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3 Arguments moraux contre l’intervention humanitaire

Un autre élément délicat si l’on souhaite admettre que l’intervention humanitaire constitue un devoir est que cette position soutient implicitement que les considérations internationales priment sur les considérations intérieures. Or, il est possible de soutenir, sur un fondement moral, une priorité des considérations intérieures. En effet, on peut considérer qu’un État a aussi envers ses concitoyens des devoirs moraux. Dans la pensée du contrat social, l’entrée en communauté trouve sa raison d’être dans ce que les individus ont à y gagner: plus de sécurité pour leur personne ou pour leurs biens, plus d’opportunités de développer leurs aptitudes, bref, un «mieux-vivre». Ainsi, on peut considérer qu’il est du devoir moral de l’État de fournir aux hommes ce pour quoi ils ont abdiqué leur liberté. Car si les hommes ont donné une part de leur liberté, c’est pour y gagner quelque chose, pas pour que le voisin y gagne quelque chose. Que l’État use de la vie de ses citoyens au bénéfice d’hommes qui ne sont pas partie prenante au pacte serait plus qu’un non-sens, ce serait une trahison morale, éventuellement propre à destituer le souverain.

Par conséquent, la pensée du contrat social nous fournirait des arguments pour soutenir que le devoir moral d’un État s’adresse en priorité à ses propres ressortissants. Pas question

d’intervenir, donc, si cela doit priver ses citoyens de tout ce qu’ils sont en droit d’attendre de l’État. Plus précisément: pas question d’intervenir tant que tous les citoyens n’ont pas accès à l’éducation et à la santé, au logement et à la sécurité; et si intervention militaire il y a, elle ne pourra se faire que sur la base de l’incorporation volontaire.

Nous pourrions répondre que le devoir moral pour un État de favoriser en priorité ses citoyens n’est aussi ferme que dans une pensée du contrat social, que par contre, si l’on admet un devoir moral de l’État de considérer ses citoyens, ceux-ci n’ont pas nécessairement la priorité lorsque ce qu’il s’agit de comparer est d’un côté la mise en danger de la vie d’individus et de l’autre un droit à l’éducation. Que le droit à la vie soit plus fondamental que le droit à l’éducation peut bien être admis, il est vrai que la notion de droits n’a plus beaucoup de sens si l’on peut bafouer en toute impunité le premier d’entre eux. Cependant, il faudrait pour admettre un devoir moral à l’intervention humanitaire, considérer qu’un État est moralement obligé plus par le droit à la vie d’individus extérieurs, que par le droit à l’éducation – qui fait bien partie des Droits de l’homme – de ses ressortissants. Or, cette priorité ne se fonde pas aisément. Un individu aurait toutes raisons de considérer son devoir moral selon le point de vue de l’humanité, les préférences de nationalités n’auraient ici aucun lieu d’être. Par exemple, une association luttant contre la faim n’a pas plus de raisons de distribuer de la nourriture dans sa propre ville que de l’envoyer en Afrique; pas plus, mais pas moins non plus. Il en est tout autrement d’un État. Un État est en effet une entité structurelle ayant une raison d’être, un but et une fonction: celle d’organiser la vie en commun à l’intérieur d’un espace délimité par des frontières; son rôle sur la scène internationale ne vient qu’en seconde position et ne constitue qu’une conséquence pratique de son existence, mais pas sa raison d’être. Dès lors, il paraîtrait cohérent que la priorité d’un État soit les droits fondamentaux de ses ressortissants, avant la préservation des droits fondamentaux – fût-il question du premier d’entre eux – d’individus qui ne relèvent pas de sa juridiction. Ce dernier argument ne nous permet donc pas non plus de fonder avec suffisamment de force un devoir d’intervention.

Nous avons tenté d’exposer un panorama des arguments admettant l’intervention et des arguments justifiant la non-intervention. Il n’est pas possible de trancher absolument entre ces différents points de vue: rien n’impose par exemple de favoriser un point de vue moral sur un

notre propos n’est pas de trancher entre ces différents points de vue, chacun d’entre eux peut être convoqué à la barre d’un tribunal pour justifier ou accuser la non-intervention d’un État lors de la commission de crimes de guerre. Aussi il nous faut maintenant comprendre quels seraient les fondements et les implications de telles accusations. C’est ce que nous nous proposons tout de suite en examinant les conséquences de ces positions en termes de responsabilité.

IV - Pouvons-nous admettre une responsabilité pour n’être pas intervenu?

Il est plus facile, dans la question de la responsabilité pour non-intervention en cas de crimes de guerre, de dégager les cas où, justement, cette responsabilité est suspendue: quand les forces de l’agent sont trop faibles pour empêcher raisonnablement la commission des crimes. Mais poser cela ne permet pas de conclure que tout agent qui a le pouvoir d’intervenir soit tenu de le faire, ni qu’il soit tenu de faire «tout ce qui est en son pouvoir». Le point de vue de la légalité et celui d’auteurs comme Kant qui posent un devoir de ne pas intervenir nous permettraient même d’avancer que c’est le fait d’intervenir qui devrait être susceptible d’une mise en cause des responsabilités. Un État devrait alors rendre compte de sa violation du principe de souveraineté ou de sa mise en danger de la paix internationale. La responsabilité pour non-intervention contient donc un paradoxe interne puisqu’elle abrite une tension entre une interdiction positive du droit et les injonctions de l’humanité qui débordent le champ de la seule charité, tout en peinant à se fonder comme devoir absolu. Sans doute la compréhension de la responsabilité pour non-intervention souffre-t-elle de sa dimension éminemment contextuelle, car c’est toujours par rapport à une souffrance précise qu’on évalue le comportement des témoins, et c’est bien par rapport à une situation précise que ces témoins ont décidé ou non d’intervenir et d’intervenir de telle ou telle manière, avec telle ou telle intensité.

Non seulement la notion de responsabilité pour non-intervention contient une tension interne, mais de plus, rendre cette responsabilité opératoire n’est pas sans entraîner des difficultés logiques. L’un des inconvénients de la notion de responsabilité pour non-intervention serait d’en venir à voir des responsabilités partout. Pour toute chose qui n’a pas été faite, pour tout dommage, pour toute peine subie par quelqu’un quelque part, venir à soutenir qu’on est responsable de tout ce qu’on n’a pas empêché fini par distendre et vider le concept de

responsabilité, en rendant tout le monde responsable de tout ou presque. La notion de responsabilité pour non-intervention peut alors vite apparaître comme un concept vide. Cependant, dans notre examen des problèmes d’imputabilité liés aux crimes de guerre, nous avons déjà proposé un angle de réflexion qui minimise ce risque de faire de la notion de responsabilité un concept vide. Interroger la responsabilité pour non-intervention lorsque ce sont des crimes de guerre qui sont commis nous permet de nous intéresser à un cas particularisé, qui contient un contexte, des acteurs plus ou moins proches. La question de la responsabilité reprend son sens, car nous interrogeons la responsabilité d’une personne physique ou morale, dotée de pouvoirs particuliers par rapport à une situation définie. Ce n’est donc pas une situation floue de responsabilité que nous observons mais bien dans un type de responsabilité déterminé et opératoire: celui de la responsabilité pour omission.

Nous l’avons posé en introduction, la question de la responsabilité suppose qu’on lie le responsable à un dommage. Or, la difficulté de la responsabilité pour non-intervention est justement que c’est un manque qu’il s’agit de relier à un dommage. Deux types d’enchaînement causal sont susceptibles de dessiner une chaîne d’imputation et de justifier l’attribution d’un fait dommageable à un agent: le premier remonte une chaîne de causalité à partir d’un acte posé par l’agent et ayant entraîné plus ou moins directement un dommage, le second considère à l’origine d’une chaîne dommageable un manquement. Dans le premier cas, la responsabilité repose sur un geste positif de l’agent, dans le second, elle repose sur l’absence de geste positif, absence en laquelle réside l’origine du dommage. Or, si la première possède une forme d’objectivité, bien que non exempte de difficultés propres, la seconde souffre justement du manquement qui la caractérise, car il devient difficile de rattacher objectivement un manque à un dommage pouvant fonder une responsabilité. Comment en effet, justifier qu’un dommage résulte avec certitude d’une absence? Ne pouvant être fondée sur un acte objectif, elle doit être fondée sur un manquement objectif, c’est-à-dire un manquement par rapport à un devoir clairement posé face auquel on aurait failli. Par exemple, si en un lieu isolé M. Lebrun rencontre M. Leroux, blessé après avoir reçu plusieurs coups de couteaux, et qu’au lieu de lui offrir son aide et de le transporter diligemment vers l’hôpital le plus proche il pense aux sièges de son auto et préfère laisser M. Leroux se vider de son sang jusqu’à ce que mort s’ensuive, alors on peut objectivement rattacher l’absence de réaction de

peut-être pas été mortelles si Lebrun lui avait porté assistance, de sorte qu’on peut avancer que Lebrun a concouru par omission à la mort de Leroux. Seul en son lieu isolé, Leroux serait mort d’hémorragie, mais le fait d’avoir rencontré Lebrun aurait dû induire une nouvelle chaîne de causalité, dans laquelle des médecins auraient pu tenter de le sauver. Cette bifurcation de causalité signifiante repose sur un devoir fait à Lebrun: porter assistance. La mise en cause de la responsabilité de Lebrun repose sur l’omission de l’action attendue à l’origine d’une nouvelle chaîne causale attendue. Ce devoir d’intervention, d’abord moral, sera assorti de poursuites judiciaires contre Lebrun dans tous les pays qui font de l’assistance un devoir juridique et incriminent ce manquement comme «non-assistance à personne en danger».

Deux éléments sont donc susceptibles d’appuyer la responsabilité pour omission: l’existence première d’un devoir strict d’intervention, et la possibilité de lier le manquement objectif que représente l’omission à l’agent responsable. Or, il ne nous a pas été possible de fonder avec force un devoir général d’intervention lorsqu’un crime de guerre est commis. Le paradigme de la responsabilité pour omission nous fournit une grille de lecture, mais qui ne semble pas correspondre à ce qui se joue dans la non-intervention pour crime de guerre. Cependant, si le schéma de la responsabilité pour omission ne semble pas le plus adéquat pour penser l’éventuelle responsabilité liée à la non-intervention devant un crime de guerre, il n’est peut- être pas le seul schéma disponible. Ne pas assister quelqu’un que nous rencontrons n’est en effet pas identique au fait d’intervenir volontairement dans une situation où nous ne sommes pas directement sollicités. Tout se passe comme si, dans le cas de l’omission nous refusions notre aide, alors que lorsque nous n’intervenons pas, nous évitons de commettre un acte positif de charité. Est-ce que pour autant, l’absence de charité est un acte susceptible d’engager la responsabilité de ceux qui ne s’y livrent pas? C’est à ce stade que nous devons nous demander si certaines théories morales de la responsabilité seraient susceptibles d’éclairer plus avant la question de la responsabilité pour non-intervention en cas de crimes de guerre. Mais avant de nous pencher sur ces théories, il nous faut examiner le second cas limite de la responsabilité: le cas de l’acte à double effet.

Chapitre III, section 2

Les actes à double effet en contexte de confit armé: les difficultés d’établir une responsabilité pour crime de guerre

Un autre type de problématique liée aux situations de guerre soulève des difficultés par rapport à l’établissement des responsabilités. Il s’agit des responsabilités liées aux effets, et principalement aux effets non voulus des actes que nous choisissons. Ce cas est mieux connu dans la tradition sous le terme de doctrine du double effet. La difficulté consiste à déterminer le traitement des effets qui accompagnent une action que nous aurions commise intentionnellement, sans que ceux-ci ne soient un but poursuivi par l’action, ni même un moyen d’atteindre le but fixé. L’exemple le plus fréquemment avancé dans un contexte de guerre est celui du bombardement de sites à intérêt militaire, dont la proximité avec des habitations civiles donne la certitude que certains d’entre eux au moins seront touchés par l’attaque. Pouvons-nous alors bombarder ces cibles malgré la présence des civils? Faut-il au contraire renoncer au bombardement quitte à laisser échapper la victoire et rendre inutile le sacrifice des milliers de soldats qu’on a déjà entraînés dans le conflit? Et si notre ennemi se sert de civils pour se protéger, devons-nous renoncer à la riposte ? Non seulement, il est difficile de déterminer à quelles options nous autorise notre devoir moral, mais il est également délicat de soutenir notre choix par une description adéquate des options. En effet, qu’est-ce que nous faisons si nous choisissons de bombarder? Le droit international

comme crime de guerre dépend directement la possibilité d’une mise en cause juridique des responsabilités. Dès lors, en mettant en relief les implications de l’intentionnalité dans l’évaluation des actes, la doctrine du double effet fait ressortir des ambiguïtés au sein des jugements d’imputation. Par exemple, pouvons-nous soutenir que nous sommes responsables de tous les effets qui suivent nécessairement un acte intentionnel ou bien le fait que les effets ne soient pas eux-mêmes intentionnels les écarte de la question de la responsabilité? L’ambiguïté de cette question dépend directement de la conception que nous avons de ce qui est intentionnel et de ce qui ne l’est pas, mais aussi de notre conception de la responsabilité pour crime de guerre comme devant ou non inclure une intention. Pour tenter d’éclaircir cette question ainsi que les limites de la responsabilité pour crime de guerre, nous allons commencer par nous pencher sur les débats concernant la doctrine du double effet.

I - Enjeux de la doctrine du double effet

Le principe de base de la réflexion est de déterminer quelle attitude morale tenir face à des actes incluant nécessairement deux types de conséquences indépendantes, sans que l’une soit le moyen de l’autre: l’une moralement désirable, l’autre moralement indésirable. L’enjeu de la réflexion est alors de savoir si un acte peut être moralement justifié malgré ses conséquences indésirables ou bien si ces conséquences indésirables le disqualifient absolument comme acte moralement acceptable. On place traditionnellement l’origine de la doctrine du double effet chez Thomas d’Aquin.

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