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doit s’ingérer de force dans la constitution, ni dans le gouvernement d’un autre État »5 . L’affirmation semble claire, d’autant que Kant précise qu’il s’agit là d’un devoir strict, d’application «prompte et absolue»6

. Cependant, si l’affirmation est claire, elle n’est que peu développée dans le Projet de paix perpétuelle. Pour mieux saisir les fondements du devoir de non-intervention chez Kant, il nous faut nous tourner vers le reste du corpus, notamment vers la Métaphysique des mœurs, que nous allons examiner de plus près:

L’entrée dans la question de l’intervention peut se faire par l’examen du droit à résister pour soi-même à l’oppression. La première pierre de notre enquête peut ainsi nous être apportée par le traitement kantien du droit de rébellion:

«Dans un État, le souverain a envers les sujets exclusivement des droits et n’est soumis à aucun devoir (de contrainte). Bien plus, si l’organe du souverain, le régent, même s’il va jusqu’à détourner la loi, […], le sujet peut bien déposer des plaintes contre cette injustice, mais il ne saurait opposer aucune résistance.

Certes, il ne peut même pas y avoir dans la constitution d’article qui, au cas où le chef suprême transgresserait les lois constitutionnelles, permette dans l’État de lui résister et par conséquent de lui imposer des limites. […]

Il n’y a donc contre le souverain législateur de l’État aucune résistance légale du peuple, car ce n’est que par la soumission à sa volonté universellement législatrice qu’un état juridique est possible; ainsi n’y a-t-il pas de droit de sédition, encore moins de droit de rébellion…»7

Le fondement du refus du droit de rébellion réside dans le fait qu’il serait absurde qu’une constitution intègre en son sein les conditions de sa mise en danger, ceci reviendrait à poser que la volonté du vivre-ensemble qui préside à la constitution serait susceptible de se nier elle-même pour revenir à l’état de nature. De plus, ceci signifierait que toute constitution imparfaite ou tout exercice imparfait du pouvoir serait de nature à remettre en cause la société dans sa globalité. Or, pour Kant, la perfection du pouvoir est bien ce vers quoi il doit tendre, mais comme vers un postulat dont on n’est jamais certain qu’il soit réalisé un jour ni qu’il puissemême être réalisé de fait. Ceci car non seulement des imperfections, des injustices sont logiques car les lois, par nature générales, ne peuvent s’adapter à toutes les situations, mais de

5

KANT, E., Projet de paix perpétuelle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, AK VIII, 346, p.337

6

ibidem, AK VIII, 347, p.338

7

KANT, E., Métaphysique des mœurs, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, AK VI, 319-320,

plus, le cours de l’histoire peut parfois mettre un tyran à la tête de l’État. Cependant, quelle que soit l’origine de l’injustice, il ne s’agit là que d’un défaut de gouvernance contingent, qui ne justifie pas qu’on remette en cause les principes de la structure juridique. Tout ce que doivent faire les citoyens, c’est alors de supporter patiemment leur condition en attendant que le pouvoir se perfectionne. Dans cette logique, on ne peut non plus admettre, pour Kant, l’argument des révolutionnaires justifiant la rébellion par des bénéfices en termes de justice, car ceci reviendrait à dire qu’on est justifié à violer la loi lorsque les effets qu’on attend de cette violation sont justes. La justice visée n’est pas une excuse à l’injustice commise. Dès lors, ne pouvant être un droit juridique, la rébellion ne peut non plus être un droit moral, chaque sujet de droit étant obligé, moralement et légalement, à l’obéissance. Par conséquent, si j’appartiens à une minorité oppressée, je suis bien tenu de subir cette injustice.

Mais si les citoyens n’ont pas le droit de se défendre, quel droit auraient-ils à être défendus? À l’intérieur de l’État, aucune aide n’est à attendre. En effet, tout citoyen qui ne serait pas lui- même oppressé mais qui se porterait au secours de ses concitoyens ou qui simplement refuserait d’obéir à un ordre moralement inacceptable pourrait bien, en faisant cela, obéir à un devoir moral d’assistance à autrui, mais se rendrait du même coup coupable de résistance au regard de la loi et devrait très justement en être puni.

Est-ce qu’alors les citoyens oppressés seraient en droit d’attendre du secours de la part des autres États? Dans la mesure où les États sont entre eux dans un rapport non juridique, il n’y a pas de violation de la loi si l’un d’eux se porte aux secours des citoyens d’un autre. En cet état de nature, aucun droit légal ne les empêche de se faire la guerre. Nous pourrions alors conclure, à cette étape, que la pensée de Kant n’interdit pas l’intervention humanitaire. Ce serait cependant aller trop vite, car Kant reconnaît également que cet état d’hostilité entre les États est un état injuste, dont ils doivent sortir:

«Un État, considéré comme personne morale se trouvant par rapport à un autre en état de liberté naturelle, par suite aussi en état de guerre permanente, prend à tâche d’une part le droit à la guerre, d’autre part le droit d’être en guerre, puis le droit de contrainte réciproque en vue de sortir de l’état de guerre, par conséquent d’instaurer une constitution fondant une paix durable.»8

fin, qui est d’abord en soi une fin de la nature, devient un horizon pour l’État, en tant qu’agent rationnel: «quand bien même […] mettre fin à la guerre […] demeurerait à jamais un vœu pieux, ce ne serait certainement pas nous tromper que d’adopter la maxime d’y travailler sans relâche, car cette maxime est un devoir»9

. Par conséquent, il est du devoir de chaque État de travailler à la paix, injonction qui contient le principe de limiter les guerres au maximum. Ceci signifie entre autres choses que les États doivent passer entre eux un contrat afin de limiter le recours à la force. Par exemple, ils doivent s’engager «à ne pas s’immiscer réciproquement dans leurs dissensions intestines respectives, mais à se protéger toutefois mutuellement contre les attaques extérieures»10

. Le recours à la force n’est donc acceptable que lorsqu’il permet de faire barrage à des États menaçants.

Ainsi, pour Kant, intervenir dans les affaires d’un État revient d’abord à engendrer volontairement un conflit alors que cet État ne nous menace en rien, et par conséquent cela revient à aller contre le devoir moral de travailler pour la paix.

Un autre argument peut être présenté à l’appui de la position kantienne du refus de l’intervention humanitaire. C’est qu’il considère qu’«aucune guerre entre États indépendants ne peut être une guerre punitive.En effet, il ne peut y avoir punition que dans la relation entre un supérieur et un subordonné, laquelle relation n’est pas celle des États entre eux »11

. Par conséquent, tous les États sont, en tant que personnes morales, des entités équivalentes. Aucune ne possède d’ascendant sur une autre de telle sorte qu’elle serait en droit de juger de son comportement – intérieur comme extérieur – et de la punir de ses prétendues «déviances». Un État peut bien user de ses pouvoirs pour conserver le sien dans le cas où un «ennemi injuste»12

l’aurait lésé (notamment dans les contrats commerciaux), c’est même un devoir dans la mesure où cet ennemi rend impossible par son exemple l’état de paix entre les peuples. Par contre, les affaires internes d’un État ne perturbent en rien la paix internationale. Celui qui viendrait juger un État pour des affaires qui ne concernent en rien leurs rapports réciproques et prétendrait le punir, se rendrait au contraire coupable moralement de mettre la paix internationale en péril.

9

par. 62, AK, VI, 354, p.629

10

par.54, AK, VI, 344, p.616

11

par. 57, AK VI, 347, p.620

L’interdiction de la guerre punitive est encore affirmée en : Projet de paix perpétuelle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, AK VIII, 347, p.338

12

Une troisième voie d’explication peut être avancéecontre l’intervention humanitaire chez Kant: c’est qu’en intervenant dans les affaires internes d’un État, un autre État (et ceci est valable finalement pour tout agent extérieur) viendrait perturber un ordre juridique établi, qui n’est certes pas parfait, mais qui reste la réalisation d’une volonté générale de vivre-ensemble inscrite dans une constitution et à ce titre légale. Intervenir est alors aller contre le droit, c’est ne plus respecter la nature même du droit. C’est alors se montrer injuste à trois niveaux: d’abord d’une manière générale en foulant au pied l’idée de droit et ce qu’elle exprime, c’est- à-dire finalement la liberté et la dignité humaine. Ensuite, d’un point de vue légal, c’est ne pas respecter telle constitution, laquelle n’a sûrement pas inclus la possibilité pour un agent extérieur de venir la perturber. Enfin, d’un point de vue moral, c’est proposer une maxime de son action ne pouvant être élevée au niveau universel: aucun être rationnel ne peut, dans la logique kantienne, admettre qu’un agent extérieur «anté juridique» vienne modifier un ordre juridique établi. Ce serait à la fois contraire à la légalité interne, au respect des libertés des États et à leur coexistence pacifique. Ce serait alors prendre le parti de la sauvagerie contre la civilisation.

Enfin, dans une perspective cosmologique, l’intervention humanitaire pose problème du point de vue même du peuple secouru. En effet, le problème est qu’intervenir dans les affaires d’un État revient à mettre son peuple sous tutelle, à l’empêcher de se développer par lui-même, de créer lui-même les conditions de l’amélioration de ses institutions. Intervenir dans les affaires d’un État souverain reviendrait pour un État à favoriser indûment un bienfait immédiat sur la possibilité de développement autonome d’un peuple. Ceci reviendrait à nier la liberté même du peuple qu’on souhaiterait assister: ce serait nier la réalité de son pacte social, nier sa liberté exprimée dans ses lois, nier sa capacité à progresser vers plus de justice. Apporter un soulagement momentané en venant forcer son gouvernement revient finalement à empêcher le peuple d’être sujet de sa propre histoire. Ce serait alors le nier en tant qu’être doué de raison et de liberté.

Quatre voies de justifications permettent donc d’appuyer le refus kantien de l’intervention humanitaire. Est-ce pour autant à dire qu’un État a le devoir d’ignorer toute oppression commise par un autre Étatsur sa propre population ? S’il faut bien considérer comme stricte la règle V du Projet de paix perpétuelle, un État n’est pas obligatoirement tenu à

détrônement d’un monarque pouvant bien aussi être conçu comme abdication volontaire de la couronne et renonciation à son pouvoir avec restitution de celui-ci au peuple »13

. Même s’il est peu probable qu’un tyran renonce au pouvoir, il est toujours possible d’essayer de le convaincre de rendre le pouvoir et de préparer son remplacement (car laisser un peuple en état d’anarchie serait le faire tomber en un état pire que l’oppression et aucun État ne doit l’encourager). Le second moyen pouvant être envisagé de manière juste par un État pour venir en aide aux citoyens d’un autre serait de favoriser les réformes internes en favorisant la rencontre du tyran avec les philosophes: «que les rois, ou les peuples rois […] ne souffrent pas que la classe des philosophes soit réduite à disparaître ou à garder le silence, mais lui permettent au contraire de se faire entendre librement; voilà ce qu’exige l’administration du gouvernement qui ne saurait s’environner d’assez de lumières »14

. En suggérant des pistes de réforme sans jamais rien imposer, un État peut ainsi œuvrer à l’amélioration du sort des opprimés. De plus, favoriser le progrès d’un peuple, ne pourra que porter la paix internationale dans la bonne direction. Il est donc tout à fait possible pour un État de respecter son devoir de ne pas intervenir de force dans les affaires internes d’un autre État, tout en se préoccupant du sort des opprimés, acte qui, en ne relevant pas de son devoir strict d’État, ne lui est cependant pas interdit comme acte de charité.

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