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II. 1 Développement historique de la doctrine

II.1. c Évolution de la doctrine : Vitoria

Entre saint Thomas et Vitoria, Haggenmacher4

indique une période de commentaires qui ne modifia pas la doctrine. La réflexion sur la guerre prit une tournure plutôt juridique à la faveur du premier traité autonome sur le droit de guerre, rédigé par Jean de Lignano en 1360. Si cet ouvrage eut le mérite d'ouvrir la voie à Gentili et Grotius, il alimenta sur l'heure surtout des questions de casuistique. Par la suite, Erasme et Luther remirent la question de la guerre juste à l'ordre des préoccupations des théologiens. Les guerres d'Italie, l'opposition avec les Turcs et la découverte des Amériques n'étant pas étrangères à la réintroduction de la question dans les débats. Rien de décisif ne fut pourtant apporté à la doctrine durant cette période.

L'étape cruciale pour l'évolution de la doctrine fut plutôt le développement critique de l'enseignement thomiste par Cajetan et dans cette voie, l'intervention de son disciple Vitoria qui, devenu professeur à Salamanque, fit du droit de la guerre la matière d'une leçon solennelle en 1539 consacrée aux «Indiens nouvellement découverts».

Dans cette leçon, Vitoria reprend les trois conditions de la guerre posées par Thomas d'Aquin au jus

ad bellum. La question du jus in bello quant à elle n'est pas écartée, mais est plutôt traitée comme

question annexe, la difficulté étant de savoir jusqu'où il est permis d'aller dans une guerre juste. C'est la première fois que la question du jus in bello est posée en ces termes. La réponse de Vitoria sera de dire que les droits s'étendent aussi loin que nécessaire pour recouvrer ce qui a été injustement pris et infliger aux coupables la juste punition. Nous n'en sommes pas encore à l'élaboration positive de règles explicites du jus in bello. Cependant, de règles implicites, il faut surtout retenir l'interdiction de mettre à mort les innocents (alors que la servitude des innocents ou la spoliation de leurs biens est possible dans le cadre du remboursement).

Le développement du jus in bello va vraiment prendre de l’ampleur grâce à Grotius. Dans son ouvrage de 1635 : Du droit de la guerre et de la paix, Grotius fait la synthèse des règles du droit de la guerre telles qu'on peut les trouver depuis les auteurs classiques jusqu'à ses contemporains. La perspective de l'ouvrage étant ici de comparer les règles du droit des gens (droit volontaire valable entre États dans le contexte des conflits armés), et celles du droit naturel. De règles du jus ad

bellum, Grotius reprend les trois règles thomistes : la juste cause, l'intention droite et l'autorité

légitime. Par exemple, trois situations peuvent valoir comme juste cause :

«La plupart des auteurs assignent aux guerres trois causes légitimes: la défense, le

recouvrement de ce qui nous appartient et la punition.»5

Cependant, l'apport de Grotius est surtout notable au niveau du jus in bello, principalement développé dans le livre III de l'oeuvre. On y lit notamment qu'il faut toujours épargner certaines catégories de personnes : enfants, femmes «à moins qu'elles n’aient commis quelque chose de particulier qui mérite une punition »6

, et tous les hommes «dont le genre de vie est incompatible avec les armes»7

: vieillards, prêtres, gens de lettres qui ne se mêlent d’autre chose, laboureurs, marchands, prisonniers... Mais il convient encore d'accepter la reddition des ennemis pour autant que les conditions proposées soient raisonnables, d'épargner les otages à moins qu'ils n'aient commis quelque crime atroce, d'éviter les combats «qui ne tendent qu’à tirer vanité de ses forces»8

... En toute chose, il est recommandé d'user de modération. Il est à noter que parfois Grotius mentionne des différences d'analyses que nous pourrions trouver entre le droit naturel et le droit des gens. Par exemple, au chapitre IV du livre III, Grotius remarque que du point de vue du droit naturel, une fois qu'on a admis qu'il était légitime de tuer un ennemi, la manière de le tuer importe peu. Choisir un moyen moins violent qu'un autre relève de la charité surérogatoire. Cependant, au regard du droit des gens, tous les moyens ne se valent pas. Par exemple : « le droit des gens […] est qu’il n’est pas permis de tuer un ennemi par le poison»9

, tout comme il est interdit d'empoisonner les armes et l'eau. La seule chose qui soit possible est d'user d'un moyen pour rendre les eaux inutilisables. À l'appui, Grotius mentionne ici plusieurs auteurs classiques : Tite-Live rejette le poison en le qualifiant de «crime clandestin», Claudien l'évoque comme étant une «action impie», Cicéron emploie le terme de «forfait». Ce qui est autorisé par le droit naturel est donc interdit par le droit des gens. L'explication qu'en donne Grotius est que les dangers auxquels les hommes sont exposés en temps de guerre sont si grands, que des conventions tacites se sont mises en place pour en limiter le nombre.

Dans ces pages, la perspective de Grotius n'est pas explicitement celle de la guerre juste telle qu'elle était conçue dans la tradition chrétienne. Grotius parle d'ailleurs plus volontiers de «justification» de la guerre que de «guerre juste». Aussi, s'il fait état de développements du jus in bello, il ne se demande pas dans quelle mesure le respect de ces règles change ou non quelque chose à la justice globale de la guerre. Nous ne trouverons donc pas chez Grotius de système de règles explicites permettant de juger de la justice de la guerre. Cependant, le développement qu’il va donner des règles, bien que non encore systématisées, va donner une impulsion à l'évolution de la doctrine de la

guerre juste. Ceci se fera sentir principalement au niveau du jus in bello, développé par la suite par Vattel ou Pufendorf.

Cependant, la question de la guerre juste finira par perdre de l'importance. Son insuffisance normative, la fortification de la souveraineté par le traité de Westphalie entraînant des rapports politiques de plus en plus laïcisés, enfin le développement progressif du droit positif sont autant de facteurs qui détournent l'attention de la question du droit de faire la guerre vers la question du droit dans la guerre. Le XVIIIème

siècle marque à ce titre un tournant dans la pensée de la guerre. Le positivisme juridique, notamment sous l’influence de Kelsen, rejette le droit naturel pour n’admettre comme règle valide que la norme juridique. Tout considération morale est alors écartée de la réflexion comme étant étrangère au droit. Sous ce point de vue, l’ensemble du jus ad bellum ne devient qu'un ensemble de lois positives destinées à légiférer les conditions de l'entrée en guerre, sens qu'il a encore aujourd'hui dans la pratique juridique.

Grotius peut donc être vu comme le dernier maillon de l'évolution dynamique de la doctrine de la guerre juste. Ceci ne signifie pas que la question de la guerre juste sera par la suite totalement laissée de côté. Au contraire, ce thème sera abordé par de nombreux penseurs : Vattel ou Pufendorf, Locke ou Kant, même s'il faut admettre un désintérêt progressif de la question allant jusqu'à une période d'oubli. Ce n'est qu'à l'époque contemporaine, notamment dans le contexte de la guerre du Viêt-Nam, que la notion de guerre juste fut remise sur le devant de la scène. Un certain nombre d'articles parurent dans la tradition analytique nord-américaine. Mais c'est surtout le Just and Injust

War de Walzer qui, en 1977, redonne le coup d'envoi à une réflexion basée sur la doctrine de la

guerre juste.

Dernièrement, Brian Orend, dans son article «War»10

de la Stanford Encyclopedia of Philosophy, systématise la forme actuelle de la théorie de la guerre juste. La dernière révision de cet article, datant du 28juillet2005, fait état de six règles du jus ad bellum et introduit pour la première fois trois nouvelles règles du jus in bello, portant leur nombre à six. La «forme actuelle» de la doctrine de la guerre juste serait donc :

Règles du jus ad bellum:

1- Une guerre ne peut être juste que si elle relève d'une cause juste

2- L'entrée en guerre doit être motivée par une intention droite de la part de celui qui la décide

10 OR E N D, B.,«War», The Stanford Encyclopedia of Philosophy, (Fall 2008 Edition), E.N. ZALTA (éd.) (http://plato.stanford.edu/archives/sum2005/entries/war/)

3- L'entrée en guerre doit être décidée par une autorité légitime, et publiquement déclarée 4- Pour qu'une guerre soit juste, l'entrée en guerre doit être le dernier moyen encore disponible pour défendre une juste cause

5- Pour être juste, une guerre doit avoir de sérieuses chances de succès. Une guerre «perdue d'avance» ne saurait être juste, quand bien même les quatre règles précédentes seraient respectées

6- Une guerre juste doit être proportionnelle, c'est-à-dire que les biens qu'elle poursuit ne doivent pas être payés par des maux démesurés

Règles du jus in bello:

1- Pour être juste, une guerre doit respecter toutes les lois internationales relatives à des armes prohibées (notamment les armes chimiques et biologiques).

2- Une guerre juste doit opérer une discrimination entre combattant et non-combattant et respecter l'immunité de ces derniers.

3- Dans une guerre juste, les soldats doivent utiliser une force proportionnée à la fin recherchée.

4- Dans une guerre juste, les prisonniers de guerre cessent d'être des combattants, ils doivent donc être traités avec humanité, dans une zone sûre, sans qu'aucun dédommagement pécuniaire ne puisse leur être demandé pour leur entretien.

5- Dans une guerre juste, les combattants ne peuvent recourir à des moyens «mala in se» (viols massifs, génocide, nettoyage ethnique, poison, traîtrise...)

6- Dans une guerre juste, le manquement aux règles du jus in bello par l'un des combattants, ne peut justifier les autres à y manquer en retour.

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