, la responsabilité du peuple allemandpour le génocide juif commis durant la seconde guerre mondiale ? C’est la question que pose Karl Jaspers dans un cours donné à l’hiver 1946 à l’université de Heidelberg et publié en français sous le titre La culpabilité allemande2

.

Une responsabilité du peuple allemand?

L’analyse de Jaspers part de la notion de culpabilité. Il distingue en effet, ce qui relève de la responsabilité morale et qui d’après lui ne concerne que l’examen individuel que chaque personne peut faire de sa conscience, et ce qui relève de la culpabilité, méritant une mise en question publique et ayant des conséquences en termes de sanctions. La question que pose Jaspers dans son ouvrage est celle de savoir dans quel sens on peut juger une collectivité, en l’espèce le peuple allemand, pour les exactions du régime nazi, et dans quel sens on ne doit juger que des individus.

Jaspers appuie son analyse sur la distinction de quatre types de culpabilité:

- La culpabilité criminelle, qui résulte de la violation d’une loi positive et entraîne une sanction juridique.

- La culpabilité politique, issue en tant que telle des actes des hommes d’État et reportée sur les citoyens par le fait que, en tant que citoyens, tous ont à assumer les conséquences des actes commis par l’État. Ceci ne signifie pas pour autant que chaque citoyen individuellement se trouverait chargé d’une culpabilité criminelle ou morale concernant les crimes qui furent commis au nom de l’État. Cependant, la culpabilité politique générée par une guerre entraîne bien pour les citoyens l’obligation de subir les sanctions décidées par les vainqueurs (limitations des pouvoirs et des droits s’ils préfèrent placer les

- La culpabilité morale, qui résulte de l’examen de conscience individuel de chacun pour ses propres actes. Seul l’individu est habilité, pour Jaspers, à se juger moralement, aucune instance extérieure ne peut moralement le mettre en cause à moins d’être liée avec lui dans une solidarité affective étroite. Les effets de la culpabilité morale résident principalement dans le repentir qui suit la prise de conscience de sa propre culpabilité.

- La culpabilité métaphysique, qui résulte du fait qu’il existe une forme de solidarité entre tous les hommes, les rendant co-responsables de leurs attitudes les uns envers les autres. Chacun est engagé en sa qualité d’homme envers les autre hommes. Chacun est alors responsable métaphysiquement s’il n’intervient pas pour empêcher un crime ou une injustice qu’il n’ignorait pas se commettre. La conséquence de la culpabilité métaphysique est la «transformation de la conscience que l’homme a de lui-même devant Dieu»3

. Dit autrement, ceci signifie pour l’homme une humiliation dont la conscience indélébile modifiera définitivement l’idée qu’il pouvait prendre de lui-même dans son rapport à l’humanité.

De cette distinction, Jaspers déduit qu’il est incohérent d’inculper tout un peuple au niveau criminel. Il ne s’agit évidemment pas de faire le procès de tous les citoyens allemands pour les exactions commises par le troisième Reich. Les culpabilités dites «morales» et «métaphysiques», parce qu’elles ne concernent les individus que dans l’intériorité de leur conscience, échappent elles aussi en première analyse à l’analyse de la responsabilité collective. C’est donc d’abord au niveau politique que la question reste pertinente, et de manière dérivée, qu’une dimension morale peut être dégagée:

«Nous portons la responsabilité politique du régime qui fut le nôtre, des actes de ce régime, du déclenchement de la guerre dans une situation historique mondiale telle que celle- ci, et du caractère du chef que nous avons laissé se mettre à notre tête.[…] À cela s’ajoute notre culpabilité morale. Bien que celle-ci ne réside jamais que dans l’individu, de telle sorte que chacun doit faire son compte avec lui-même, il y a pourtant dans la collectivité quelque chose de moral, qui réside dans une manière de vivre et dans des modes de sensibilité, et à quoi aucun individu ne peut se dérober complètement. Ces éléments ont aussi une grande importance politique. C’est là que s’offre une chance d’amélioration future, dont il dépend de nous de tirer parti. »4

3

Ibidem, p.47

4

Ainsi, on peut effectivement penser une responsabilité collective du peuple allemand, pour Jaspers, qui n’est pas directement une responsabilité pour les crimes commis en tant que tels, mais une responsabilité pour avoir rendu possible – politiquement et culturellement – que s’installe au pouvoir un régime à la politique agressive au niveau international et indéniablement criminelle.

Cette culpabilité collective se traduit donc à bon droit pour Jaspers par une responsabilité collective. Le peuple allemand doit réparer, sa purification l’exige. Ceci se traduit concrètement par l’acceptation intérieure des travaux imposés, qui cumulés avec les privations quotidiennes, doivent servir à financer les reconstructions de ce qui a été détruit par l’Allemagne dans les autres pays. Au niveau individuel, la nécessité de réparer exige une sollicitude particulière envers les victimes directes du régime hitlérien, sollicitude qui ne doit pas seulement se considérer comme une main tendue vers la souffrance, mais bien s’assumer comme devoir particulier envers des personnes qui ont souffert des conséquences des choix politiques faits. La reconnaissance morale de sa propre culpabilité doit maintenir ouverte cette distinction, sans effectuer un nivellement des détresses qui permettrait de la masquer. Dès lors, si la volonté de réparer est sincère, doit s’ensuivre pour Jaspers une réflexion métaphysique et une refonte même de l’être. En ce sens, le peuple allemand doit, pour expier, assumer collectivement sa responsabilité métaphysique.

Cependant, si Jaspers admet une responsabilité politique collective du peuple allemand, son analyse prête-t-elle le flanc à cet argument de Feinberg, voulant qu’un peuple entier aurait pu faire barrage aux exactions d’un régime installé? Sommes-nous fondés à admettre, en plus de la responsabilité politique, une responsabilité collective du peuple allemand pour n’avoir pas défait le régime hitlérien?

La pensée de Jaspers nous semble à ce niveau plus réaliste que celle de Feinberg. Penser qu’un grand nombre de personne peut agir là où une seule ne le peut pas est valable dans les expériences de pensées, mais c’est faire abstraction des conditions de possibilités réelles de l’action. Si Jaspers arrive à une conclusion différente de celle de Feinberg, c’est bien parce qu’il replace l’analyse de la culpabilité du peuple allemand dans la perspective historique et politique de l’époque: «l’Allemagne, sous le régime nazi, était un pénitencier. La culpabilité

pénitenciers une fois fermées, on ne pouvait plus les faire sauter du dedans»5

. Jaspers rappelle à ce titre que les actes de résistance de grande ampleur nécessitent une organisation, laquelle demande des chefs. Il peut bien éclater des actes de rébellions sporadiques – souvent soldés par le sacrifice inutile de ceux qui se dressent contre l’oppression – mais l’existence même d’un régime de terreur rend impossibles, pour Jaspers, les opérations d’ampleur, du moins d’ampleur suffisante pour faire tomber le régime.

Dès lors, on peut bien brandir l’exemple du Danemark pour fustiger un peu plus le peuple allemand de ne pas s’être dressé contre le régime. Mais ce serait, là encore, aplanir les distinctions contextuelles. La différence n’est pas non plus à chercher dans ce qui serait une culture danoise façonnée par l’histoire d’une autre manière que la culture allemande, et qui aurait rendu impossible au Danemark ce qui fut possible en Allemagne. C’est pourtant bien ce que laisse entendre Jaspers lui-même lorsqu’il évoque une culpabilité découlant «de la continuité de la tradition», laquelle tradition «cache quelque chose de puissant, de menaçant, qui tend à détruire notre vie morale»6

et qui le pousse à conclure que «nous devons assumer la culpabilité de nos pères»7

. Tout se passe comme si Jaspers unifiait ici deux ordres devant pourtant être séparés. S’il y avait vraiment quelque chose de mortifère dans l’âme allemande dont ses contemporains auraient hérité, ceci devrait plutôt, au regard de la culpabilité collective, être un élément atténuant. La responsabilité pour les pères dont parle Jaspers est plutôt celle qui résulte du sentiment de celui qui se sent responsable pour les erreurs commises par ceux avec qui il a un lien affectif fort, mais elle ne doit pas être confondue avec la culpabilité politique, qui ne peut être que contemporaine. L’explication des circonstances peut bien remonter l’histoire, l’attribution des culpabilités ne le peut pas. S’il y avait vraiment dans la mentalité allemande une composante menaçante portée par la tradition – ce qui reste encore à prouver – cela devrait plutôt être un élément de plus expliquant la difficulté de ceux qui en ont hérité à s’en extirper.

Ce qui distingue les cas du Danemark et de l’Allemagne est plutôt à chercher dans le contexte. La grande différence, peut-être, qu’on peut soulever entre les deux situations, est qu’au Danemark, l’armée du Reich était une présence occupante. Il n’y a pas eu la même gangrène des structures et des institutions que celle qui a pesé sur le peuple allemand. Par exemple, la famille royale danoise n’a jamais caché son opposition à Hitler; lorsque le Reich 5 Ibid. p.92 6 Ibid. p.88 7 Ibid.

s’est fait plus pressant, le gouvernement danois démissionna en protestation; et lorsque la Gestapo ordonna la déportation des juifs du Danemark, la police danoise refusa d’y prêter main forte. Certes, la famille royale, le gouvernement et la police sont bien constitués d’hommes, qui ont pris des décisions et en ont assumé les risques. Mais que ces décisions aient émané de personnes publiques et de celles qui avaient une forme de pouvoir fait toute la différence quant à la latitude de résistance dont le peuple dispose. Lorsque un désaccord survient entre les puissants d’une nation et ses occupants, une brèche est ouverte. Le fait que cette ouverture soit rendue possible ne retire rien au courage exemplaire de milliers de danois qui s’y sont engouffrés, mais elle nous permet de rappeler que cette latitude de résistance, le peuple allemand ne l’a pas eue.

La responsabilité collective d’un peuple pour ne pas s’être lié et dressé devant l’ennemi demande à être pensée en référence aux réalités du contexte. L’implication des civils, en tant que collectif impliqué dans les crimes commis par ses ressortissants, est loin d’être un phénomène homogène. En effet, il ne s’agissait pas, pour le peuple allemand pris en général, d’appuyer la victoire de son pays comme ce peut être le cas pour n’importe quel peuple pris dans une guerre. Nombre d’Allemands, loin de souhaiter la victoire du Reich, en subissaient la domination. Le cercle le plus large d’appartenance des soldats se fissure dans un tel contexte. Ce cercle était fondé sur le fait que, en appuyant le front, en faisant tourner l’économie interne, les civils participent à l’effort de guerre. La cohésion de ce collectif pouvait également se lire dans la volonté des civils d’appuyer la victoire de leur camp. Mais à partir du moment où cette volonté des civils ne se retrouve plus, à partir du moment où eux- mêmes subissent l’oppression, le cercle le plus large s’effondre comme collectif d’appartenance des combattants. Dès lors qu’un peuple est dominé par un belligérant, il bascule dans l’altérité et ne peut plus en être solidaire. Ceci n’efface pas la question de la responsabilité pour non-intervention, mais du moins cela efface celle de la responsabilité collective fondée sur une communauté d’intérêts, question que nous suivions dans cette section.

n’impliquent pas des armées constituées. L’absence de cohésion directe, «d’esprit de corps» pour reprendre l’expression de Cooper, dissout le collectif en tant que collectif. Ceci est valable pour les cas de guerre opposant des belligérants disparates comme dans le cas des guerres civiles. Mais ceci est également valable dès lors qu’une forme de rupture peut se lire au sein d’un belligérant entre personnes impliquées dans les combats et celles qui, tout en appartenant à la même nation, en sont devenues elles aussi les victimes. Dès lors, deux

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