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Nous avons établi que le jugement moral sur la guerre n'était pas de nature à modifier l'extension relative de la catégorie des crimes de guerre lorsqu'il est question des moyens disponibles et que par contre, ce jugement était susceptible de modifier le champ des crimes de guerre en ce qui a trait aux procédés possibles. Nous pourrions donc passer directement à la question que nous suivons et examiner si ces modifications de champ entraînent ou non à leur suite des modifications au sein de l'établissement des responsabilités.

Or, nous avions posé que deux types de considérations étaient mises en jeu quand il est question des crimes de guerre : les règles qui désignent le moment et la manière de tuer et les règles qui désignent les victimes possibles. Par souci d'exhaustivité, examinons rapidement dans quelle mesure le jugement moral sur la guerre serait ou non de nature à modifier le champ des victimes possibles de crime de guerre.

Que ce soit la doctrine de la guerre juste ou le droit humanitaire international, il convient d'opérer une discrimination entre combattants et non-combattants. Dans le domaine juridique, cette distinction se fait suivant les règles de l'incorporation : sont combattants, les hommes auxquels l'autorité légitime a confié cette mission, ils font usage des armements fournis par les dirigeants et sont reconnaissables à leurs uniformes. En ce sens, ils sont à distinguer des francs-tireurs. Dans le cadre de la guerre juste, la discrimination se fait avant tout suivant le paradigme de la culpabilité et de l'innocence. Par exemple, pour Vitoria, celui qui commet un tort ou qui se fait le bras armé ou le complice d'une injustice est coupable. Dans cette logique, toute guerre défensive n'est pas juste : l'injuste qui se défendrait contre un châtiment mérité se lancerait dans une guerre défensive injuste et au final, aggraverait son cas.

Toute la question est alors de déterminer qui est coupable et qui est innocent. Dans cette conception, le coupable doit être puni et l'innocent doit être protégé. Une bonne part de son cours,

Leçons sur la Guerre, sera consacrée à la question de savoir qui sont les coupables et qui sont les

innocents : les femmes et enfants sarrasins sont-ils innocents ou coupables dans une guerre de religion ? Le prince qui se lance dans ce qu'il croit à tort être une guerre juste est-il coupable ? Le soldat qui obéit aux ordres de son prince l'est-il ?

«Est-il permis de mettre à mort les prisonniers et ceux qui se sont rendus, même en supposant qu'ils soient coupables ?

De soi, rien n'empêche que, dans une guerre juste, on puisse, sans vraiment violer la justice, mettre à mort les prisonniers et ceux qui se sont rendus, s'ils sont coupables. Mais, en ce qui concerne la guerre, beaucoup de pratiques ont été fixées par le droit des gens : il semble donc admis par la coutume et l'usage de la guerre de ne pas mettre à mort les prisonniers après la victoire et lorsque tout danger est écarté, à moins que, par hasard, ils ne s'enfuient. Or il faut observer le droit des gens de la même manière que les hommes de bien ont coutume de le faire.»13

Passage intéressant car il montre qu'il peut y avoir des tensions entre les actes autorisés dans une guerre hors jugement moral et les actes autorisés dans le cadre d'une guerre juste. Le paradigme de la culpabilité et de l'innocence nous pousse ici à déclarer acceptables des actes qui ne sont pas admis par le droit. Il est clair que cet exemple pourrait faire dire à Vitoria que le jugement moral porté sur la guerre pourrait être de nature à étendre le champ des moyens autorisés par le droit des gens.

Cependant, le point de vue de Vitoria n'épuise pas toute la perspective de la guerre juste. Si la doctrine s'est développée sur fond de christianisme et qu'il faille comprendre chez lui le paradigme de l'ennemi selon une culpabilité ou une innocence par rapport au péché, nous perdrions cependant une dimension importante de la théorie de la guerre juste si nous nous y cantonnions. En effet, hors fondements religieux, la perspective de la guerre juste réintroduit une question : celle des fondements moraux de la discrimination entre combattants et non-combattants, basée sur l'innocence. En effet, cette perspective ne modifie-t-elle pas les critère acceptables de la discrimination ?

C'est en effet une question qui se pose à bon droit. Hors jugement moral porté sur la guerre, le fondement de la discrimination entre combattants et non-combattants se lit de lui-même : ceux qui participent aux combats, qui possèdent la force de frappe, doivent prendre les risques à leur compte, laisser hors des affrontements les personnes qui ne sont pas censées y participer et même, autant qu'il est possible, les protéger.

Cependant, est-ce aussi simple lorsque la perspective morale portée sur la guerre fait reposer le fondement de la discrimination sur une considération morale ? En effet, le paradigme de l'innocence ne remet pas en cause la catégorie de personne protégée : ceux qui ne participent pas aux combats sont bien «innocents» au regard des affrontements. Mais est-ce que la catégorie des combattants

n'est pas, elle aussi, susceptible d'abriter des «innocents» ? Car finalement, si un homme est incorporé contre sa volonté, devient-il par ce seul fait qui ne dépend pas de lui un «coupable» ? Et quelle différence y a-t-il, d'un point de vue moral, entre un adolescent de seize ans resté parmi les civils et un autre de dix-sept à qui l’on a mis de force une arme dans les mains ? L'un et l'autre ne sont-ils pas aussi «innocents» d'un point de vue moral ? Dès lors qu'on admet qu'il peut y avoir identité de statut moral entre les non-combattants et certains combattants, on observe un brouillage des critères de la discrimination. Mais alors, quelles conséquences tirer de cette conclusion ? La logique de la position devrait nous pousser à admettre que, certains types de combattants possédant le même type d'innocence que les civils, ils devraient être traités comme des personnes protégées. Mais la conséquence morale de l'analyse est ici incompatible avec une pratique cohérente. On peut bien reconnaître l'innocence morale des soldats, il n'en reste pas moins que d'un point de vue pratique, on ne puisse être à la fois combattant et protégé. La conséquence seconde du fait d'avoir établit l'absence de distinction de statut moral entre personnes protégées et certaines catégories de combattants est qu'il devient difficile de fonder moralement la priorité de l'une sur l'autre. Qu'en est- il, par exemple, dans une situation ou il faudrait choisir entre la vie de personnes protégées utilisées comme boucliers humains et la vie de soldats ? Si la situation nous oblige à choisir entre les deux, aucune raison fondée sur une quelconque différence de statut moral ne peut logiquement nous aider à trancher cette question. On peut bien avancer des raisons positives, ou encore risquer des justifications morales basées sur la force de frappe, mais aucune discrimination cohérente ne peut être fondée sur une quelconque distinction de statut moral entre civil et combattants qui ont entièrement subis leur incorporation.

Bilan

Ainsi, nous avons établi que le fait de porter un jugement moral sur la guerre était bien de nature à modifier le champ des actes qui y sont commis. Il nous faut maintenant nous demander dans quelle mesure ce changement de perspective peut ou non apporter des modifications dans la compréhension des responsabilités. Notamment, est-ce que la responsabilité de ceux qui font la guerre est modifiée lorsqu'ils participent à une guerre juste ?

V - Qu'en est-il de la responsabilité du soldat ? La valeur de ses actes propres est-elle modifiée par les jugements moraux portés sur la guerre ?

Nous l'avons vu, une lecture collectiviste des enjeux peut permettre de considérer que certains actes inscrits dans le droit international humanitaire comme crimes de guerre se trouvent justifiés si l’on admet être pris dans un cas de guerre juste. Nous devrions donc être portés à conclure qu'effectivement, des actes individuels commis par des soldats peuvent bien être moralement justifiés. En théorie, leur responsabilité propre devrait donc pouvoir être modifiée.

Cependant, nous ne pouvons établir cette conclusion directement, car il y a une différence entre une lecture collectiviste des motivations et l'établissement des responsabilités individuelles. En effet, dans quelle mesure peut-il y avoir correspondance entre les deux dimensions ? C'est bien un jugement moral porté sur la guerre dans son ensemble qui permet de conclure à la modification de la responsabilité personnelle d'un soldat. Mais dans quelle mesure ce soldat est-il à même de porter un jugement moral sur la guerre ? S'il n'en est pas capable, alors ce ne peut être que pour des considérations qui le dépassent que des actes inscrit comme crimes de guerre se verraient justifiés. Ce serait alors uniquement le contexte moral qui viendrait, presque par hasard, donner à ses actes une valeur particulière. Mais cette valeur ne dépendant pas de lui, sa responsabilité propre ne pourrait alors être modifiée. Pour que des actes justifiés par le contexte puissent avoir une incidence sur sa responsabilité propre, il est nécessaire qu'il soit capable de porter lui-même un jugement moral sur la guerre à laquelle il participe et qu'il ait agi avec la conscience d'y être moralement autorisé. Or, dans quelle mesure un simple soldat est-il capable de porter un jugement moral fiable sur la justice d'une guerre ?

Pour évaluer le degré de connaissance qu'un simple soldat est en mesure d'acquérir sur la justice de la guerre, reprenons les règles du jus ad bellum, et examinons dans quelle mesure il serait à même de les évaluer :

1- Une guerre ne peut être juste que si elle relève d'une cause juste.

Il faudrait que le soldat ait connaissance des raisons de l'entrée en guerre, non seulement de son côté mais également soit au courant de toutes les tractations diplomatiques internationales ayant précédé la déclaration de guerre.

2- L'entrée en guerre doit être motivée par une intention droite de la part de celui qui la décide.

Seul celui qui décide de la guerre a connaissance de ses intentions. Ce point est impossible à évaluer pour toute personne hormis l'intéressé.

Sauf situations exceptionnelles, toute personne est en mesure de constater si une guerre est déclarée par la personne ou l'organe autorisé à le faire.

4- Pour qu'une guerre soit juste, l'entrée en guerre doit être le dernier moyen encore disponible pour défendre une juste cause.

Là encore, la seule façon d'évaluer ce point est de connaître l'histoire diplomatique qui a précédé la déclaration de guerre. L'essentiel de la population n'a pas de réel moyen d'évaluer ce point.

5- Pour être juste, une guerre doit avoir de sérieuses chances de succès. Une guerre «perdue d'avance» ne saurait être juste, quand bien même les quatre règles précédentes seraient respectées. Les soldats peuvent, en s'informant, avoir une idée générale des ressources militaires de leur pays et de celui qu'ils vont combattre. Cependant, il y a toujours à ce niveau un certain flou, valable aussi pour ceux qui décident la guerre. Un des principes de base de la stratégie est de faire connaître suffisamment ses ressources pour dissuader des attaques extérieures, tout en en cachant assez pour permettre un effet de surprise. Un pays faible aura souvent tendance à en montrer plus qu'il n'en a, un pays fort à en montrer moins qu'il n'en a. Dans les deux cas, l'évaluation exacte des forces n'est pas possible pour les dirigeants, a fortiori l'est-elle pour les simples soldats.

6- Une guerre juste doit être proportionnée, c'est-à-dire que les biens qu'elle poursuit ne doivent pas être payés par des maux démesurés.

Cette règle est bien inscrite au tableau des règles du jus ad bellum, et pourtant, elle n'est pas tout à fait identique structurellement aux autres. En effet, le respect de cette règle se réalise principalement au cours de la guerre. On peut bien, au moment de la déclaration de guerre, faire un

ratio des biens poursuivis et des maux possibles. Mais les maux surviennent au fur et à mesure que

la guerre progresse, ils s'accumulent jour après jour, jusqu'à ce que la guerre atteigne son but et les biens qu'elle poursuivait. Si bien que, bien qu'étant une règle du jus ad bellum, ce point ne peut être réellement évalué qu'une fois la guerre finie, lorsqu'on en est au moment des bilans.

Ainsi, la seule règle du jus ad bellum qu'un simple soldat puisse réellement évaluer est le fait que la guerre ait été déclarée par une autorité légitime. Or, ce point seul ne peut évidemment suffire à lui seul pour porter un jugement moral fiable sur une guerre. Par conséquent, il faut conclure que le simple soldat est incapable de déterminer par lui-même si la guerre à laquelle il participe est juste ou non. Au niveau des responsabilités, ceci nous porte à conclure que si la valeur des actes d'un soldat peut bien être modifiée par le fait d'avoir jugé cette guerre comme juste, cette modification ne

Mais alors, si les simples soldats ne sont pas en mesure d'évaluer la justice de la guerre, il faut bien admettre que certains le peuvent (ou alors la réflexion sur la justice de la guerre ne pourrait jamais dépasser l'élucubration). Ceux qui ont accès aux bonnes informations, et notamment ceux qui décident de la guerre, sont en mesure de porter un jugement moral éclairé sur la justice de la guerre. Par conséquent, nous pourrions dire que les soldats ne sont pas en mesure d'évaluer la modification du champ de la catégorie des crimes de guerre et donc ne peuvent s'autoriser d'eux-mêmes à des actes prohibés mais que par contre, les dirigeants ont la hauteur de vue suffisante pour évaluer cette modification. Ils seraient donc en mesure d'ordonner la commission d'actes qui semblent être des crimes de guerre mais qui au regard de la justice de la guerre se trouvent justifiés. Mais si nous admettons ce point, il faudrait alors dire que la responsabilité des soldats se limite à l'obéissance aux ordres, même si on leur demande de commettre des actes réprouvés par le droit international. La responsabilité des soldats peut-elle vraiment être suspendue par l'obéissance à des ordres qui leur semblent illégaux mais qui seraient moralement justes ?

Par exemple, imaginons qu'une victoire juste soit rapidement accessible, et que pour ce faire, le moyen le plus simple et le moins violent au final soit d'exécuter des soldats ennemis dans leur sommeil. En théorie, abattre des hommes désarmés est clairement un crime de guerre. Admettons que les commandants aient pu établir qu'il s'agit là d'un acte moralement autorisé en vertu de la justice de la guerre. Cependant, pour les soldats, cet ordre ressemble fort à un ordre illégal. Doivent-ils obéir ou non ? S'ils obéissent, alors ils n'ont aucun moyen d'évaluer par eux-mêmes la valeur des actes qu'ils commettent. S'ils refusent, ils peuvent être cause de la perte d'une guerre juste et finalement, se faire les artisans de l'injustice.

Nous sommes ici face à un cas d'évaluation de l'obéissance. La responsabilité d'un soldat contient- elle le fait de faire confiance à ses supérieurs ou contient-elle le fait de décider par soi-même de ce qu'il est censé faire ou non ? Juridiquement, deux traitements sont possibles, certains droits admettent la théorie de l'obéissance passive, d'autres la théorie de l'obéissance raisonnée. La première signifie que le soldat est avant tout un soldat : on l'incorpore pour réaliser certains plans, il est donc essentiel qu'il y obéisse. Si des ordres illégaux ont été donnés, alors c'est celui qui les a donnés qui devra en répondre, non celui qui, au final, a fait ce qu'on attendait de lui. La seconde signifie absolument le contraire : le soldat est un homme avant d'être un soldat. Il n'est donc pas censé obéir à n'importe quoi et doit toujours garder une forme de critique envers les ordres donnés. Ce point de vue permet une tempérance interne : si le commandant perd la tête ou décide de fermer les yeux, ses hommes ne sont pas pour autant dédouanés des exactions qu'ils pourraient commettre. Chacun doit bien rendre compte de ses actes, chacun à son niveau.

Dans un cas de guerre juste, ce modèle se trouve un peu compliqué. À partir du moment où l’on a admis d'une part que certains crimes de guerre pouvaient se trouver justifiés dans un cas de guerre juste et que d'autre part, le soldat n'était pas en mesure de porter sur la guerre un jugement moral fiable, alors il faut bien admettre que certains actes qui pourraient avoir l'apparence de l'illégalité seraient en fait moralement justifiés. Ce cas ne se présente pas lorsqu'on ne porte pas de jugement moral sur la guerre : tout acte illégal est illégal. La possibilité de la victoire n'est pas un argument suffisant pour permettre de passer outre la loi internationale.

Il y a donc une tension ici entre la valeur intrinsèque de nos actes et le jugement que nous pouvons porter sur eux. Dans un cas comme celui-là, Vitoria posait qu'en cas de doute, il faut obéir et que la culpabilité retomberait sur les chefs s'ils s'étaient trompés. Soit, mais quand le jugement à craindre n'est pas celui de Dieu mais celui des hommes, la question ne peut être tranchée ainsi. Quelle ligne de conduite doit alors suivre le soldat ?

La responsabilité de chaque individu fait qu'on peut lui demander compte des actes qu'il a commis

en connaissance de cause. Si le soldat n'a pas les moyens d'évaluer la justice de la guerre, alors il ne

peut considérer une quelconque modification dans le champ des actes autorisés. Les soldats n'ont donc aucune raison solide de supposer que les ordres illégaux qu'ils reçoivent sont dictés par des considérations morales fondées. La seule ligne de conduite cohérente à tenir pour un soldat est de s'en tenir aux actes qui lui semblent moralement et légalement autorisés, sans chercher à prendre en compte des éléments qui le dépassent et qu'il ne peut jamais réellement évaluer. Il faut donc

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