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3 Le crime de guerre renvoie à la guerre de manière originale

L’analyse du crime de guerre doit donc se démarquer de l’analyse du crime de génocide. En effet, la tension impliquée par la définition du crime de guerre nous révèle une distinction fondamentale entre les deux types d’actes. Un crime de génocide est constitutif d’un génocide entendu comme acte collectif: c’est la pluralité des actes de génocide qui fait le génocide. L’analyse des crimes de génocide, et par conséquent des responsabilités liées aux crimes de génocide, justifie bien un renvoi au contexte. Par contre, le crime de guerre, tout en étant conceptuellement lié à la guerre, n’est pas constitutif de la guerre. Ce n’est pas une pluralité

de crimes de guerre qui fait la guerre, ce sont là deux ordres différents. Le renvoi au contexte dans ce cas est donc à la fois imposé par le fait qu’un crime de guerre n’est pas réductible à un crime de droit commun, et à la fois détaché de ce contexte comme n’étant pas un acte logiquement nécessaire aux affrontements armés. Notre recherche sur la dimension possiblement collective du crime de guerre doit donc prendre en compte cette particularité. La prise en compte de la guerre dans la définition du crime de guerre nous empêche de renvoyer immédiatement, dans le cas de crimes de guerre, à une analyse individuelle des responsabilités. Nous ne serons autorisés à le faire que si nous parvenons à montrer qu’aucune dimension collective n’est impliquée de manière nécessaire dans la notion de crime de guerre. C’est donc cette dimension collective que nous allons maintenant traquer afin de déterminer jusqu’à quel point elle est impliquée dans la commission des crimes et donc dans quelle mesure elle doit ou non être conservée pour l’analyse des actes.

Partant du constat que le crime de guerre suppose un lien nécessaire à la guerre, notre première étape sera de nous demander dans quelle mesure une guerre implique nécessairement des collectifs.

II – La guerre implique-t-elle nécessairement descollectifs?

La question peut sembler étonnante à première vue. Cependant, établir avec rigueur une dimension collective à la guerre demande que nous prouvions l’incohérence d’une possibilité: celle d’une guerre menée par un homme seul.

La tradition a tendance à nous présenter la guerre comme un affrontement d’entités collectives. Ceci est notamment illustré par la célèbre formule de Rousseau: « la guerre n’est […] point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats»5

. Il s’agit bien ici d’une conception classique de la guerre, portée par les modes d’actions alors disponibles. La guerre désignait l’affrontement de deux communautés, s’opposant par la force des armes. Dans un tel schéma, ce sont effectivement

Cependant, cette description ne recouvre pas la totalité des affrontements possibles. On peut imaginer que quelques frappes «chirurgicales» choisies pourraient entraîner la reddition de l’ennemi sans qu’il soit besoin de faire une seule victime et sans que les soldats des deux bords ne se soient jamais rencontrés. Dès lors, en poussant l’expérience de pensée à son extrême, nous pourrions tout à fait imaginer des scénarios dans lesquels une seule frappe bien choisie pourrait entraîner la reddition de l’ennemi, frappe pouvant, grâce à la technologie, ne nécessiter que l’action unique d’un homme seul appuyant sur un bouton.

Pouvons-nous pour autant conclure que cet exemple nous présente un argument valable pour admettre qu’une guerre puisse être menée par un homme seul? Si nous reprenons la citation de Rousseau, nous remarquons que l’élément pertinent est moins la mise en œuvre effective de collectifs que la présence des collectifs. Ceux-ci apparaissent notamment dans la notion de soldat. Le soldat renvoie à un contexte particulier: il n’existe en tant que soldat qu’en référence à un collectif et pour ce collectif, que celui-ci soit un État comme le présente Rousseau, un peuple ou encore des partisans politiques dans le cas d’une guerre civile... Un simple particulier n’a pas le pouvoir de se faire lui-même soldat du jour au lendemain, hors de tout contexte d’affrontement et d’incorporation.

Ainsi, le soldat, même s’il est seul à combattre, ne combat pas – ou pas uniquement – pour lui-même, et c’est bien ce qui fait la différence conceptuelle entre un soldat et un duelliste. L’expérience de pensée présentée est ainsi une sorte de réédition technologique d’une forme d’affrontement singulier déjà présent chez Homère ou Chrétien de Troie. Le combat singulier entre Hector et Pâris devant les portes de Troie n’a beau avoir impliqué qu’un seul protagoniste de part et d’autre, c’est bien au nom de leur peuple et pour la victoire de leur peuple que chacun combattait. Peu importe finalement le nombre de soldats impliqués effectivement dans un affrontement, peu importe la forme classique ou plus moderne de la guerre et le nombre de protagonistes qu’elle implique; la notion même de soldat renvoie à un collectif, celui qui est concerné par l’issue du combat.

La notion de guerre renvoie bien à des collectifs, mais tous les affrontements impliquant des collectifs ne sont pas pour autant des guerres. Qu’est-ce qui différencie, par exemple, l’affrontement de deux communautés et le terrorisme? Qu’est-ce qui différencie l’expérience de pensée où deux chefs d’État décident une guerre, appuient sur les boutons adéquats et lancent des missiles atteignant chirurgicalement les organes vitaux de l’adversaire, et cette expérience de pensée où un riche fanatique décide unilatéralement d’attaquer les bâtiments

d’un pays? Distinguer ces deux exemples par le fait que dans le premier cas, les opposants sont des personnes ayant l’autorité légitime pour déclarer une guerre, alors que le second ne présente qu’un individu lambda est-il suffisant? Probablement pas si l’on entend par là que seuls certains auraient le droit de déclarer la guerre en vertu d’un statut et d’un pouvoir particulier. Il faudrait en effet conclure à la suite que la déclaration par l’autorité légitime est une condition sine qua non de la reconnaissance d’une guerre. Or, il est évident qu’on peut reconnaître des affrontements comme guerre sans qu’il y ait eu auparavant déclaration de guerre; c’est ce que montrent par exemple les guerres civiles. La distinction que nous cherchons est donc à chercher dans une autre voie.

Si nous nous souvenons de la caractérisation de la guerre par Clausewitz: «la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens»6

, une autre direction s’offre à nous. En effet, si la guerre continue la politique, alors la notion de guerre renvoie à une dimension diplomatique. Ne pourrait alors être conçue comme guerre que les actes de violences qui contiennent une dimension politique: non qu’elle ait nécessairement due être activée avant les affrontements qui seraient alors perçus comme une dégénération d’une politique impuissante, mais cette dimension diplomatique serait présente comme solution possible de sortie de conflit. Dès lors, ce qui distingue peut-être la guerre du terrorisme est que la première implique la dimension diplomatique d’un pays ou d’un groupe. La seconde, par contre, recourt à la violence pour faire entendre sa voix, aveu même que cette voix ne peut ou ne cherche pas à se faire entendre par d’autres moyens. C’est sans doute aussi ce qui permettrait de distinguer le terrorisme de la résistance: le terroriste a recours aux attaques comme premier moyen pour se faire entendre, le résistant refuse de se taire. Le terrorisme serait donc avant tout une forme de chantage: il ne s’agirait pas de discuter, il s’agirait de céder.

Pour conclure, nous pouvons admettre qu’effectivement, la notion de guerre implique nécessairement des collectifs, et ce, parce qu’elle concerne des collectifs. Une guerre impliquant un seul soldat actif serait bien un acte collectif. On peut donc conclure que la guerre est bien un acte collectif par nature et pas seulement «le plus souvent».

Ceci ne nous donne pas encore de précisions sur la manière dont nous devons envisager la dimension collective impliquée dans les crimes de guerre. Du moins sommes-nous ici

Notre prochaine étape consistera donc à clarifier la dimension collective attachée au crime de guerre. Pour ce faire, il nous faut tout d’abord préciser ce qu’est, en général, un acte collectif, avant de pouvoir mettre au jour ce qui se joue dans les crimes de guerre.

III – Qu’est-ce qu’un acte «collectif»?

Déterminer ce qu’est un acte collectif peut sembler à première vue élémentaire : un acte collectif est un acte commis par un collectif, un collectif est une liaison d’au moins deux personnes. Passé ce premier niveau, les difficultés surgissent: tous les collectifs sont-ils de même nature? Ont-ils tous les mêmes modes opératoires? L’analyse des actes collectifs doit donc commencer par une analyse des collectifs eux-mêmes.

III.1 - Qu’est-ce qu’un «collectif»?

De la façon la plus générale, un collectif est un ensemble de choses ou de personnes. Appliqué à des personnes, il renvoie à des groupes pouvant avoir diverses formes. Les cinq formes de rassemblement d’Anzieu et Martin7

que nous avons présentées à l’occasion de l’analyse du crime de génocide peuvent de nouveau nous être utiles pour celle du crime de guerre . Rappelons-les rapidement:

- La bandeest une réunion de personnes motivée principalement par le plaisir de se retrouver ensemble. Deux amis conversant feraient partie de cette description.

- La foulerenvoie à une réunion non préméditée d’un grand nombre d’individus dans un même lieu. Le caractère non prémédité souligne le fait que la présence de chaque personne est d’abord due à la poursuite d’un intérêt propre, qui peut, éventuellement, en rencontrer d’autres.

- Le groupementdésigne une réunion de personnes autour d’un intérêt commun. Font partie des groupements, par exemple, les associations.

- Le groupe primaire indique que les membres du groupe sont réunis non seulement autour d’intérêts communs, mais également de projets communs. Ici, le groupe est suffisamment restreint pour que les membres puissent avoir une connaissance individualisée

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de tous les autres membres. Les échanges interindividuels sont donc nombreux.

- Le groupe secondairedésigne des organisations élaborées de type hôpital, entreprise ou parti politique, dans lesquelles les membres ont des buts similaires ou complémentaires. La taille du groupe empêche cependant que les individus se connaissent tous, le sentiment du «nous» est donc plus abstrait que dans le groupe primaire.

Divers types de distinctions tirés de cette cartographie sociologique peuvent maintenant nous être utiles. La première distinction que nous pourrions faire serait entre les groupes liés autour d’une activité, celle-ci étant première, et les groupes d’abord constitués pour eux-mêmes, l’activité collective pouvant en découler étant secondaire. Nous pourrions classer parmi les premiers les «groupements», les «groupes primaires» et les «groupes secondaires» et parmi les seconds les «bandes» (fondées sur un lien affectif au sens large) et les «foules» (chacun agissant d’abord pour lui-même). De ceci découle la seconde distinction possible: certains collectifs admettent une structure et d’autres n’en admettent pas. Dans le groupement ou les groupes primaires et secondaires, on voit s’opérer une division des tâches: chacun va faire sa part pour mener le collectif au but qu’il s’est fixé. Dans la bande ou la foule, aucune structure interne n’est nécessaire. Seules les circonstances pourront provoquer, de manière contingente et éphémère, des actions coordonnées. Notons que les deux types de distinctions que nous venons de faire n’induisent pas nécessairement une dichotomie quant aux objets: par exemple, une famille ne sera pas liée autour d’une activité préexistante, mais aura bien une forme de structuration interne permettant de maintenir l’existence de la famille comme collectif même si les membres en sont dispersés.

Dès lors, deux genres de collectifs peuvent être dégagés: ceux qui ont une existence propre, en tant que collectif, et ceux dont l’existence comme collectif dépend directement de la présence de ses membres et cesse avec leur dispersement. Dans le premier, on retrouve les partis politiques, les entreprises ou les organisations non gouvernementales: les partis politiques existent indépendamment des personnes qui en font partie, une entreprise peut continuer d’exister même si elle n’a plus aucune activité commerciale... Ils constituent ce que le domaine juridique désigne comme «personnes morales». Celles-ci ont souvent une existence officielle, une date de création et de dissolution, un nom, soit finalement une

collective et une dimension individuelle.

Le second type de collectif regroupe ceux qui, à l’opposé, n’ont pas d’existence propre en tant que collectif. En effet, une foule se constitue comme foule par un rassemblement de personnes et cesse d’être une foule dès leur dispersement. Ces collectifs peuvent donc être décrits comme éphémères et contingents. On peut les qualifier de «monovalents», car ils ne possèdent qu’une seule dimension, collective, sans avoir de dimension individuelle propre.

Nous venons d’esquisser rapidement différents types de collectifs, nous devons maintenant nous demander ce que signifie «agir collectivement».

III.2 - Qu’est-ce qu’agir «collectivement»?

Dans son article «Actions by collectives»8, Raimo Tuomela distingue trois types de comportements permettant de conclure à un acte de groupe:

1- Certains types d’actions groupe ne sont possibles que parce que seuls certains de leurs membres agissent. C’est le cas, écrit-il, des organisations. Effectivement, lorsqu’une entreprise prend une décision, ce sont en fait les membres de la direction qui prennent cette décision.

2- D’autres groupes agissent par l’action de tous leurs membres, comme dans le cas des foules. Ici, le comportement du collectif «foule» est constitué de l’ensemble des comportements individuels.

3- Enfin, certains groupes agissent de l’une ou l’autre façon suivant les occasions. Par exemple, les équipes sportives qui disputent des parties en tant qu’ensemble, mais peuvent recevoir une coupe par l’entremise de leur capitaine.

Pour agir «collectivement», deux types d’actes sont possibles: les actes commis par quelques-uns et qui engagent la totalité du collectif; les actes qui, pour engager la totalité du collectif, nécessitent un acte de chacun de ses membres.

C’est le premier type d’acte qui nous intéresse le plus ici. En effet, à quelles conditions certains membres d’un collectif peuvent être considérés comme agissant pour le collectif? Les décisions qui sont prises par des membres de la direction n’ont pas la même valeur que

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les mêmes décisions prises par des stagiaires. De même, les déclarations faites par des membres du gouvernement n’ont pas la même valeur que les mêmes déclarations faites par un simple citoyen. Ce n’est donc pas au même titre que tous les membres du collectif peuvent agir au nom du collectif.

Cette distinction de Tuomela nous présente deux traitements différents, au sein du collectif, de l’action individuelle. En tant qu’entités, les institutions et organisations ne se réfèrent pas à l’ensemble des volontés des personnes qui les constituent. Une personne peut tout à fait avoir une intention personnelle différente de l’intention collective, tout en favorisant cette dernière. Par exemple, on peut vouloir être employé dans une compagnie d’abord pour gagner un salaire ou acquérir une expérience professionnelle et n’en pas moins favoriser les intérêts de la compagnie en faisant son travail. D’un autre côté, il n’est pas nécessaire d’identifier une intention commune chez les collectifs du type foule pour constater un comportement collectif. Il n’est pas non plus besoin que tous les membres aient des intentions similaires. Le comportement de la foule dépend directement du comportement des personnes qui y sont impliquées. Par exemple, si dans une manifestation, certaines personnes sont présentes pour revendiquer un message, que d’autres sont présentes pour faire du recrutement syndical et que d’autres encore sont là pour se défouler sur les vitrines des commerçants, alors le comportement global de la foule reflètera directement la somme des comportements individuels durant la période d’existence du collectif, soit ici durant la manifestation.

Dès lors, ces deux types de collectifs montrent deux visages de l’intention collective: dans les collectifs de type «foule», il n’y a pas d’intention collective comme quelque chose ayant une objectivité, si on veut parler d’intention collective, ce ne peut être qu’en se représentant la somme des intentions individuelles, avec ce qu’elles peuvent avoir de contradictoire. Dans un groupe de type «organisation» par contre, on peut se référer à ce qui serait l’intention de l’organisation. L’intention collective qui vaudra pour intention de l’organisation est en fait issue des intentions des membres dirigeants et imposée par la suite aux membres exécutants, censés l’intégrer. C’est cette structure qui fera dire à Tuomela que toutes les intentions collectives sont en fait le résultat d’articulations plus ou moins complexes d’intentions individuelles [I-Intentions], position que Searle9

critique chez Tuomela en reconnaissant l’existence d’intentions collectives primitives [we-Intentions].

on les considère de manière distributive, c’est-à-dire que les actions collectives sont constituées de l’addition des actions individuelles, soit on les considère de manière réellement collective, c’est-à-dire que les actions collectives sont quelque chose de plus et d’irréductible à la somme des actions individuelles. A priori, aucune forme de collectif n’impose l’un ou l’autre des points de vue. On peut vouloir comprendre les actes des organisations et institutions comme rien de plus que la somme des actes des gens qui la constituent. Inversement, expliquer les mouvements de foule comme un ensemble cohérent peut révéler des tendances générales éclairantes pour la compréhension de ces phénomènes qui ne seraient pas apparues à partir d’une lecture distributive des actes. Cependant, même si un changement de perspective peut avoir un intérêt descriptif, il semble tout de même que tous les types de collectifs n’admettent pas la même organisation interne. Par conséquent, tous ne seront pas décrits adéquatement de la même façon. Par exemple, ce n’est pas de la même façon ni avec la même assurance que nous parlerons d’intention collective dans le cas d’une organisation et dans le cas d’une foule. Tous les collectifs n’agissent donc pas, à proprement parler, de la même façon.

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