• Aucun résultat trouvé

IV. 1 Moment et manière de tuer

IV.1. b Les procédés interdits

Le terme juridique de «procédés interdits» désigne les crimes dont le ressort est le recours à la perfidie ou à la traîtrise : par exemple la déclaration ou l’ordre qu’il ne sera pas fait de quartier, l’utilisation de boucliers humains, la torture ou encore les actes de terrorisme...

C'est ici que la question de la modification du champ des actes autorisés se pose avec acuité. Lorsqu'on laisse de côté toute interrogation sur la moralité de la guerre, on peut demander à chaque partie de se conformer aux mêmes règles : aucun belligérant ne pourra recourir au bouclier humain, quelles que soient les circonstances. Tout contrevenant pourra être poursuivi pour crimes de guerre. Or, est-ce que la réponse se trouve modifiée sous un point de vue de guerre juste ? Walzer expose ce cas à partir d'un exemple12

: lors d'une guerre d'agression, des résistants se sont déguisés en paysans, de sorte que les soldats ennemis se sont approchés sans méfiance. Lorsque ces derniers ont été suffisamment proches, les faux paysans les attaquèrent, profitant ainsi de l'effet de surprise. L'exemple proposé par Walzer est clairement un cas de ce que le vocabulaire juridique désigne comme «perfidie», explicitement considéré dans le droit international comme crime de guerre. Ce qui pourrait dédouaner les faux paysans ici est, comme le mentionne Walzer, le fait qu'ils aient été pris dans une guerre d'agression, il s'agissait donc bien pour eux de combattre pour une guerre juste. Et effectivement, comme le demande Walzer, pourquoi devrions-nous retenir nos coups quand il est question de se défendre contre quelqu'un qui nous agresse et n'a pas retenu les siens ?

D'après les derniers développements des règles du jus in bello, Brian Orend répondrait qu'on est censé retenir ses coups, parce que quelle que soit la justice dont fait preuve l'ennemi dans sa propre conduite des opérations, nous sommes tenus de respecter les règles. Ce n'est pas parce que la guerre que mène l'ennemi est injuste que notre réponse sera réciproquement juste sans conditions. Dit autrement, notre moralité dépend de nos actes, non de ceux de nos ennemis. Si je suis agressé mais que je considère que ce fait m'autorise à recourir à des actes prohibés, alors je me comporte injustement. La guerre injuste que mène un combattant ne rend pas nécessairement juste la guerre que mène l'opposant. Une guerre peut bien être injuste des deux côtés.

Cependant, il ne suffit probablement pas de dire qu'il faut respecter les règles. Brian Orend, en

12 WALZER, M., Guerres justes et injustes, (trad. de l’américain par S. Chambon et A. Wicke), Paris, Gallimard, Folio essai, 2006 (1977), Chap.11, pp.327-328

ajoutant des règles au jus in bello, fini par faire coïncider les règles de la doctrine de la guerre juste avec les lois du droit humanitaire international. Avancer qu'il faut respecter les règles de la doctrine quelle que soit l'attitude et la justice de l'adversaire, en rigidifiant le champ du jus in bello, finit par nous faire glisser vers une position identique au positivisme juridique. Finalement, ceci pervertit l'esprit de la doctrine et lui fait perdre son intérêt propre. Au contraire, il nous faut affronter la difficulté soulevée par Walzer en maintenant ouvertes toutes ses tensions. Il semble qu'ici, le modèle le plus éclairant serait celui de la légitime défense, tel que conçu par la pratique juridique, par exemple dans le droit civil français (mais c'est uniquement le modèle qu'il propose qui nous intéresse ici).

La légitime défense est classée juridiquement comme «éléments déresponsabilisants», ce qui signifie que dans l'économie de l'attribution des responsabilités, elle survient après avoir reconnu et imputé un acte à quelqu'un : des blessures graves ont été infligées à M. Leblanc, l'examen des faits permet d'imputer ce crime à M. Lenoir. Le jugement d'attribution de la responsabilité demande alors de s'interroger sur les motivations de M. Lenoir et de vérifier si la commission des actes n'a pas été présidée par des «faits justificatifs». Autrement dit, pour reprendre le vocabulaire juridique, si les éléments matériels (actes), l'élément légal (violation d'une loi) et l'élément moral (santé mentale de l'auteur) sont avérés mais qu'il y a un fait justificatif à l'acte (l'élément «injuste»), alors l'infraction n'est pas attestée et la responsabilité n'est pas engagée. Il ne suffit donc pas de constater qu'un crime a été commis et qu'il a été commis par telle personne désignée, personne reconnue comme ayant tout son esprit. Constater un acte inscrit comme crime dans les textes ne suffit donc pas à constituer le crime si cet acte est commis. Les actes prohibés peuvent ne pas être considérés comme des crimes si la personne qui les a commis s'est trouvée dans une situation injuste pour elle, si elle a dû réagir à quelque chose ne dépendant pas d'elle et qu'elle n'a pas voulu. La légitime défense fait partie de ces faits justificatifs, de même que (dans le droit civil français du moins) l'ordre de la loi, le commandement de l'autorité légitime ou l'état de nécessité. Est-il alors possible que le fait que la guerre soit juste nous place moralement dans une situation analogue à une position juridique de légitime défense ? L'exemple de Walzer est une réponse à une agression, les faux paysans se sont- ils alors «légitimement défendus» ?

d'agressivité? Étaient-ils momentanément innocents ou forcément coupables ? Quel genre de menace représentaient-ils vraiment?

De même, comment pouvons-nous nous défendre pour rester dans les limites d'une justice de la guerre ? Car, en effet, admettre que nous ayons le droit de nous défendre ne permet pas d'admettre pour autant que tout acte soit justifié au nom de la légitime défense. On admet généralement, et c'est ce que fait également le droit, que la défense doit être proportionnée à l'attaque. Se défendre «légitimement» signifie donc rester dans le cadre des actes nécessaires pour écarter la menace. Or, savoir ce que les résistants sont autorisés à faire dépend directement de la question du genre de menace que représentaient les soldats ennemis qui continuaient leur chemin. Les attaquer alors qu'ils ne s'y attendaient pas reste-il ou non dans les limites des actes autorisés par le principe de la légitime défense ?

Le malaise qu'on ressent à se prononcer dans le cas proposé par Walzer met à jour une tension entre deux niveaux de compréhension : le niveau collectif et le niveau individuel. Si l’on se place au niveau collectif, alors on peut bien admettre qu'un État ou un groupe agressé a le droit légitime de se défendre. Les soldats de part et d'autre ne sont alors que les moyens de décisions qui les dépassent. Les combattants de l'agresseur deviennent par métonymie des agresseurs eux-mêmes. Ce sont les bras armés de l'adversaire et ce sont bien eux qui réalisent et rendent possible l'agression. Ils ne sauraient, dans ces conditions être «innocents». Par conséquent, aussi bien les soldats que les «francs-tireurs» que sont les résistants, en combattant, réalisent les fins collectives de défense contre l'agression. Ils sont donc, les uns et les autres, à compter parmi les moyens dont l'État ou le groupe peut disposer pour se défendre. Leurs actes peuvent donc bien être lus comme étant des actes de défenses fait pour et au nom de l'État ou de la collectivité. Par conséquent, la perfidie dont ont usé les faux paysans doit être comprise comme un des moyens disponibles pour repousser l'agression. Dès lors, il faut bien admettre que des actes qui seraient réprouvés si l’on s'en tenait exclusivement aux textes du droit international deviendraient moralement légitimés par la perspective de l'agression, donc dans le cadre d'une guerre juste. Il faut donc conclure que le fait d'avoir porté un jugement moral sur la guerre a bien eu pour effet d'étendre le champ des moyens disponibles. Les limites de ce champ se dessinent alors : il s'étend jusqu'à ce qui est nécessaire pour repousser l'agression.

Cependant, si on a une lecture individuelle de l'exemple de Walzer, les conclusions se modifient. Car finalement, même si l’on constate que la communauté est agressée, qui sont les agresseurs ? Est-ce que le fait d'avoir été incorporé à une armée et de réaliser des décisions qui ne sont pas les nôtres suffit à faire de l'exécutant un agresseur ? Nous retrouvons les positions évoquées au chapitre précédent. Tout dépend en effet du degré d'adhésion personnel de chaque soldat aux décisions

politiques de ses dirigeants. Le fait qu'un soldat ennemi soit un agresseur ou une victime dépend donc de ses convictions personnelles. Cependant, ceci ne serait pas suffisant pour admettre que nous n'avons pas à nous défendre contre les soldats ennemis. Le fait d'estimer les soldats ennemis comme innocents n'interdit leur attaque qui si on admet les arguments de ceux qui soutiennent que nous n'avons aucun droit moral à nous défendre nous-mêmes contre une menace innocente. Par contre, l'élément pertinent introduit par ce point de vue est que le soldat ennemi ne peut être considéré comme agresseur «par principe», soit, du fait même d'être soldat. Si le soldat ennemi n'est pas un agresseur par principe, alors il n'est une menace que circonstancielle. Deux raisons peuvent alors se soulever contre la justification des faux paysans à les attaquer. La première est une raison immédiate : les soldats ennemis continuaient leur chemin, ils n'ont pas agressé les paysans et ne s'apprêtaient pas à le faire. Les faux paysans n'étaient pas menacés, ils ne se sont donc pas à proprement parler «défendus». Il ne leur coûtait absolument rien de les laisser passer, l'attaque est donc bien surérogatoire. La seconde raison est tournée vers l'avenir : un des arguments fréquemment avancés pour justifier l'attaque des soldats est de dire que ce n'est pas parce qu'ils ne représentent pas de menace immédiate, qu'ils ne vont pas en représenter une plus tard. Si ce sont des soldats, alors il faut admettre qu'ils se battront et qu'ils tueront potentiellement des concitoyens, affaiblissant ainsi notre propre camp. Par prévention, il faut donc les abattre avant qu'ils n'aient le temps de nuire. Cependant, est-il possible d'admettre qu'on commette un crime de guerre

enprévention, pour se défendre d'une menace virtuelle ? Nous passerons ici sur les fondements de

la légitimité de la prévention, contentons-nous pour l'heure d'admettre que si l'attaque de l'autre est imminente et inévitable, on ne soit pas contraint d'attendre son premier coup pour être autorisé à se défendre. Mais s'agit-il bien de ce qui est en jeu ici ? Si nous en restions à un point de vue collectiviste de l’exemple proposé par Walzer, alors il faudrait bien admettre que les soldats ennemis sont une menace imminente et inévitable : ils sont sur notre territoire et feront tout ce qui sera en leur pouvoir pour nous soumettre, que ces soldats-ci ne se soient pas montrés agressifs ne réduit en rien la menace qui pèse sur le groupe. Par contre, si nous adoptons un point de vue individualiste, alors la perspective change : si les soldats ennemis ne sont que des menaces de circonstance, alors rien ne dit que ces hommes seront dans le futur des menaces. Si eux-mêmes sont pris dans une guerre qu'ils n'ont pas choisie, rien ne dit qu'ils ne vont pas chercher à éviter ou limiter les affrontements autant qu'ils le peuvent. En les attaquant, les faux paysans commettent alors plusieurs erreurs injustifiables: tout d'abord, ils attaquent des hommes qui ne les menacent pas

seulement on sort ici du cadre de la légitime défense, mais en plus, les violences non nécessaires sont bien un des ressorts de ce qui fait la nature des crimes de guerre. D'un point de vue individualiste, tout pousse à réprouver l'action des faux paysans.

Ainsi, lorsque la fantasmagorie de la guerre se fissure et que derrière les fonctions nous examinons la situation dans sa réalité humaine, il devient difficile d'admettre que c'est bien à un cas de légitime défense que nous assistons ici. La justice de la guerre n'est pas remise en cause : on peut tout à fait conserver un jugement moral sur la guerre qui nous ferait reconnaître une guerre comme juste sans admettre pour autant que nous soyons justifiés à étendre le champ des actes autorisés. Tout dépend du point de vue que l'on adopte : ou collectiviste ou individualiste. Le premier nous autorise à avoir une lecture temporellement et significativement globale de la guerre, le second nous demande de lire les actes comme une succession d'actes d'abord signifiants en eux-mêmes. Est-il alors possible de choisir un point de vue plutôt que l'autre ? Certes, nous pourrions dire qu'une guerre est par nature un phénomène collectif et que l'analyse des actes singuliers ne pourra jamais en exprimer l'essence. Cependant, ce serait commettre l'erreur directement inverse de considérer que la guerre est avant tout un acte collectif et que l'analyse des actes singuliers est secondaire. Il semble plutôt que nous soyons renvoyés ici à une conception personnelle : sommes-nous d'abord des hommes ou d'abord des citoyens? L'incapacité à trancher entre point de vue collectiviste et point de vue individualiste traduit directement cette tension entre notre position d'homme et notre position de membre d'une communauté. Il semble difficile ici de renvoyer, pour décider du point de vue, à autre chose que les convictions personnelles de chaque individu.

Par conséquent, nous n'avons pas de moyen de trancher réellement la question de savoir si les méthodes de guerres prohibées peuvent ou non être étendues dans un cas de guerre juste. Une position collectiviste nous porterait à conclure que oui, une position individualiste (ou «humaniste») nous porterait à conclure que non. Il n'existe pas de méta point de vue nous permettant de trancher significativement l'une ou l'autre position.

D'un point de vue juridique, que faire de cette conclusion ? De l'extension du champ des actes autorisés dépend la légitimité ou non de suspendre, dans certains cas précis, les poursuites. Le simple fait que nous ayons montré qu'un point de vue au moins autorise cette extension nous suffit pour conclure qu'effectivement, un jugement moral porté sur la guerre est susceptible de modifier le champ des actes autorisés et de justifier moralement la suspension des poursuites. La possibilité est bien offerte.

Outline

Documents relatifs