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3 De l’intentionnalité à la responsabilité pour actes à double effet

Cependant, si l’étude des enjeux des actes à double effet nous permet de dégager deux modèles différents d’intentionnalité, nous ne pouvons encore nous prononcer sur les conséquences que cela implique en termes de responsabilité. En effet, est-ce que nous sommes face à deux modèles dont l’un seulement est susceptible de fonder des poursuites ou bien est-ce que ces deux conceptions de l’intentionnalité sont susceptibles d’entraîner des responsabilités ?

Lorsque l’intention n’est pas un élément nécessaire de la responsabilité (comme dans le cadre de la responsabilité civile, qui est une responsabilité objective), les responsabilités s’étendent aussi loin que la chaîne de causalité reliant le dommage à son origine. Bien que le droit ne le formule pas directement, il ressort clairement de l’examen des articles de jurisprudence, que la chaîne se poursuit tant que l’effet était contenu de manière nécessaire dans la cause précédente. Ainsi, le responsable d’un dommage peut aussi être rendu responsable de tous les préjudices – physiques et moraux – subis par ce que le droit civil français nomme «les

circulation ayant blessé un hémophile et la contamination de celui-ci par le virus VIH suite à une transfusion nécessitée par l’accident8

. Cependant, aucun lien de causalité n’a été reconnu entre le fait de l’auteur d’un accident de la circulation et le décès de la victime, succombant à une crise cardiaque en poursuivant l’automobiliste fautif9

. En effet, si dans le premier cas la transfusion était directement commandée par l’accident sans que la victime ait pu raisonnablement la refuser, dans le second cas, rien n’obligeait la victime à se lancer à la poursuite de l’automobiliste. Dès lors, en droit civil français, la responsabilité d’un agent s’étend à tous les préjudices occasionnés par toutes les conséquences découlant nécessairement de ses actes. Nous sommes alors responsables, sur ce modèle, de tous les dommages dont un fait qui nous appartient est la cause directe et certaine. Par conséquent, si un acte à double effet fait l’objet d’une poursuite civile, l’agent sera bien responsable pour ce qu’il visait et pour tous les effets conjoints.

Il en va autrement dans les types de responsabilité qui reposent sur la prise en compte de l’intention, comme c’est le cas pour la responsabilité morale, ou au niveau juridique pour la responsabilité pénale. L’intention, sans être pour autant le seul, est bien un élément central de l’évaluation de la responsabilité subjective. L’intention considérée dans la responsabilité subjective est d’acception assez large et peut donner lieu à des qualifications des faits différentes. Par exemple: ce qui fait la distinction entre un «meurtre avec préméditation» et «un homicide involontaire» est clairement le degré d’intention qui est rentré dans la commission de l’acte. Il n’est pas non plus indispensable que l’individu ait une représentation précise des conséquences de ses actes pour donner lieu à des responsabilités. Les effets que l’individu était en mesure de se représenter peuvent aussi être pris en considération. C’est pourquoi nous pouvons voir apparaître des responsabilités pénales pour «imprudence» ou pour «négligence». Ne pas vouloir la mort d’un individu mais avoir un comportement lui faisant prendre des risques parce qu’on ne porte pas assez attention aux conséquences possibles de nos actes est en soi susceptible d’une mise en cause. Ici, le vocabulaire juridique évoque une mens rea ou «chose présente dans l’esprit». Ceci désigne la représentation globale que l’individu se fait de l’acte qu’il commet: ce qu’il vise, les intentions avec lesquelles il le fait, la valeur qu’il donne à son acte, la représentation et la compréhension des conséquences possibles, ce qu’on résume généralement par le terme «en toute connaissance de cause». Ainsi, pour deux actes en tout point identiques, la mens rea d’un adulte ne sera

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Civ 1°, 17 février 1993: préc.

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pas la même que celle d’un enfant ou d’un adolescent, et c’est pourquoi les sujets immatures ou mentalement déficients ne peuvent logiquement subir des peines d’emprisonnement. Par exemple, pour deux massacres de civils identiques en actes (soit dans l’actus reus), la mens

rea d’un enfant soldat ne sera pas la même que celle d’un soldat adulte. C’est que le premier,

même s’il a agi volontairement, n’est pas comme le second en mesure de comprendre toute la signification de ses actes.

Ainsi, si la responsabilité peut admettre tous les degrés d’intention et même se porter sur des actes où aucune intention de nuire n’est observée, il est tout à fait possible d’admettre une responsabilité pour l’effet indésiré d’un acte intentionnel, a fortiori lorsque cet effet est clairement représenté et librement consenti. Ce qui pose problème dans le cas de l’acte à double effet, c’est que sans être directement poursuivie, la mort de civils lors d’un bombardement d’une cible militaire n’est pas non plus une surprise. Il n’est donc pas non plus possible d’avancer qu’elle soit totalement hors de l’intention. Il s’agit ici d’un sacrifice, parce que mis en balance avec certains avantages. Dans le contexte précis de la guerre, ce n’est donc peut-être pas tant le contenu de l’intention qui serait susceptible de nous faire conclure, avec Walzer, que certaines situations de double effet sont justifiées. Nous avons vu que certains actes, bien qu’en théorie répréhensibles, disposent parfois d’un contexte pouvant suspendre les responsabilités (par exemple la légitime défense ou l’état de nécessité que nous avons examinés plus haut). De la même manière, le contexte plus que le contenu de l’intention peut parfois nous pousser à considérer que les décideurs avaient des raisons valables d’ordonner un acte dont l’un des effets pourrait constituer un crime s’il était voulu pour lui-même. Walzer, dans le cadre de la guerre juste, évoquerait la moralité du but poursuivi. Dans un cadre pragmatique, on pourrait aussi évoquer la seule nécessité militaire à combattre l’ennemi.

Bilan

La difficulté à déterminer quelles conséquences entraîne un acte à double effet en termes de responsabilité repose sur une double difficulté. D’un point de vue objectif, la chaîne

de vue, il serait justifié de dire que ceux qui sont à l’origine du bombardement sont aussi responsables de la mort de ces civils. D’un point de vue subjectif par contre, lorsque nous portons attention à la mens rea, toucher des civils sans que leur mort soit recherchée pour elle-même ou les viser directement constitue bien une différence. Dans le champ juridique, provoquer indirectement ou laisser arriver des dommages peut donner lieu à des poursuites pénales : il n’est pas absolument nécessaire qu’un acte soit intentionnel dans le sens le plus fort du terme pour que des responsabilités soient posées. Si le droit international humanitaire ne se prononce pas explicitement sur cette question, c’est que la possibilité des poursuites reste, au moins virtuellement, ouverte. C’est alors vers la responsabilité morale que nous allons nous tourner pour fonder d’éventuelles poursuites judiciaires, car dans le champ moral, pour reprendre les termes de Philippa Foot, causer la mort de personnes protégées par le biais d’une intention directe ou par le biais d’une intention oblique fait bien une différence morale. Dans le premier cas, cette mort est voulue, dans le second, elle est consentie.

Les situations de double effet sont bien des cas limites, qui nous permettent de tester les fondements de la responsabilité. Interroger les responsabilités possibles en cas d’actes à double effet fait intervenir plusieurs conceptions et permet de défendre plusieurs conclusions possibles en termes de responsabilité. Nous voudrions maintenant tenter d’aller un peu plus loin, en interrogeant les théories morales de la responsabilité ayant traité cette question de la différence possible entre vouloir un mal et consentir à un mal. Plus précisément, nous allons examiner la distinction entre «tuer» et «laisser mourir» et observer quelles conséquences en sont tirées au niveau des responsabilités. De là, nous pourrons peut-être clarifier le traitement adéquat que nous pourrions réserver au niveau juridique aux conséquences non voulues des actes que nous posons.

Chapitre III, section 3

L’apport de la distinction entre «tuer» et «laisser mourir» pour penser l’imputabilité de deux cas limites: la non-intervention et les situations de «double effet»

Nous venons de montrer qu’il était difficile de déterminer si les cas de non- intervention d’une part, et les cas de maux commis de manière indirecte d’autre part, permettaient vraiment ou non des poursuites pour crimes de guerre. La réponse que l’on souhaite donner dépend dès lors des principes de responsabilités que l’on souhaite adopter. Ainsi, veut-on admettre une responsabilité fondée uniquement sur un acte positif, ou également sur une omission rigoureusement établie, voire de manière plus large sur un manquement? Doit-elle intégrer une conception large ou étroite de l’intentionnalité? Nous voulons-nous responsables au regard de nos actes ou au regard des maux auxquels nous concourrons?

Pour avancer plus loin dans la compréhension de ces principes, il peut être utile de nous pencher vers les résultats d’un débat récent: la distinction entre «tuer» et «laisser mourir», désignée également dans la tradition analytique comme doctrine du « doing and

allowing». Cette doctrine morale insiste sur la distinction entre faire un mal et autoriser un

mal, et propose d’en tirer des conclusions en termes de responsabilité. Peut-être trouverons- nous ici, sans doute pas de quoi résoudre toutes les difficultés, mais au moins de quoi faire avancer la compréhension de ces questions et de penser la responsabilité pour crimes de

Nous allons donc, dans un premier moment, exposer les débats sur la distinction possible entre «tuer» et «laisser mourir», puis nous tenterons d’appliquer les résultats de cet examen aux deux cas limites qui nous occupent: la non-intervention d’abord, les effets indésirables d’un acte recherché ensuite.

I - Débats autour de la distinction morale enter «tuer» et «laisser mourir»

Le débat au sujet d’une possible distinction morale entre «tuer» et «laisser mourir» se scinde en deux grandes tendances: ceux qui considèrent qu’il y a une différence morale entre tuer et laisser mourir et ceux qui considèrent qu’il n’y a pas intrinsèquement de différence morale entre les deux. Les premiers, parmi lesquels Richard L. Trammell1

, Daniel Dinello2 ou Frances Myrna Kamm3

, le font souvent sur la base d’une différence entre d’un côté un acte positif, voulu et posé, et de l’autre côté une absence d’action et même souvent une absence de volonté. Les seconds, moins nombreux, parmi lesquels James Rachels4

, considèrent que si notre intuition première nous fait sentir une différence entre les deux situations, c’est de manière trompeuse, et que les deux sont moralement équivalentes.

Nous allons, pour tenter d’éclairer ces positions, nous pencher sur l’examen d’un auteurde chaque obédience : d’abord Richard L. Trammell, ensuite James Rachels.

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