• Aucun résultat trouvé

a Crimes commis par plusieurs personnes: l’apport de la lecture collectiviste

I. 1 L’apport des théories morales de la responsabilité collective pour penser des crimes commis en groupe

I.1. a Crimes commis par plusieurs personnes: l’apport de la lecture collectiviste

Michael Bratman1 donne en exemple d’action de groupe le fait de se mettre à plusieurs pour soulever une table, et constate qu’il est facile de décrire l’acte participatif de chaque personne et de le renvoyer à l’acte de groupe. Mais toutes les participations à des phénomènes de groupes ne sont pas facilement descriptibles. Certains actes, dont on trouve des exemples dans les crimes de guerre admis par le droit international, impliquent des participations plus ambiguës. C’est le cas notamment des traitements humiliants.

Par définition, les traitements humiliants demandent un regard devant lequel être humilié. Ce peut être celui des autres prisonniers, celui des gardiens ou celui de toute autre personne présente. Se pose alors la question de la participation d’une personne qui n’aurait fait «que» regarder, sans n’avoir jamais rien fait d’autre. Comment alors décrire son geste? Est-elle un participant actif ? Est-elle un participant passif ? Ne participe-t-elle pas du tout au geste commis?

Un des risques, lorsqu’on décrit les actes de manière individuelle, est d’écarter des participants pour la raison que les actes qu’ils ont commis ne sont pas en eux-mêmes décrits comme des crimes, ni même comme des actes suffisamment graves pour entraîner une réponse. Effectivement, dans le cas des traitements humiliants, le fait de regarder ne constitue pas en soi un crime. Même rapporté à l’ensemble de la scène, il est difficile d’appliquer à ce geste les descriptions classiques du droit. En effet, peut-on dire que celui qui regarde est «complice» d’un crime, en ce sens qu’il le favorise en aidant à sa commission? Peut-on dire

1

BRATMAN, M., E., «Shared Cooperative Activity», The Philosophical Review, vol.101, n°2 (Avril, 1992), pp.327-341

que celui qui regarde est «co-auteur» d’un crime si son action se borne à ouvrir les yeux et voir? Quelle est ici la description exacte et la limite des responsabilités que l’on peut mettre en jeu?

Dans un cas comme celui des traitements humiliants, la perspective collectiviste nous permet d’avancer des propositions de lecture. Si nous partons, non pas de la description des actes individuels mais de la description du crime comme un tout commis possiblement par un groupe, alors les limites pertinentes des participations apparaissent plus clairement. L’analyse conceptuelle des traitements humiliants contient deux pôles: les actes humiliants et le regard devant lequel être humilié. Ces deux pôles peuvent être disjoints, celui qui fait subir des actes humiliants n’est pas nécessairement le même que celui qui joue le rôle de spectateur. Il n’en reste pas moins que ce regard est une des conditions de possibilité du crime. À ce titre, il ne faut pas s’arrêter au fait que celui qui regarde ne fait «rien de plus que» regarder, car ce simple regard a autant d’importance, dans la description du crime, que les traitements infligés.

Ainsi, l’exemple des traitements humiliants nous montre qu’une participation qui pouvait passer pour une activité annexe dans une description individuelle revient au premier plan dans une description collectiviste. C’est bien en partant d’une description d’un acte compris dans sa globalité que la gravité des actes individuels nous est apparue le plus clairement. Nous avons donc un premier modèle de description des actes, en partant d’une description collective de l’actus reus. Ceci ne nous permet pas encore de modéliser les participations plus lointaines (de savoir par exemple comment décrire adéquatement le rôle de la personne qui conduisait les trains menant les déportés vers les camps d’extermination), du moins la perspective collectiviste nous incite-t-elle à prendre pour point de départ non pas les actes propres des personnes mais les résultats des actes participatifs, soit finalement les crimes eux- mêmes. L’exemple des traitements humiliants est un exemple de premier niveau d’analyse: il est parfois éclairant de partir de la définition du crime lui-même pour en extraire les éléments nécessaires et remonter alors vers les actes participatifs pertinents. Cependant, nous avons ici examiné la situation sous l’angle de l’actus reus, signifiant, dans notre exemple, que celui qui regarde a bien une intention criminelle. Mais, comment penser, par exemple, des traitements humiliants commis non seulement devant des tortionnaires actifs, mais également devant les

I.1.b - Jusqu’où admettre des auteurs aux actes?: l’apport du critère de l’intention

Un des autres intérêts de la lecture collectiviste est de nous offrir un modèle pour la délimitation des groupes agissants dans la commission des crimes. Margaret Gilbert ou John Searle définissent le groupe en fonction des intentions collectives. Un groupe existe donc à partir du moment où les membres qui le constituent sont décidés à commettre quelque chose ensemble. Réciproquement, les individus qui ont l’intention de commettre un acte ensemble constituent un groupe. Dans l’exemple des traitements humiliants, il ne suffit pas, pour être partie prenante du crime collectif, d’être le regard devant qui l’on humilie. Encore faut-il que cette participation active soit soutenue par une intention de voir le crime se commettre. Dès lors, ceci nous permet d’écarter l’éventualité d’une participation active de prisonniers qu’on aurait obligé à assister à l’humiliation de leurs compagnons. Certes, si l’on s’en tient au niveau de l’actus reus, leur participation à la commission du crime est une participation active, mais dès qu’on se place au niveau de la mens rea, cette participation disparaît, car il n’y a pas chez eux, d’intention de voir ces crimes se commettre. On ne peut donc les compter comme membres du groupe agissant.

Ce type de lecture est sans doute plus éclairant encore dans d’autres types de situations problématiques. En effet, un des points délicats dans la question de l’imputabilité des crimes de guerre est le traitement que l’on doit réserver à un gradé qui donne l’ordre de commettre un crime de guerre sans y participer lui-même. Ce rôle est encore compliqué lorsque ce gradé n’est qu’un intermédiaire et que l’ordre de commettre un crime lui a été signifié par un supérieur. Comment alors décrire au plus juste les actes commis par ce gradé? Doit-on admettre qu’il a participé activement au crime? Doit-on au contraire décrire sa participation en termes d’incitations? Doit-on poser qu’il a été incité à inciter? Là encore, la description des actes en termes individuels ne fait pas ressortir clairement les liaisons structurelles des actes du gradé avec les actes des criminels actifs, et introduit un certain flottement dans la compréhension de ce qui doit être imputé à chacun. Il nous faut trouver un critère pour définir au mieux sa participation sans succomber d’une part au risque d’écarter des responsabilités par le renvoi à des actes en eux-mêmes peu signifiants, d’autre part au risque de voir des responsabilités dans tout acte qui a mené à la commission du crime.

Le passage par une lecture collectiviste ne nous donne pas ici toutes les réponses et nous reviendrons plus loin sur les difficultés soulevées par l’établissement des responsabilités du

gradé, mais du moins nous permet-elle de proposer un premier critère de détermination intéressant. En effet, si l’on admet qu’un groupe puisse être constitué par la totalité des personnes qui ont l’intention partagée de commettre un acte ensemble, alors nous pouvons admettre que l’intention du gradé peut être l’élément déterminant pour savoir s’il doit ou non être compris comme membre actif du groupe ayant commis un crime de guerre. Par conséquent, si son intention de voir un crime se commettre est avérée (écartons pour l’instant la question de savoir dans quelle mesure on peut prouver une telle intention), alors il faut admettre ce gradé comme élément à part entière du groupe qui aurait commis le crime. Sous une telle description, son rôle ne peut plus être uniquement celui d’intermédiaire neutre recevant et transmettant des ordres, et il doit au contraire être considéré comme membre participant au premier rang à la commission du crime. La lecture collectiviste des actes, par le biais de l’intention collective, nous permet ainsi de clarifier l’extension des cercles d’appartenance des membres actifs d’un groupe.

Ainsi, que ce soit au niveau de l’actus reus ou au niveau de la mens rea, la lecture collectiviste des actes nous permet de tracer les contours de cercles de membres actifs. Notons ici que les groupes formés au niveau de l’actus reus ne sont pas nécessairement les mêmes que les groupes formés au niveau de la mens rea. Un prisonnier qui regarde un compagnon être humilié fait partie du cercle des membres actifs au niveau de l’actus reus mais n’appartient pas au cercle des membres actifs au niveau de la mens rea. De la même façon, un soldat qui commettrait un crime à contrecœur, parce qu’il n’ose pas désobéir, a bien un rôle actif dans la commission des crimes, mais s’en détache au niveau des intentions. Ceci n’est sans doute pas suffisant pour bloquer l’imputabilité du crime, mais du moins est-ce un élément qu’il faudra prendre en considération dans l’établissement des responsabilités.

Que ce soit par l’angle de l’actus reus ou par celui de la mens rea, l’intérêt majeur de la lecture collectiviste des actes est de nous permettre de penser les participations par rapport à un groupe d’appartenance. Nous souhaitons maintenant envisager cet apport sous un angle différent, intégrant les structures internes des différents cercles d’influence. Il ne suffit pas en effet de montrer que certains actes tirent leur pleine signification d’une perspective collectiviste, il faut encore interroger la responsabilité de ce collectif lui-même.

I.2- Apport des théories morales de la responsabilité pour penser les

Outline

Documents relatifs