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3 De la nature de l’acte collectif: distributif ou non distributif?

L’une des questions que se pose Margaret Gilbert, notamment dans son ouvrage Marcher

Ensemble10

, est de déterminer dans quelle mesure on peut admettre cette assertion de

Durkheim, qu’il existe des sujets collectifs non réductibles aux sujets individuels. Margaret Gilbert considère qu’il existe de tels sujets, qu’elle désigne comme «sujets pluriels». L’élément constitutif de ces sujets pluriels réside dans l’addition et la réciprocité d’engagements conjoints. Ceci signifie qu’il existe un sujet pluriel tant et aussi longtemps que chaque participant s’est engagé, verbalement ou implicitement, à avoir l’intention de commettre avec d’autres un acte X comme un seul et même corps. Dit autrement, l’expression de la volonté de chacun de commettre ensemble un acte déterminé est suffisant pour constituer un sujet pluriel.

Margaret Gilbert prend ici l’exemple de la promenade: qu’est-ce qui fait que deux personnes, John et Mary, se promènent «ensemble»? Marcher par hasard côte à côte n’est pas suffisant. Que chacun ait l’envie de partager sa promenade avec l’autre sans oser le dire n’est pas non

10 G

ILBERT, M., Marcher Ensemble, Essai sur les fondements des phénomènes collectifs, (trad. de l’anglais par B. Auerbach, E. Betton, A. Bouvier et G. Deloncle ), Paris, PUF, 2003 (1996)

plus suffisant à faire un objectif commun, et ce, même si dans les faits on reconnaît que nos deux protagonistes puissent avoir le même objectif. Ce qui fait qu’un objectif personnel est à proprement parlé «partagé», posera Gilbert, est le savoir commun que chacun souhaite effectivement partager l’objectif. Faire une promenade «ensemble», c’est donc avoir l’intention de se promener avec l’autre, savoir que l’autre a également l’intention de se promener avec nous, et avoir convenu que le sujet pluriel que nous formons a l’intention, en tant que sujet pluriel, de se promener.

Par conséquent, il existe bien des sujets pluriels réalisant des actes collectifs et ces actes collectifs sont différents des simples actes individuels. Nous pourrions dire qu’ils sont «l’espace commun» des actes individuels. De plus, nous remarquons, d’après Margaret Gilbert, que l’existence de cet «espace commun» dans lequel réside le coeur du collectif peut être considéré comme dérivant directement des intentions des individus qui le composent de se voir comme les membres d’un même corps. Par conséquent, la constitution effective du collectif dérive directement de la volonté des individus de se voir comme membres d’un collectif. Nous faisons quelque chose ensemble, parce que nous voulons faire quelque chose ensemble.

L’analyse de Margaret Gilbert concerne ici les groupes constitués autour d’un acte commun. Mais nous pouvons immédiatement imaginer d’autres types de collectif, qui ne demandent pas nécessairement l’accord effectif de ses membres pour agir en tant que groupe. Tels sont en effet les gouvernements, les sociétés commerciales, les organisations non gouvernementales ou encore les armées.

IV - Comment comprendre la dimension collective impliquée par la guerre?

La structure du collectif impliqué par la guerre nous renvoie à la structure des masses opérantes. Or, différents types de collectifs peuvent être impliqués. Ceci dépend tout d’abord de la nature de la guerre: une guerre interétatique aura tendance à mettre en présence des armées, soit des collectifs ayant un degré élevé d’organisation. La description de l’armée,

effet, dans les guerres de type guerre civile, différents pans de la population s’opposent de manière plus ou moins anarchique. Dès lors, nous pourrions avoir divers degrés d’organisation, voire pas d’organisation du tout. Dans le cas de la guerre civile, on peut tout à fait penser des collectifs du type de la foule: où chacun prend part au combat spontanément d’abord pour lui-même (pour défendre ses idées ou sa famille).

De plus, la guerre n’implique pas uniquement un seul type de collectif par belligérant. En effet, comment penser l’appartenance des francs-tireurs ou des résistants à l’ensemble? D’un côté, ils n’appartiennent pas à l’armée et ne font donc pas partie, à ce titre, du collectif «armée». Cependant, leurs actions servant une cause, elles ne peuvent non plus être écartées totalement du collectif et être relayées à de simples actes individuels. Il n’est pas suffisant de considérer des collectifs apposés: l’armée d’un côté et l’organisation des résistants de l’autre. Tous agissent avec le même but et tous servent le même projet. Il y a donc parmi eux une intention commune, un projet commun de la forme de celui présenté par Margaret Gilbert qui nous permet de dégager un collectif global «le belligérant». Ceci aura des conséquences sur la manière dont nous serons autorisés à renvoyer ou non la commission d’un crime de guerre à l’ensemble du collectif.

Ainsi, la tension impliquée dans la notion de crime de guerre impose un rapport particulier des actes individuels par rapport au collectif. Dans une guerre, c’est au niveau de l’intention que la cohésion du collectif est la plus forte. Chaque personne touchée par la guerre, que ce soit à titre de soldat ou de civil a, en règle générale, une envie claire: qu’une paix à des conditions acceptables soit rapidement instaurée. Ceci passe concrètement par la recherche d’une victoire, la plus nette et la plus rapide possible, obtenue notamment par l’éviction de l’ennemi. Une unité d’intention (intention à comprendre ici comme le but visé dans l’action) peut donc être perçue chez tous ceux qui favorisent ce but commun: les soldats qui se battent pour la victoire, les résistants, les civils qui soutiennent l’industrie, les médecins militaires, ou simplement tous ceux qui n’entravent pas les actions de soutien. Tous veulent ici la même chose, les intentions convergent vers un même but, et en ce sens, on peut bien parler d’intention collective.

Matériellement aussi, il y a dans la guerre une dimension collective qui dépasse les collectifs auxquels on pense en premier: les États et l’armée. En effet, les actes de l’armée et ceux des résistants ne sont par exemple pas à penser comme deux ordres parallèles d’action. Tout ce

qui est fait pendant la guerre est un petit pas de plus vers la victoire. Aussi, tout ce qui est fait en vue du but commun s’additionne: le ravitaillement de l’arrière appuie les efforts du front, les attentats des résistants entravent la progression de l’ennemi, même les campagnes de soutien et le courrier que les soldats reçoivent de leur famille peuvent avoir une influence sur le moral des troupes. À ce titre, on peut bien parler d’activité collective.

Cependant, si, dans le cas de la guerre, on peut reconnaître une intention collective qui serait partagée par tous ceux qui souhaitent la victoire de leur camp, et une activité collective concernant tous ceux qui agissent pour favoriser cette victoire (au niveau étroit par une activité positive, au niveau large par une abstinence), on peut pourtant distinguer diverses structures collectives au sein de l’ensemble. Ces structures ne sont pas immuables, et dépendent du type de guerre. Tentons de modéliser les sous-ensembles qui constituent le collectif du belligérant. Le plus évident d’entre eux est l’armée, groupe secondaire pour reprendre la cartographie de Anzieu et Martin. À cette colonne vertébrale peuvent s’adjoindre ceux ayant des activités violentes: résistants et francs-tireurs. Ceux-ci oscillent entre les actions isolées réalisées par des «électrons libres» et les actions réalisées par des groupes primaires, puisque, tout en ayant un but clair, la sécurité des réseaux de résistance les oblige à garder une taille modeste, dans laquelle chaque membre peut identifier tous les autres comme membre du groupe. Nous obtenons un premier cercle, qui serait celui des collectifs actifs dans les combats. Puis, s’adjoint un second cercle, constitué de ceux qui soutiennent activement les combats: les groupes d’approvisionnement au sens large et le personnel soignant. Enfin, nous pouvons penser un troisième cercle, constitué de ceux qui soutiennent implicitement les combats: tous ceux qui, tout en souhaitant la victoire de leur camp, ont une activité allant du simple fait de ne pas favoriser l’ennemi jusqu’au soutien moral des troupes en passant par le fait de continuer à faire fonctionner l’économie intérieure.

Nous pouvons identifier des sous-ensembles plus ou moins larges et plus ou moins impliqués dans la recherche de la victoire. Il y a à la fois une forme d’unité entre ces différents collectifs et une certaine rupture, car les modes opératoires ne sont pas les mêmes et les décisions ne sont pas prises par les mêmes instances. Par conséquent, un acte commis au sein de chacun de ces cercles pourra avoir une signification collective, mais pas de manière univoque: les actions commises par des membres du troisième cercle n’auront pas le même poids ni la

prend, parce qu’elle n’implique jamais que les personnes effectivement actives au combat, la guerre est éminemment une action collective.

Bilan

Le crime de guerre, parce qu’il n’a de sens que par rapport à une guerre, renvoie bien à une dimension collective. Non seulement les crimes de guerre sont des actes collectifs en tant qu’actes ayant lieu au sein d’un acte collectif: la guerre, mais le lien avec le collectif est plus fort que cela puisque la définition même du crime de guerre impose que ce crime «serve la guerre». La dimension collective qui reste attachée au crime de guerre, même si l’on admet que ce sont aussi des actes inutiles à la guerre et réprouvés par des belligérants, peut se lire à deux niveaux:

Tout d’abord, aucun particulier n’est en mesure, seul, de commettre un crime de guerre. Les crimes de guerre ne peuvent être commis que par des soldats. Ce qui permet le crime de guerre et ce qui lui donne sa signification dépend d’un contexte qui dépasse le champ des actes et des volontés individuels. À proprement parler, des non-combattants ne peuvent pas commettre de crime de guerre. Non qu’ils ne puissent physiquement réaliser des exactions, mais c’est que lorsque cela arrive, ces actes sont considérés comme des crimes classiques et non comme des crimes de guerre. Par conséquent, si c’est en tant que soldat ou plus largement en tant que combattant que l’on peut commettre des crimes de guerre et non en tant que personne, alors la présence du collectif est impliquée dans la possibilité conceptuelle même du crime de guerre.

Le second argument revient à repousser l’idée que le crime de guerre, en tant que crime, est réprouvé par le collectif et détaché des actes qu’on peut lui attribuer. En effet, si le collectif existe, le fait de commettre un acte réprouvé par l’ensemble ne suffit pas à renier le membre dissident. Un joueur de rugby qui commet une faute ne cesse pas à l’instant d’être un joueur de rugby. La faute ne l’expulse pas du groupe. De la même manière, le fait de commettre un crime de guerre n’a pas pour effet d’expulser immédiatement le soldat de la communauté des militaires. De plus soutenir ceci signifierait que l’appartenance à un groupe est non seulement déterminée par les actes que l’on commet mais aussi par la valeur des actes que l’on commet. Or, le fait d’être soldat dépend de l’incorporation de son pays, il ne s’agit pas ici d’un groupe

auquel on appartient tant et aussi longtemps qu’on adopte un certain comportement comme ce peut l’être par exemple pour le cas d’une foule.

Par conséquent, le crime de guerre nous place face à des actes qui ne sont pas entièrement à attribuer au collectif, mais qui en même temps, ne peuvent être totalement détachés du collectif. C’est donc un type particulier de collectif qui est mis en jeu ici, type qu’il va maintenant nous falloir traquer dans sa singularité.

Ce qui permet la reconnaissance du crime de guerre est bien un acte collectif, non au sens où un collectif serait directement impliqué matériellement dans sa commission, mais au sens où c’est l’existence du collectif qui lui donne sa signification et en constitue la condition de possibilité conceptuelle. Par conséquent, on perdrait quelque chose à décrire un crime de guerre uniquement en termes d’actes individuels, car la description individuelle ne peut épuiser ce qui se joue dans le crime de guerre. Il faut au contraire examiner d’une part comment un phénomène collectif a permis l’existence de ces crimes, d’autre part si l’on peut admettre des responsabilités pour le fait de tirer profit de crimes, quand bien même on ne les aurait pas favorisés.

Pour Nenad Dimitrijevic11

, la notion de crime collectif demande, pour être comprise, de sortir du champ juridique pour recourir à la notion morale de la responsabilité collective. En effet, si le crime de guerre n’est – pas nécessairement du moins – le résultat d’une activité de groupe concertée, c’est du moins l’activité globale du groupe qui la permet. La rupture qu’introduit la notion de crime dans la chaîne des comportements empêche que, matériellement, le crime de guerre soit décrit par un enchaînement causal qui y aurait conduit. Le fait que l’acte commis soit un crime opère cette rupture. Et pourtant, l’acte ne peut être détaché de l’ensemble par ce seul fait. Il faut donc s’interroger sur la dimension morale des choses pour comprendre comment c’est arrivé. Par conséquent, et ce sera l’objet de notre prochain chapitre, nous devons nous pencher sur l’éclairage que pourraient apporter les théories morales de la responsabilité collective pour rendre de compte des responsabilités impliquées par les crimes de guerres.

Chapitre II, section 3

Présentation des théories morales de la responsabilité collective

La responsabilité collective nous place d’emblée dans le domaine moral de la responsabilité. Certes, il y a bien certains auteurs pour donner en exemple des cas de responsabilité collective juridique, mais ce faisant, ils sont victimes d’une confusion. Rappelons que l’un des principes de base de la responsabilité juridique est justement le principe d’individualité de la peine, ce qui commande un examen individuel des responsabilités. Ainsi, H. D. Lewis1

donne en exemple de ce qu’il pense être une responsabilité légale collective le fait que les parents soient responsables des actes de leurs enfants. Or, ceci n’est pas une responsabilité légale (ou juridique) collective mais bien une «responsabilité pour autrui» des plus classiques, telle qu’on la rencontre (notamment en droit français2

), également du commettant envers son préposé, de l’artisan envers son apprenti ou encore de l’État envers les élèves mineurs scolarisés…3 Non seulement nous restons bien, ici, dans le cadre de la responsabilité individuelle, mais en plus il faut noter que la responsabilité pour autrui n’est valable que dans le cadre de la responsabilité civile et non dans celui de la responsabilité pénale. La responsabilité pour autrui n’existe donc légalement que pour les cas

1 L

EWIS, H., D., « Collective Responsibility», Philosophy: The Journal of the Royal Institute of Philosophy,

vol.44, n°83 (1948), pp.3-18

2

On trouve quelque chose d’équivalent dans la Common Law sous le terme «vicarious liability»: généralement, on peut être trouvé responsable des gens dont on a la garde, pour autant qu’on mette au jour un lien de subordination et que le dommage ait été commis dans le cadre de ce lien de subordination.

de responsabilité enclenchés par des dommages mineurs auxquels on souhaite donner une compensation matérielle, sans qu’une attention ne soit portée aux intentions ou aux aptitudes mentales des individus.

Par conséquent, il faut commencer par préciser que juridiquement, la responsabilité collective n’existe pas. Ceci ne veut pas dire que des collectifs ne puissent être responsables juridiquement. Au contraire, des associations, des entreprises, des partis politiques peuvent tout à fait avoir une responsabilité. Mais d’une part, ces responsabilités en restent au niveau civil (l’ouverture récente vers une responsabilité pénale des collectifs est plus une extension de la responsabilité civile qu’une réelle responsabilité pénale…), d’autre part, ces collectifs ne sont jamais traités juridiquement comme de vrais collectifs mais comme des entités individuelles, désignées sous le terme «personnes morales» pour faire la distinction avec les individus qui, comme sujets de droits, sont désignés sous le terme de «personnes physiques». Ainsi, la responsabilité juridique collective n’ayant pas de sens (du moins dans les systèmes démocratiques qui nous servent de références), la responsabilité collective nous renvoie en priorité à la responsabilité morale collective.

La responsabilité morale collective, de la façon la plus générale, pourrait être définie comme une responsabilité morale attribuée à des collectifs. C’est donc d’abord la notion de responsabilité morale qui oriente celle de responsabilité morale collective.

La responsabilité morale doit être distinguée du versant subjectif de la responsabilité juridique: si la seconde concerne la manière dont l’agent intègre les lois positives et détermine ses actes par rapport aux contenus des obligations juridiques, la première renvoie à un système de valeurs et de lois morales, développées ou acceptées par l’agent moral en tant qu’agent moral, et qui à ce titre ne recouvre pas nécessairement le système des lois positives. La responsabilité morale renvoie au jugement de valeur porté sur les actions d’un agent moral considéré comme libre, jugement qui se traduit en termes de blâme ou d’éloge.

Ainsi, H. D. Lewis, après avoir remarqué que le sens légal et le sens moral de la responsabilité doivent être distingués clairement, se demande si l’on peut tirer de manière analogique une définition de la responsabilité morale de la définition plus ferme de la responsabilité légale. Le sens légal est défini par Lewis comme l’obligation de répondre, avec l’idée que si la réponse n’est pas satisfaisante, une sanction va s’ensuivre. Il reprend en ceci la

morale. Il ne peut y avoir obligation de réponse au sens moral, car il n’y a pas de sanction nécessaire et pas d’élément de dissuasion suffisamment fort pour parler d’une véritable «obligation» à répondre. Dit autrement, la norme juridique peut être opposable à l’individu, la norme morale ne l’est pas. Être moralement responsable, conclut-il, ne signifie donc rien de plus qu’être un agent moral, à savoir capable de régler sa conduite sur une représentation de ce qui est bien ou mal.

Ainsi, rapportée à des agents collectifs, la responsabilité morale détermine les conditions d’applications de jugements moraux portés sur des collectifs. La conclusion de ces jugements fait apparaître que c’est collectivement qu’un groupe mérite un éloge ou un blâme. C’est également le sens de la responsabilité collective mis en avant par D. E. Cooper4

, mais aussi par Joël Feinberg5

ou J. Angelo Corlett6 .

I. Controverse la plus fondamentaleau sujet de la responsabilité collective : Est-ce qu’il y a un sens à parler de «responsabilité collective»?

Le coeur du débat au sujet de la responsabilité collective est la question de savoir si cette dernière a bien un sens et une pertinence en elle-même, distinct de la responsabilité individuelle, ou si au contraire toute responsabilité collective peut être réduite en dernière analyse à des formes plus ou moins complexes de responsabilité individuelle. Pour commencer par brosser un tableau à grands traits, posons que les défenseurs de la notion de

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